Le rapport de l’Institut Montaigne pour développer les PME que j’ai dépiauté dans mon dernier article n’est pas le seul du genre. Il y en a d’autres du même acabit qui portent souvent sur l’Internetisation du pays et en particulier, pour traiter du retard chronique des PME à adopter le web et le commerce en ligne et aussi sur les faiblesses du financement de l’entreprenariat.
Ce retard d’équipement technologique français est toujours manifeste par rapport aux pays du nord et nous sommes mêmes parfois en retrait par rapport à certains pays du sud de l’Europe. Heureusement, ce retard est moins accentué sur l’équipement numérique grand public. Mais tout de même, notre marché intérieur est toujours plus conservateur que dans les pays anglo-saxons, très férus de nouvelles technologies.
Je me suis dit qu’il pourrait être intéressant de remonter dans le temps et d’identifier d’autres retards français, de trouver les points communs entre tous ces retards, d’analyser ce qui pourrait les expliquer et d’imaginer des moyens de contourner cette apparente fatalité. C’est l’objet de cet article, second de mes “devoirs de vacances” 2011 ! La tâche me semble aussi utile pour préparer une (éventuelle) contribution au Plan France Numérique 2020.
De la révocation de l’Edit de Nantes à la révolution industrielle
Ce phénomène ne date pas d’hier ! Son histoire est même très ancienne. Il a démarré a minima lors de la révocation de l’Edit de Nantes par Louis XIV en 1685. Cet événement regrettable a fait partir de France une population riche en ce que l’on appellerait aujourd’hui des entrepreneurs. Se dessinait alors une France toujours d’actualité : Colbertiste, centralisatrice, n’aimant pas tant que cela ses PME et culturellement antipathique à la notion de réussite économique. A l’époque, la France était la première démographie et puissance économique d’Europe. L’Allemagne était fragmentée et la population du Royaume Uni représentait environ le tiers de la population française. Bien avant, le commerce n’avait pas été non plus le fort de la France, dépassée de ce point de vue là par les anglais, les hollandais, les génois et j’en passe.
S’en est suivie au 19ième siècle une révolution industrielle qui a démarré en Angleterre. La France a passé tout ce siècle – si ce n’est le suivant – a courir après. Que ce soit en termes d’infrastructures ferroviaires, de production de charbon, de fer puis d’acier, et de machines à tisser, nous étions toujours loin derrière les anglais. Les “startups” françaises du 19ème siècle ont toutefois connu un bel essor. On leur doit certains groupes industriels qui existent encore, par le jeu de nombreuses fusions/acquisitions. Mais elles dépendaient étroitement de la production de machines-outils britannique, comme aujourd’hui, nous dépendons parfois des allemands. Au point qu’au milieu du 19ième siècle, les gouvernements de l’époque a dû assouplir les barrières douanières protectionnistes pour permettre à nos industries de s’équiper convenablement ! Nos usines étaient un peu l’équivalent de l’époque de nos SSII actuelles dans le numérique.
Je tiens cela du livre “Histoire de l’entreprise et des chefs d’entreprise en France”, dont je n’ai pas encore terminé la lecture mais dont de nombreuses parties me rappellent la situation d’aujourd’hui dans l’écosystème français de l’innovation (couverture et lien Amazon ci-dessous) !
Les busines angels existaient déjà dans le financement de ces entreprises. Les banques aussi, et à l’époque, elles prêtaient aux entreprises en phase de création. Mais ces investisseurs étaient aussi en retrait par rapport à leurs homologues anglais. Les investisseurs et entrepreneurs français se lançaient souvent en retard de phase par rapport aux anglais et subissaient de plein fouet les retournements du marché européen. Le 19ème siècle a connu maintes crises économiques avec flux et reflux de l’activité à l’échelle européenne. L’outil industriel devait aussi évoluer rapidement au gré des changements technologiques de l’époque !
Bref, lorsque l’on creuse l’histoire de la révolution industrielle, on retrouve des similitudes sidérantes entre la situation de l’époque et celle d’aujourd’hui pour nos PME innovantes ! A ceci près que l’Etat intervenait beaucoup moins pour soutenir l’économie.
L’adoption de la radio
Passons quelques décennies. Je me suis penché par curiosité sur le cas de l’adoption de la radio hertzienne entre deux guerres. Et j’y ai découvert un “pattern” qui n’est pas sans rappeler quelques phénomènes bien actuels de retards d’adoption de nouvelles technologies.
Observez le graphe ci-dessous qui est édifiant. On y constate le décalage dans l’équipement grand public en postes de radios pendant les vingt premières années de son développement commercial qui est situé au début des années 1920 (1922 en France). L’essor date de 1927, mais l’encéphalogramme français est quasiment plat jusqu’en 1932 alors que le marché explose dans les trois autres économies majeures de l’époque : les USA, le Royaume-Uni et l’Allemagne, pourtant toutes affectées à partir de 1929 par la fameuse “grande crise”.
Voici les données chiffrées qui ont servi à créer ce graphe (à gauche, la base installée, à droite, la population des pays). Mes sources ? Elles sont d’origines diverses, notamment Wikipedia et divers documents glanés sur l’histoire de la radio. Il n’est pas facile de consolider ces données !
Comment expliquer ce retard français de l’époque ? Voici quelques hypothèses :
- La radio était plus écoutée dans les zones urbaines que rurales. La France de l’époque était probablement plus rurale que les USA, le Royaume Uni et l’Allemagne qui étaient entrés avant la France dans l’ère industrielle.
- L’industrie locale était faiblement développée. Nous avions des inventeurs en pagaille qui ont contribué à l’éclosion de la radio. Il y en avait plein en Europe et aux USA aussi. L’invention de la radio a été le cumul de travaux du français Edouard Branly (transmission des premières ondes électromagnétiques en 1889), de l’allemand Hertz (éclateur d’ondes hertziennes), du russe Alexandre Popov (antenne) et de Gugliemo Marconi (télégraphe sans fil en 1897 par intégration des travaux des trois précédents, mais qui a démarré son activité industrielle au Royaume Uni en 1898). Nous avons aussi eu Eugène Ducretet (ci-dessous), un pionnier de la TSF, bien avant qu’elle devienne commerciale (il est mort en 1915). Fondateur de la société du même nom, qui s’était développée en fabricant des postes de TSF dans les années 1920. Elle fut revendue à Thomson en 1931. La France a aussi eu la Société Française Radio-Electrique (créée en 1910, avec sa marque Radiola lancée en 1922 pour à la fois une station de radio et le poste pour la recevoir) puis la CSF (Compagnie générale de télégraphie sans fil, intégrée plus tard dans le groupe Thomson) toutes deux créées par Emile Girardeau. De leur côté, les USA avaient la RCA qui s’était emparée des activités du précurseur italien Marconi en 1919. Sa croissance a été bien plus rapide que nos acteurs français, aidée par l’énorme marché intérieur américain, déjà plus de 10 fois supérieur à celui de la France. Comme aujourd’hui ! Encore un déficit de “product management”, de “marketing” et d’internationalisation ? Cela vous rappelle quelque chose ? Finalement, nos inventeurs européens ont eu du mal à industrialiser leurs inventions et à exporter. Nous avions les inventeurs, les américains ont eu les innovateurs. A l’époque, la Chine, le Japon et la Corée n’existaient pas d’un point de vue industriel.
- Les standards ! Les français adoptèrent au départ la diffusion radio par ondes longues tandis que les américains adoptaient les ondes moyennes. Ces dernières étaient plus adaptées à la géographie américaine, plus étendue que celle de la France. Plus les ondes sont courtes, mieux elles se réfléchissent dans les couches basses de l’atmosphère. Mais les ondes longues généraient un son de meilleure qualité. Aux débuts de la radio, les postes étaient incompatibles entre les USA et la France. Plus tard, les postes de radio supportèrent les ondes courtes, moyennes et longues. Mais l’histoire n’est pas sans rappeler ce qui est arrivé ensuite dans la télévision avec notre 819 lignes (vs le 625) et le SECAM face au PAL et au NTSC. Notre image était de meilleure qualité mais a eu bien du mal à s’imposer hors de France.
- L’Etat régulateur et producteur. Aux USA, la législation du “Radio Act” de 1927 sous la présidence de Calvin Coolidge suivait la création de la FRC (Federal Radio Commission) en 1926, l’ancêtre de la FCC. Elle donnait à l’Etat Fédéral un rôle d’allocation des fréquences. Mais le secteur de la radio était laissé au secteur privé qui était florissant et développait son propre mode de financement par la publicité et le couplage avec la presse écrite publiant les programmes de radio. La consolidation des radios est intervenue dans les grands networks (NBC en 1926, CBS en 1927, ABC en 1943) qui se sont ensuite lancés après guerre dans la télévision et existent toujours aujourd’hui, même s’ils commencent à être menacés par les nouveaux modes de consommation Internet. En France, le développement des radios privées et publiques était un peu anarchique entre 1927 et 1933. L’Etat racheta progressivement les radios privées et gela par la loi leur création à partir de 1928. Il en subsistait 13. En 1934, Georges Mandel (ci-dessous), alors Ministre des Postes créé une redevance pour l’usage de la radio, qui existe toujours, pour la télévision. Bien avant, les gouvernements anglais et les allemands nationalisaient aussi leurs principales radios (BBC en 1926 et en 1925 pour l’Allemagne). En France, pour pouvoir émettre, les nouvelles stations radio dites “périphériques” s’installaient dans les pays limitrophes, la principale étant Radio Luxembourg en 1933, devenue plus tard RTL. RMC (Radio Monte-Carlo) ne sera créée qu’en 1943, sous l’occupation allemande. Il faudra attendre 1981 pour que les radios deviennent enfin “libres” ! Nous avons aussi attendu la libéralisation des télécoms pour voir la création de l’ART en 1997, devenue l’ARCEP en 2005, une autorité indépendante équivalente de la FCC américaine qui avait juste 70 ans de plus (et cumule au passage les prérogatives du CSA) !
On peut gamberger sur l’impact de ce décalage de taux d’équipement à l’orée de la seconde guerre mondiale. L’Allemagne et le Royaume-Uni avaient 50% de postes de radio par habitant de plus que la France ! Est-ce que cela a contribué à l’efficacité de la propagande allemande pour mobiliser son peuple avant et pendant la guerre ? La production et la vente de postes radios n’ont en tout cas pas été encouragées en France pendant les années d’occupation et il faudra attendre la fin des années 40 et les années 50 pour que le taux d’équipement en radio français atteigne plus ou moins celui des pays anglo-saxons.
Fast forward… dans le dernier Ofcom Market Report 2011 (l’ARCEP+CSA anglais), on découvre que 37% des foyers UK ont accès à la radio numérique et 26,5% en profiteraient régulièrement dont 16,7% au standard du DAB. La radio numérique a été timidement déployée en France, puis abandonnée en 2007 faute d’une offre attrayante ! Tout le monde s’en fou un peu. Il est vrai que la bande FM convient encore, malgré son encombrement gênant dans les grandes villes.
Le cas de la télévision
Ce retard de la France s’est reproduit après-guerre pour la télévision, et de manière encore plus marquée. Là encore, nous avons eu des inventeurs européens qui se sont succédés pour permettre à la technologie d’émerger, et notamment le français René Barthélémy. Les années d’entre deux guerres étaient celles de l’invention et de l’expérimentation. A part aux USA, la seconde guerre mondiale a ralenti la diffusion de la télévision. Et l’équipement s’est mis à décoller véritablement pendant les années 50. On peut certes se justifier en rappelant que la France a été occupée, alors que l’Allemagne était occupante (mais pourtant bien plus détruite à la fin) et le Royaume Uni non occupé pendant cette seconde guerre mondiale.
On peut dégoter des données d’équipement en télévision par pays entre 1950 et 1960 dans un rapport de l’Unesco : “Statistics on radio and television 1950-1960”. Le taux d’équipement par habitant plaçait la France en queue de peloton des pays disposant de plus de 40 postes par 1000 habitants. Dans un rapport de 1 à 7,5 avec les USA, 1 à 5 avec les anglais et de 1 à 2 avec nos voisins allemands. Et nous étions dépassés par la Tchécoslovaquie et Cuba !
Ce retard flagrant était pire dix ans avant, en 1950. Dans les années 1950 qui ont marqué l’essor du développement de la télévision, il n’a donc été que partiellement rattrapé (courbe ci-dessous, toujours issue du rapport de l’Unesco de 1960). Il faudra en fait attendre les années 1970 pour que le taux d’équipement en TV français se rapproche vraiment des pays anglo-saxons. Sans compter l’équipement en postes couleur qui lui aussi a connu un bon retard. Il faut dire que les anglais ont bénéficié du couronnement de leur Reine Elizabeth II à la télévision en 1953 !
Là encore, l’équilibre entre privé et public a été particulièrement biaisé en France puisqu’il a fallu attendre 1984 pour voir apparaitre la première chaine de TV privée (et payante), Canal+. Alors qu’aux USA, la TV était essentiellement privée et avec de nombreux networks. Au Royaume Uni, la première chaine privée, concurrente de la BBC, est arrivée en 1955 (ITV). Par contre, les premiers réseaux de TV privés allemands sont arrivés en 1984 comme chez nous (RTL et SAT1). Mais nous avons du attendre fin 1963 pour avoir une seconde chaine, et encore, à Paris !
Industriellement, la situation est encore moins glorieuse que pour la radio. Cependant, des groupes européens, surtout Allemand (Telefunken) ou Hollandais (Philips) ont bien pénétré ce marché. A l’époque. Nous avons aussi eu nos standards, meilleurs technologiquement, mais peu diffusés industriellement : le 819 lignes de Barthélémy, trop consommateur de bande passante hertzienne, et le SECAM, diffusé uniquement dans les pays de l’Est.
On pourra évidemment juger que la télévision contribue surtout à l’abrutissement des masses, sans compter la pollution publicitaire qui affecte les chaines privées américaines. Mais le phénomène semble récurrent : avec le recul, la France a été en retard dans l’adoption des nouvelles technologies bien avant l’avènement du numérique. Il y a un “pattern” comme on dit.
Pour ne pas être en reste, l’article suivant complète celui-ci en traitant du pire des exemples : le téléphone, et d’un exemple où la France s’en sort plutôt bien, avec le haut débit dans le grand public. Ensuite, nous identifions des “patterns” expliquant ces différents retards, puis quelques pistes pour éviter qu’ils se reproduisent dans les grandes ruptures technologiques à venir.
Reçevez par email les alertes de parution de nouveaux articles :
On pourrait également ajouter un chapitre similaire avec le téléphone, où la France avait un retard notable avant le “plan de rattrapage” (sic) des années 1970.
L’ADSL est un contre-exemple.
C’est dans la conclusion de l’article : je vais traiter cela dans la seconde partie !
Tout à fait intéressant, cher Olivier.
Je te recommande les travaux de l’AHTI http://www.ahti.fr/
Association pour l’Histoire des Télécommunications et de l’Informatique .
Et ceux de l’IREST http://www.irest.org/irest
J’attends le N°2 avec impatience: j’imagine que tu vas traiter du numérique et du Très Haut Débit. Et de la propension à réitérer les mêmes retards…
Amitiés
Richard
Une petite précision du côté de la radio numérique hertzienne DAB qui a bien été lancée en France au début des années 2000 :
– très peu de radios étaient disponibles,
– uniquement dans certaines zones,
– les seuls produits DAB étaient les autoradios les plus haut de gamme (donc hors de prix) de Blaupunkt, Alpine ou Kenwood ; rien du côté de la réception à la maison, si ce n’est quelques produits anglais très hifistes type Cambridge
– la communication autour du DAB était proche de 0, j’avais suivi une conférence au Mondial de l’Auto (je pense en 2002) passée complètement inaperçue
– n trouve sur le web l’année de la suppression du DAB en France : 2007.
Ca faisait beaucoup de points négatifs pour développer une nouvelle technologie à destination du grand public !
Merci Alban pour la précision. J’ai corrigé l’article en conséquence. On pourrait aussi évoquer les expérimentations en cours du T-DMB en France, qui n’ont pas l’air d’aller bien et le devenir de la HD-Radio aux USA.
Il faudra poursuivre sur la réussite des programmes du Général De Gaulle qui ont permis l’avénement de fleurons technologiques que l’on nous envie encore aujourd’hui, dans des secteurs clés. Et là, effectivement, l’Etat est intervenu massivement. Pour le reste, effectivement, le privé et le marché européen inexistant ont bien créé du retard dans tout.
Enfin, avant les années 60, le financement de l’innovation passait par le financement de la recherche académique avec nos grands laboratoires, puis l’incitation à innover auprès des entreprises. Le problème résidait dans le transfert de technologie vers l’industrie (grands groupes). Faute de preneur en France, les inventions ont été rachetées par des étrangers (américains le plus souvent).
Dans les années 70, grâce Giscard (déréglementation bancaire), les banques prêtaient à plus de 12%, ce qui a empêché les PME de moderniser leurs équipements. L’Etat a dû donc venir au secours de l’économie à nouveau.
Ne confondons pas non plus une époque pré-industrielle où tout devait être inventé, avec l’époque actuelle qui n’est basée que sur de la réutilisation d’inventions existantes et par contre avec une exigence de baisse des coûts de production tout de suite (en raison de la capitalisation extrême de l’économie et des rendements qui sont demandés au détriment de l’emploi).
Il serait temps de penser “actuel” et de trouver de vraies solutions.