Nous voici dans le 73e épisode des entretiens Decode Quantum, toujours avec Fanny Bouton et moi-même. Nous recevons aujourd’hui Jean Dalibard, un (grand) physicien français spécialiste d’optique quantique et du contrôle des atomes. Cet épisode est aussi diffusé par Frenchweb.
Photo de Jean Dalibard par Philippe Imbert.
Jean Dalibard est un physicien français spécialisé en mécanique quantique, professeur au Collège de France et qui a été professeur à l’École polytechnique pendant 25 ans, chercheur au LKB de l’ENS et membre de l’Académie des sciences. Il est issu de l’ENS Paris et de l’université Paris-VI. Il passe un doctorat de troisième cycle sous la direction de Claude Cohen-Tannoudji. Alors qu’il vient d’obtenir l’agrégation de physique en 1981, il devient scientifique du contingent à l’Institut d’optique dans l’équipe d’Alain Aspect où il participe à ses travaux sur les inégalités de Bell en compagnie de Philippe Grangier et Gérard Roger. Comme attaché de recherche au CNRS, il passe un doctorat d’État à l’université Paris-VI en 1986, toujours sous la direction de Claude Cohen-Tannoudji.
Comment est-il tombé dans la marmite du quantique ? Il s’est d’abord intéressé à la science en général, au niveau de l’école primaire, du collège et du lycée. Il a découvert la physique quantique lors de son passage à l’ENS et grâce à la rencontre avec des personnalités du domaine. Il était frappé par la conquête de la Lune et notamment par la salle de contrôle de la NASA. Il ne savait pas s’il voulait faire de la recherche fondamentale ou du développement technologique. Rentré à l’ENS en 1977, il devait y faire une licence et une maitrise en même temps. Il devait assister à plusieurs cours en même temps et n’en suivait de fait aucun. Il a appris à se former via les livres (le Messiah, le CCT, le Landau-Lifshitz). Il a ensuite rencontré Claude Cohen-Tannoudji et Serge Haroche et a même côtoyé Alfred Kastler (prix Nobel de physique) et Jean Brossel (médaille d’or du CNRS), leurs initiales étant celles du laboratoire LKB de l’ENS Paris et du Collège de France. Il avait l’occasion de croiser Claude Cohen-Tannoudji et Serge Haroche dans les couloirs de l’école. C’était un environnement exceptionnel !
Nous passons à ses deux thèses car à l’époque, on faisait une thèse de troisième cycle puis une thèse de doctorat d’état.
Sa première thèse : Étude théorique et expérimentale des corrélations temporelles entre photons de fluorescence : effets d’une sélection en fréquence : démarrée en 1979 et soutenue en 1981 sous la direction de Claude Cohen-Tannoudji et avec, entre autres, Serge Haroche comme examinateur et comme président de jury, Jean Brossel, le B du LKB. Cela portait sur l’émission de photons corrélés issus de la fluorescence du strontium, en lien avec l’expérience réalisée à l’IOGS par Alain Aspect sur la violation des inégalités de Bell, avec Philippe Grangier et Gérard Roger.
Cette époque correspondait au début des lasers accordables qui ont la bonne couleur pour exciter des atomes. Alain Aspect avait demandé à son ami Franck Laloë, qui travaillait à l’ENS Paris, si l’expérience qu’il était en train de monter pour tester la violation des inégalités de Bell pouvait également être utilisée pour d’autres manips de physique fondamentale. Franck Laloë l’a orienté vers Serge Reynaud et Claude Cohen-Tannoudji, qui travaillaient sur la description de la fluoresence de résonance. Serge Reynaud, Claude Cohen-Tannoudji et Jean Dalibard sont allés à l’Institut d’Optique, dans le bâtiment 503 à la faculté d’Orsay pour voir ce qu’il en était. Cela a donné naissance à une expérience originale, dans laquelle l’excitation du strontium par un laser générait un triplet de fluorescence, avec une bande centrale complétée de deux bandes latérales avec des corrélations temporelles dans ces bandes latérales.
Le calcium et le strontium sont voisins, et l’expérience sur la violation des inégalités de Bell a quant à elle été réalisée sur le calcium. Les longueurs d’onde du calcium sont plus favorables pour gérer des photons corrélés. Ce sont bien deux photons de couleur différente. Chaque atome de calcium émet des paires de photons sur deux transitions. Chacun des photons est émis dans tout l’espace, de manière non directive. On utilise juste des filtres colorés pour les séparer. Le taux de sélection et l’efficacité sont très faibles.
A l’époque, Alain Aspect faisait de la physique fondamentale et l’IOGS était spécialisé en optique appliquée. Alain Aspect et Franck Laloë étaient proches. A noter qu’Alain Aspect a ensuite pris un poste au LKB pendant 8 ans (de 1985 à 1992) comme sous-directeur de laboratoire attaché à la chaire de Claude Cohen-Tannoudji au Collège de France.
Sa seconde thèse : Le rôle des fluctuations dans la dynamique d’un atome couplé au champ électromagnétique en 1986, aussi sous la direction de Claude Cohen-Tannoudji. À ce moment-là, on rentrait au CNRS pour faire cette thèse, avec le poste d’attaché de recherche.
Il s’agissait de manipuler les atomes avec de la lumière, un sujet émergent à l’époque. À l’époque avait été réalisée la première expérience de piégeage d’un ion, confiné dans un piège électrostatique. Il n’était pas clair que cela soit généralisable à des atomes neutres. Suivait une expérience de Bill Phillips avec le ralentissement d’un jet d’atomes de sodium, avec usage simultané de l’effet Doppler et de l’effet Zeeman pour maintenir la résonance entre les atomes et la lumière au cours de la décélération. Il avait eu l’idée d’utiliser un solénoïde créant un champ magnétique variable. Jean Dalibard avait travaillé chez Bill Phillips. Celui-ci bénéficiait d’une liberté totale. Ces années-là, la communauté des atomes froids regroupait seulement une vingtaine de personnes à l’échelle mondiale !
Avec le ralentisseur à base de solénoïde créant un champ magnétique, on arrivait à faire passer la vitesse des atomes de 1000 m/s à 0 m/s en quelques secondes. La question se posait de créer un piège localisé avec cette technique fondée sur la pression de radiation.
À un congrès tenu à Helsinki en 1986, Dave Pritchard du MIT avait fait des suggestions pour créer un tel piège. Jean Dalibard avait étudié auparavant la configuration du MOT pour une autre raison (abaisser la température des atomes refroidis par laser) et il avait introduit l’idée d’utiliser des polarisations circulaires combinées à un gradient de champ magnétique. Dans l’année qui a suivi, Dave Pritchard a d’abord essayé ses propres suggestions puis avec Steven Chu, ils ont étudié la configuration du MOT que lui avait suggérée Jean Dalibard au congrès d’Helsinki. Le gradient de champ magnétique du MOT crée un effet Zeeman qui dépend de la position de l’atome. L’atome est éclairé par plusieurs faisceaux lasers et la force de pression de radiation résultante, une fois l’effet Zeeman pris en compte, tend à ramener l’atome vers le point central où le champ magnétique s’annule, ce qui produit le piégeage désiré. Le MOT est utilisé dans les nombreux cas d’usage actuels dans le calcul quantique (Pasqal), les mémoires quantiques (Welinq) et les capteurs quantiques (Muquans).
L’idée de base n’a pas beaucoup changé depuis 1986. On utilise généralement six faisceaux deux à deux opposés dans trois directions orthogonales. On peut également se limiter à trois faisceaux, avec trois miroirs pour générer des faisceaux rétroréfléchis. Cette configuration fonctionne bien pour piéger des petits nuages, mais pour des gros nuages, l’absorption du faisceau aller lors de la traversée du nuage entraine un déséquilibre des forces, ce qui peut gêner dans certains cas. Le dispositif peut être miniaturisé, jusqu’à l’emploi de puces. Dans ce dernier cas, un seul faisceau incident suffit avec une puce pour générer les autres faisceaux par réflexion.
Le principe de la mélasse optique, fondé sur l’effet Doppler, avait été été mis en évidence par Steven Chu en 1985. Bill Phillips a repris ces expériences en 1987. Il s’est rendu compte que les atomes étaient plus froids que prédit par la théorie. Bill a appelé Jean et Claude pour comprendre ce qu’il en était. Avec Claude Cohen-Tannoudji, Jean Dalibard a eu l’idée du refroidissement Sisyphe en 1988. Les atomes alcalins utilisés dans les expériences de l’époque, comme le sodium et le rubidium, ont plusieurs sous-niveaux fondamentaux. On contrôle leur état avec des successions de descentes et de montées de collines de potentiel, et des sauts entre ces niveaux d’énergie. Les atomes se retrouvent dans une situation où ils montent plus de collines qu’ils n’en descendent. Claude Cohen-Tannoudji aimait bien Albert Camus qui avait écrit un livre sur le mythe de Sisyphe, d’où le nom retenu pour cette technique.
Plus tard, en 1994-95, Jean Dalibard a utilisé les forces créées par la lumière sur un atome pour mettre en évidence la modulation de phase d’une onde de De Broglie et le phénomène de diffraction temporelle en optique quantique. Lorsque l’on envoie une onde lumineuse sur un miroir qui vibre, cela génère un peigne de fréquences. La transposition aux ondes de matière conduit à la métaphore de la balle de tennis quantique frappée avec une raquette vibrante. Pour la mettre en évidence, on utilise des miroirs à atomes avec une onde lumineuse évanescente. On module l’intensité de l’onde lumineuse et on mesure la distribution en vitesse des atomes après rebond. Elle comporte des bandes latérales qui sont la signature de la modulation de phase.
Cela a mené à une belle expérience réalisée avec Andrew Steane, celui du code de correction d’erreur qui porte son nom. Côté lumière, ces peignes de fréquence sont la spécialité de Theodor W. Hänsch, prix Nobel de physique en 2005. Jean a aussi travaillé à cette époque avec Markus Arndt, qui a ensuite mis en évidence des interférences avec des molécules de fullerène.
1995 est l’année de la première expérience de création de condensat de Bose Einstein (BEC), par Bill Phillips. Jean ne pensait pas que cela irait si vite. A cette basse température, les problèmes à n-corps changent de nature, les atomes se comportant de manière collective comme un seul objet quantique.
Jean s’est ensuite intéressé à la physique quantique à deux dimensions à partir de 2004-2005, avec des transitions de phase usuelles qui ne se produisent plus car les atomes n’ont pas assez de voisins. Jean évoque les travaux de Klaus von Klitzing et David J. Thouless, lauréats du Nobel de physique en 1985 et 2016, le premier sur l’effet Hall quantique entier et le second pour ses travaux sur les transitions de phase dans des systèmes 2D. Ces sujets continuent de l’occuper encore aujourd’hui et ont un lien avec la matière topologique qui pourrait aboutir à la création de qubits topologiques mieux protégés contre les erreurs.
Jean expose son rôle de titulaire de la chaire « Atomes et rayonnement » au Collège de France depuis 2013. Le collège de France est un OVNI dans le paysage universitaire. Il ne délivre aucun diplôme et le public est extrêmement varié. Il y enseigne une dizaine d’heure par an et organise aussi une dizaine d’heures de séminaires, mais cela prend beaucoup de temps à préparer. Le cours doit être nouveau chaque année. Cela demande trois mois de préparation pour 10 heures de cours, complétées par une centaine de pages de cours. Les cours sont filmés. Le public essentiellement en ligne, avec toutefois une centaine de personnes dans la salle. Son cours 2023 portait sur le problème à trois corps. Les professeurs du Collège de France sont libres de choisir leurs sujets.
Jean Dalibard avait aussi coorganisé avec Michel Brune la conférence du 5 avril sur les atomes froids et les simulations quantiques (slides).
Que penser des scientifiques qui vont dans l’entrepreneuriat ? C’est un phénomène récent. Beaucoup d’étudiants vont dans les startups. Thierry Lahaye qui est à cheval entre l’IOGS et Pasqal est un de ses anciens thésards. Il en est très fier. Il apprécie la variété des parcours des anciens étudiants en thèse. Ils ne perdent pas leur ADN scientifique et ils continuent à publier.
Une question rhétorique pour terminer en lien avec le boom actuel des technologies quantiques : comment distinguer la recherche scientifique et l’incertitude associée, des développements technologiques et de l’ingénierie ? L’avènement par exemple d’ordinateurs quantiques scalable dépend des trois, mais, dans quelle proportion ? N’est-ce pas simpliste de penser qu’il ne s’agit que de défis technologiques ?
Réponse : il faut sortir de la vision à sens unique. Il y a des allers et retours entre la science et la technologie. Il cite l’exemple des lasers à colorants. Les inventions technologiques permettent de faire avancer la science. C’est un méli-mélo intrinsèque. Un autre exemple récent du va et vient sur l’ordinateur quantique, avec les codes de correction d’erreur. Leur overhead évolue. Mikhail Lukin à Harvard a changé la donne avec des qubits à base d’atomes qui se déplacent, ce qui réduit l’overhead de la correction d’erreurs. Il évoque aussi la combinaison entre la chance et la créativité dans les découvertes scientifiques, comme avec l’exemple de Becquerel et la découverte de la radioactivité.
Les prochains épisodes de Decode Quantum seront ceux que nous avons enregistré à Lindau début juillet, et qui paraîtront d’ici fin août et début septembre.
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