Dans cette seconde partie d’une série d’articles sur la culture d’entreprise et l’innovation destinée à comparer les pratiques chez Apple, Microsoft et Google, nous allons nous consacrer à la mission que se donnent les entreprises et comment elles codifient leur système de valeur.
La mission et la codification des valeurs
Il est intéressant de constater qu’Apple n’a pas formalisé de slogan ou de mission, depuis le “Think Different” de 1997 datant du retour de Steve Jobs aux commandes. La communication Corporate s’efface au profit d’une communication entièrement centrée sur les nouveaux produits, surtout depuis l’arrivée de l’iPod en 2001. On le retrouve dans la prise de parole de Steve Jobs, elle aussi centrée presque exclusivement sur les annonces de produits (cf cet excellent article sur “La culture Apple”).
La culture d’Apple est fortement imprégnée par la personnalité et le style de Steve Jobs, devenu une sorte d’idéologue de la high-tech. Sa volonté est d’abord de créer les meilleurs produits dans leur catégorie, et centrés autour des individus. Les ventes doivent suivent naturellement.
Tim Cook, le numéro 2 d’Apple, a tout de même formalisé la mission d’Apple début 2009 pendant l’absence momentanée de Steve Jobs pour raisons de santé. Les valeurs mises en avant tournent autour de la créativité, du perfectionnisme et de la simplicité. Cette quête permanente de l’excellence se retrouve dans toutes les facettes de l’entreprise, nous le verrons par exemple dans un autre post au sujet du recrutement. Elle conduit à faire des choix radicaux comme celui du refus de Flash sur l’iPhone et l’iPad, justifié aussi bien par des considérations qualitatives que stratégiques.
On retrouve ce perfectionnisme dans les keynotes de Steve Jobs qui sont les plus scénarisés du marché et sont devenus une référence incontournable, bien décortiquée mais difficile à imiter. Sur le terrain, les présentations sont répétées plusieurs fois jusqu’à être parfaitement ficelées et conformes au cahier des charges. Ainsi, les filiales d’Apple ne sont pas contrôlées que sur les aspects quantitatifs comme chez Microsoft mais énormément sur le qualitatif. Elles ont de ce fait une marge de manœuvre assez étroite. Ce qui peut être facilement frustrant. Difficile d’être à la fois créatif et soumis dans une pyramide managériale sommes toutes assez rigide !
Apple a une autre particularité : son culte du secret. C’en est devenu une marque de fabrique au point de plus faire ressembler la firme à un service de renseignement qu’à une entreprise hightech. Et cela ne va pas en s’améliorant (cf “Apple’s Obsession With Secrecy Grows Stronger” du New York Times paru en juin 2009). Cela se traduit de plusieurs manières dont certains sont peut-être juste des anecdotes :
- Un fort cloisonnement des équipes en interne, surtout dans les différents groupes produits. Et cela date d’au moins 27 ans, lorsque l’équipe du Macintosh était entièrement isolée du reste de la société.
- Une faible confiance dans les collaborateurs. Les briefings de grands clients dans les pays se feraient sans la présence de leur équipe commerciale locale. Les prises de notes seraient interdites pendant les meetings, une pratique qui semble ne concerner que les réunions sur des produits sont pas encore annoncés. Certains bureaux sont même dotés de caméras de surveillance. Et certains managers organiseraient la dissémination interne de fausses informations pour pouvoir en pister ensuite l’origine (cf cet article). Toujours au sujet des produits confidentiels.
- La communication externe ultra-contrôlée est l’une des plus fermées du marché. Les partenaires sont mis au courant des annonces le plus tard possible, et le plus souvent, par voie de presse, comme tout le monde. Interviewer Steve Jobs est un cauchemar de journaliste : seules les questions sur le produit “du jour” sont permises. Tout est bordé pour permettre à Steve Jobs de jouer le rôle du super-chef de produit et rien d’autre. Et en dehors des périodes de lancement de produits, Apple se met en mode hibernation et refuse de prendre la parole. Et puis les contrats de développement pour l’iPhone sont signés sous NDA (contrat de confidentialité)… par des centaines de milliers de développeurs ! Enfin, la société qui est côté au Nasdaq ne publie pas de rapport d’activité annuel mis en forme. Seul le formulaire obligatoire 10K de la SEC est fourni.
Ce culte du secret peut paraitre étonnant mais il est cependant très courant dans le secteur d’activité de l’électronique grand public. Il est ainsi assez voisin chez les grands constructeurs japonais et coréens du secteur. On est en tout cas loin de “l’open innovation”… ! Cette gestion du secret est un ingrédient clé des recettes marketing d’Apple. Il créé un effet d’attente fort pour les nouveautés du constructeur/éditeur, et amplifie les effets d’annonce à un niveau jalousé par toute l’industrie qui n’a jamais réussi à l’égaler. La couverture du journal Le Monde sur l’iPad en était une illustration parfaite.
Chez Microsoft, la mission est bien prosaïque et passe partout : “Our mission, and values are to help people throughout the world realize their full potential” résumé en “Your potential, our passion”. Datant de 2003, y a été associée une codification des valeur de la société en six domaines : la passion (pour les produits et les clients), l’ambition, le respect, la remise en question, la responsabilité et l’intégrité. Un bon mélange de ce que la société est déjà ou devrait être.
En pratique, la culture de Microsoft laisse plutôt pas mal d’autonomie aux équipes, tout du moins au niveau de la Corporation. Au point de créer parfois une certaine cacophonie, expliquée par un de ses anciens VP, Dick Brass dans son attaque contre la culture corporate de Microsoft quelques années après son départ (“Microsoft Creative Destruction”, New York Times, février 2010). On retrouve cette cacophonie dans l’ensemble de la communication de la société tout comme dans les présentations de Bill Gates (exemple ci-dessous), qui n’officie plus depuis 2008. La société fait maintenant des efforts louables pour alléger ses supports de présentation, mais on est encore loin d’Apple.
Culture analytique oblige, les méthodes de management et la communication de Microsoft empruntent fréquemment une approche plus quantitative (milliards de $ de R&D, nombre de brevets déposés) que qualitative (produits introduits sur le marché et avec succès, ergonomie, etc). Cela conduit à donner un aspect faiblement empathique à la société.
A l’opposé d’Apple, la culture du secret est assez réduite chez Microsoft. C’est d’ailleurs plutôt une entreprise très ouverte par rapport à la moyenne du marché. Cela commence en interne avec la coordination interne ultra-complexe pour le moindre projet, avec des réunions rassemblant des dizaines d’intervenants. Ces réunions aboutissent souvent à des consensus de décision un peu mou. Que ce soit pour décider des fonctions d’un produit ou d’approches marketing. Cela continue avec la relation avec l’écosystème de l’éditeur. Microsoft étant surtout un éditeur de plateformes logicielles, son succès dépend de la coordination avec quasiment tous les acteurs de l’industries informatique et notamment les constructeurs et développeurs. Ils sont donc véritablement bichonnés : conférences développeurs, programmes bêta, programmes startups, nombreux blogueurs dans l’entreprise, utilisation de Twitter, etc. Une nouvelle version de Windows, de Windows Mobile ou même Natal pour la XBOX 360 peut être pré-annoncée plus d’un an avant sa disponibilité. Les noms de code des produits en phase de gestation sont publics (Cairo, Longhorn, Fiji, …), tout comme l’essentiel de leurs spécifications. C’est peut-être une manière de geler le marché, mais cela a surtout comme conséquence de diluer l’effet d’annonce. Plus un marché est intégré horizontalement, plus il est difficile d’annoncer ses produits à la manière d’Apple, avec un blackout total avant la date fatidique. Surtout lorsque de surcroît, la solution complète doit intégrer les logiciels de l’éditeur et des matériels de constructeurs divers.
Bref, l’ouverture de Microsoft en termes de communication est une sorte de mal nécessaire lié à son modèle d’industrie “horizontal” séparant pour l’essentiel de son business le matériel du logiciel.
Du côté de Google, la mission est “d’organiser les informations à l’échelle mondiale dans le but de les rendre accessibles et utiles à tous”. Et le slogan est “Don’t be evil”, documenté avec précision sur le site destiné aux investisseurs, qui décrit le code de conduite de la société, à l’instar des “valeurs” de Microsoft. Une part relève des précautions juridiques d’usage pour tout entreprise (éviter les conflits d’intérêt, préserver la confidentialité, assurer l’intégrité financière de la société et respecter la loi). Une autre est très générique : servir ses clients et se respecter les uns les autres.
Plus le temps va passer, plus grand sera le décalage perçu entre ce slogan “don’t be evil” et la perception, voire la réalité. Google a effet quasiment droit de vie ou de mort sur une grande partie des sites web avec son moteur de recherche et son fameux PageRank qui n’est pas officiellement documenté. Et comme il semble exercer ce droit, les conséquences ne sont pas anodines. Google va ainsi au devant de difficultés juridiques voire d’ordre régulatoires. Cela le conduira à devoir rendre plus de comptes, notamment sur le mode de fonctionnement exact du PageRank et de l’indexation des sites.
Hormis ce qui concerne le PageRank, la communication de Google est relativement ouverte et assez voisine de ce point de vue là de celle de Microsoft. Et notamment avec les développeurs, qui sont régulièrement courtisés, notamment autour d’Android et de ses déclinaisons comme Google TV. Google contribue de plus à de nombreux projets open source et notamment Linux, et Android est lui-même un système d’exploitation open source. Google sponsorise des événements comme la conférence Leweb et ses représentants interviennent régulièrement dans divers événements. Ce, d’autant plus que la société communique de manière plus régulière et moins métronomée par les effets d’annonce comme Apple.
Alors, où vit-on le mieux dans ces entreprises ? Microsoft et Google (comme Cisco) sont généralement bien placés dans l’étude mondiale “Great places to work” (pour la France en 2010, et aux USA). Mais Apple ne figure pas dans le classement, peut-être parce qu’il faut payer l’institut Great Place to Work pour y être intégré. De plus, culte du secret oblige, Apple ne doit pas envisager sous les meilleurs auspices d’exposer ses collaborateurs à des sondages externes. Apple n’a été présent qu’une seule fois dans le palmarès, en 1984, quand elle ne comptait que 5400 collaborateurs. Difficile de comparer dans ces conditions !
Que conclure de tout cela ?
- Apple veut être le meilleur dans ce qu’il fait, et faire peu de choses.
- Microsoft veut contribuer un peu partout à la vie numérique de ses clients, au risque de la dispersion.
- Google veut gérer toute l’information sans “faire de mal”.
Pour ce qui est de ces aspirations, c’est pour l’instant Apple qui s’en sort le mieux.
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Le prochain épisode de cette série portera sur la culture produit et channel.
Tous les billets de cette série :
Culture d’entreprise et innovation 1/6 : les dirigeants
Culture d’entreprise et innovation 2/6 : la mission et la codification des valeurs
Culture d’entreprise et innovation 3/6 : les produits et le channel
Culture d’entreprise et innovation 4/6 : le long terme et la recherche
Culture d’entreprise et innovation 5/6 : le management, les ressources humaines, le recrutement, la géographie de la R&D
Culture d’entreprise et innovation 6/6 : les acquisitions, le bilan économique, conclusions
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Il y a le slogan officiel, et ce que les entreprises font réellement.
Apple crée des produits (matériels, pas logiciel) lorsque Steve n’est pas satisfait de ce qui existe déjà (Apple II, Mac, iPod, iPhone, etc.). S’ils se débrouillent très bien sur le logiciel, ils vendent fondamentalement du matériel. Le logiciel est conçu autour du matériel et non l’inverse. C’est pour ça que iWorks pour iPad ne coûte que $30. iWorks est le rasoir et l’iPad est la lame.
Microsoft veut contrôler les marchés-clé (principalement logiciels) et être le numéro un (pas forcément le meilleur, nuance). Par exemple, ils ont conquis les deux marchés les plus juteux du monde du PC (le système d’exploitation et la suite bureautique) et ont laissé le menu fretin aux autres (l’assemblage de PC). Comme il est difficile de prévoir l’avenir, Microsoft a décidé d’être partout. Ils misent sur tous les chevaux pour être sûrs de miser sur le vainqueur.
Google, quant à lui, va au-delà de la gestion de l’information (Android ou Chrome ne tombent pas dans cette catégorie). Comme Apple ils ont tendance à créer un nouveau produit ou service quand ils sont décus de ce qu’ils voient (le moteur de recherche, Google Mail, Google Maps, Chrome, etc.), sauf qu’ils sont orienté logiciel.
Nuances…
OK sur le fait qu’Apple est avant tout une boite de hardware pour qui le logiciel est un moyen de vendre du matériel. Cela explique pourquoi MacOS n’a pas été licencié en OEM.
Pour MS, notons qu’il a tout de même créé la notion de suite bureautique, Office étant la première du genre. Auparavant, il y avait juste des “intégrés” (Framework d’Ashton Tate et Symphony de Lotus) qui tournaient sous MS-DOS, un OS non multitâche et non-multifenêtré.
Pour Google, il faut voir. Android comme Google TV ou Chrome OS sont surtout vus comme des outils permettant de faire de la recherche et sont monétisés par la publicité autour de la recherche, le soft étant gratuit. On retombe ainsi sur la vision initiale. Regarde la démo de Google TV, c’est éloquent.
Chaque société est très autocentrée sur sa vision et son histoire. Pour Apple, tout est matériel et design et maintenant contenus; chez Microsoft, tout est logiciel; chez Google, tout est “recherche” (de texte, d’image, de vidéo, de TV, de carte géographique, de personne…). Chez Cisco, tout est réseau, chez Oracle, tout est “données d’entreprises”, etc.
Bonjour Olivier
Merci pour cette passionnante comparaison. Je partage ton analyse mais je suis toujours stupéfait de constater à quel point les entreprises changent peu.
Petite remarque concernant l’open innovation…
En référence au culte du secret d’Apple qui est incontestable, tu dit “On est en tout cas loin de “l’open innovation”… “.
Je crois au contraire qu’Apple est un champion de l’open innovation bien maitrisée et que c’est une des distinctions par rapport à Microsoft. D’ailleurs c’est dans les gènes d’Apple et de SJ qui l’a pratiquée dès le début quand le concept n’existait pas encore en utilisant abondamment, pour le MAC, les idées et technos du fameux PARC de Xerox (souris, multi-fenêtre, imprimante…).
Je dirais que “l’open innovation” (Voir définition http://fr.wikipedia.org/wiki/Innovation_ouverte) consiste à s’appuyer l’innovation d’une entreprise aussi bien sur une R&D externe qu’interne (l’ensemble du reste des processus de l’innovation amont et avals restant bien sur interne). Pour caricaturer, c’est le contraire du fameux syndrome NIH.
Le terme Open est assez trompeur, il n’implique pas forcément une ouverture aux 4 vents, loin s’en faut. On peut citer par exemple Boeing qui a organisé la conception de son projet Dreamliner autour de ce concept avec des partenariats forts pour bénéficier de la R&D des industriels et labos sur chaque composant de l’avion (moteur, fuselage…).
Le “faible taux” de R&D d’Apple est cohérente avec cette orientation. L’histoire de l’Iphone est d’ailleurs très intéressante: puisqu’au début SJ conscient q’Apple ne connaissant rien à la téléphonie a voulu faire l’Iphone avec Motorola (en grand secret bien sur !). C’est seulement après plus d’un an de travail commun et n’étant pas du tout satisfait du résultat, qu’il décida de faire beaucoup mieux tout seul. C’est l’application complète de l’open Innovation: si personne n’est capable de concevoir ce qu’on veut faire alors seulement il faut internaliser cette partie de R&D. Il me semble que c’est Idem pour le rachat de la société qui fourni l’A4 de l’Ipad, car Intel n’était pas en mesure de répondre au cahier des charges.
Intéressant.
Oui, en effet, du point de vue du sourcing externe, Apple fait de l’open innovation. Un peu comme Google et même Microsoft cependant. Et plus dans une approche client-fournisseur sommes toutes assez classique, surtout dans le hardware, que dans une logique d’acquisition de sociétés ou de propriété intellectuelle.
Par contre, Apple diffuse peu d’innovations vers l’extérieur au sens de l’open innovation : peu de brevets, peu de licences accordées sur des brevets, peu de production de logiciels open source (contrairement à Google), pas de spin-offs, pas de partenariats de recherche privé-public (comme chez MS), etc. C’est dans ce sens qu’ils font moins d’open innovation que MS ou Google.
Intéressant :).