L’usage de plus en plus intense d’outils de communication et de technologies numériques génère des changements profonds sur l’homme, sa manière de fonctionner, sa vie en société. Et pourquoi pas, jusqu’à transformer progressivement son ADN dans un processus évolutif graduel ?
Le cerveau s’adapte en effet progressivement en faisant de plus appel à des outils externes pour sa mémoire, pour naviguer dans l’information et pour communiquer. Il se décharge de certaines tâches, mais il acquiert de nouvelles capacités, comme celle du multitâche, particulièrement visible chez les jeunes. Les mondes virtuels ont probablement également un impact sur la représentation du monde que se fait le cerveau des utilisateurs. Le phénomène du zapping est une autre conséquence de l’usage des TIC. Et il ne concerne pas que la télévision. Il habitue le cerveau à passer en permanence du coq à l’âne au quotidien. Ce “task switching” permanent est une nouvelle capacité du cerveau, au détriment d’autres capacités : l’attention, la réflexion, et pourquoi pas le rêve.
Ce thème est un sujet passionnant mais relativement peu exploré par les experts des sciences humaines et cognitives. Je n’avais en tout cas pas eu l’occasion de tomber sur des études ou recherches sur ce sujet qui est un puits sans fond.
C’est maintenant chose faite grâce à une très intéressante conférence de Michel Serres (ci-contre), philosophe et académicien, donnée à l’Ecole Polytechnique en … 2005 ! Je vous recommande vivement de passer une heure à écouter et/ou visionner cette conférence passionnante.
Michel Serres y présente une vision assez optimiste de l’évolution humaine permise par les progrès technologiques. Ces progrès ont donné la possibilité à l’homme d’externaliser des fonctions qu’il assurait par lui-même, et pour élever à chaque fois son niveau intellectuel. Il appelle cela l’exo-darwinisme. Lorsque l’homme s’est mis à marcher sur deux pattes, cela a libéré deux mains pour la préhension, qui était jusqu’alors plutôt le fait de la bouche. La résultante ? L’émergence de la parole ! Et l’histoire continue jusqu’à nos jours. La technologie (numérique ou pas) évacuant, chacune à leur tour, les tâches répétitives. Et puis, plus récemment, permettant de s’affranchir des distances. Lorsque l’imprimerie est arrivée, l’homme a perdu une grande partie de sa mémoire mais a amélioré ses capacités d’intégration du savoir. L’ordinateur a amplifié ce phénomène ces dernières décennies. L’habitude de faire appel à Google pour trouver toutes sortes d’informations n’affranchit pas de leur lecture et de leur intégration. L’homme a appris à tirer parti de ces nouvelles possibilités pour aller à chaque fois encore plus loin.
A chaque étape, cependant, les technologies créent des laissés pour compte. Michel Serres ne l’évoque pas. Ce sont soit ceux qui n’y ont pas accès et ne peuvent donc pas suivre le mouvement et se mettre à niveau pour vivre avec leur temps. Soit ceux qui en abusent au point de ne pas évoluer par le haut, mais plutôt vers le bas. Dans cette veine, Frederick Zimmerman, un spécialiste américain de la pédiatrie, apporte un éclairage intéressant focalisé sur l’impact de la consommation de télévision sur les enfants en bas âge.
Dans “The elephant in the living room”, il s’appuie sur des études quantitatives menées sur un échantillon représentatif d’enfants d’âges de plus et moins de cinq ans pour mesurer l’impact de la consommation de la télévision. Pour lui, la télévision peut ouvrir les enfants sur le monde et contribuer réellement à leur développement, avec des programmes et documentaires éducatifs adéquats. Mais le pire est à craindre avec les contenus certes divertissants, mais aussi débilitants. Consommés par les enfants en bas âge (en dessous de cinq ans), ils génèrent des troubles de déficit d’attention (attention deficit disorder), de l’agressivité, des problèmes de sommeil, voire des dépressions. Au point d’impacter la manière dont le cerveau des enfants se forme, et dont ses synapses se connectent. Les effets peuvent être irréversibles. On peut trouver le résultat de cette étude dans son livre ainsi que dans l’article “Early Television Exposure and Subsequent Attentional Problems in Children“.
Je suis persuadé que ce phénomène n’atteint pas que les enfants en bas âge. De manière plus subrepticieuse, il touche toutes les populations, jeunes et moins jeunes, qui exploitent à fond les outils de communication modernes au point d’atteindre l’addiction. On voit même se développer une régression de la maitrise de l’écrit, outil fondamental de l’intelligence humaine. Sans l’écrit, est-ce que le progrès peut continuer? Sans une bonne maitrise de l’écrit, est-ce que la culture moderne peut perdurer?
Les théories darwiniennes de l’évolution relèvent de deux dimensions : la sélection naturelle de ceux qui s’adaptent le mieux aux évolutions de leur environnement au sein de groupes d’individus, et l’application graduelle de ce processus. Une question est de savoir si les éventuelles évolutions de l’espère humaine provoquées par l’ère digitale vont relever de la sélection darwinienne ou pas. Avec l’homo-connectus et l’homo-sapiens “classique”, les deux cohabitant dans les mêmes civilisations. En effet, au sein de populations homogènes, dans un pays, vont cohabiter ces personnes “hyper-connectées” et d’autres qui le sont moins et rien ne dit que les deux catégories vont être consanguines. En tout cas, une chose est plus facilement envisageable: l’évolution graduelle, lente, sur quelques générations, de l’espèce humaine, générée par l’usage toujours croissant des TIC qui touche maintenant plus de la moitié des populations des pays où le niveau de vie, d’éducation et d’équipement sont élevés (Amériques, Europe, une grande partie de l’Asie).
Une autre approche consiste à envisager une évolution culturelle et sociétale bien plus rapide que l’évolution biologique qui pourrait éventuellement en découler, théorie défendue par Yves Coppens (dont une conférence récente a été relayée par Jean-Michel Billaud, mais ne traite pas directement de ce thème).
Reste à creuser pour découvrir les spécialistes qui se seraient penchés sur la question. Pour l’instant, je n’en ai pas trouvé au delà des trois ici cités. Mais il y en a surement. Any idea?
Et on ne se fâche pas, je n’ai pas parlé de tests ADN !
Mise à jour du 28 janvier 2009 :
En juillet 2008, Nicholas Carr publiait un excellent article qui se rapproche du sujet de ce post : “Is Google making us stupid?”. Un long article qui explique que les usages de l’Internet nous éloignent de la lecture séquentielle de livres… ou d’articles longs comme celui de Carr, ou ceux de ce blog. Et qui conclut en prenant analogie sur l’astronaute Dave qui débranche l’ordinateur HAL aux propos plus qu’humains dans 2001 Odysée de l’Espace, que notre intelligence s’affadit pour devenir de l’intelligence artificielle alors que l’on se repose de plus en plus sur l’Internet pour comprendre le monde.
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Olivier,
Merci pour cette oxygénation de nos neurones.
Tu as écris: “Lorsque l’homme s’est mis à marcher sur deux pattes, cela a libéré deux mains pour l’appréhension, qui était jusqu’alors plutôt le fait de la bouche.”
Ne serait-ce pas plutot “la préhension” ? ce qui modifie largement le sens de cette phrase.
Pour appuyer ton propos, on peut citer l’exemple de l’emergence du GPS qui ne nous fait plus travailler notre sens de l’orientation, mais au profit d’une meilleure attention à la conduite.
A bientôt.
Arnaud
Ne s’agirait-il pas plutôt d’une excellente (et involontaire) illustration des propos de l’auteur : “On voit même se développer une régression de la maitrise de l’écrit, outil fondamental de l’intelligence humaine.” ? Sachant qu’à l’oral l’appréhension et la préhension se prononcent pareil.
Très intéressante conférence, et je ne peux m’empêcher de trouver des similitudes entre “la technique permet de libérer l’homme” (de libérer son temps, son énergie) et un billet que j’ai récemment écrit sur l’augmentation de la productivité informationnelle de l’humain engendrée par l’interfaçage…
Une remarque ensuite sur la notion d’évolution, j’ai relevé la phrase suivante : “l’évolution graduelle, lente, sur quelques générations, de l’espèce humaine, générée par l’usage toujours croissant des TIC”. Vous défendez ici une notion d’évolution qui s’approche de la conception Lamarckienne qui a été abandonnée avec l’adoption de la conception darwinienne.
Notons enfin que l’humanité industrialisée ne connait plus d’évolution au sens darwinien. En effet l’évolution sous-entend deux phénomènes : la sélection et la mutation. Cette sélection signifie la non-transmission de leur patrimoine génétique par les plus faibles soit du fait d’une mort prématurée, soit par l’obtention d’une descendance moins nombreuse. Si tant est qu’on puisse définir des “plus faibles”, on pourra observer que la transmission de leurs gènes n’est pas moindre que celle des “plus forts”. L’idée d’une évolution culturelle (dont se rapproche l’exo-darwinisme) rapide est beaucoup plus réelle…
Arnaud et Théolane, je voulais bien écrire “la préhension”. Question de chronologie: l’arrivée de la parole a précédé de loin celle de l’écrit, et à fortiori sa décrue qui pourrait advenir de certains abus du numérique.
Joss, les articles de Wikipedia semblent indiquer qu’il peut y avoir complémentarité entre les théories Lamarckiennes et Darwiniennes. Je ferais juste remarquer que ces deux scientifiques de renom n’ont pas vraiment connu l’impact des trois révolutions industrielles (Darwin a vécu aux tous débuts de la première). A fortiori la dernière!
Les évolutions que je mets sur la table ne sont peut-être donc ni darwiniennes ni larmarckiennes. Elles transcendent la notion de “plus faible” ou “plus fort” car elles font abstraction des contraintes géographiques et mêmes ethniques. Mais j’intuite qu’elles ne sont pas que culturelles car le cerveau, à la longue, va certainement évoluer.
Il peut à la fois évoluer vers le haut comme le pense Michel Serres, ou vers le bas, si on est déclinologue quant à l’impact des TIC sur certains types d’utilisateurs.
On manque évidemment de recul puisque les TICs n’ont qu’une à deux générations derrière elles! Alors que les évolutions des espèces et de l’espèce humaine se mesurent en x milliers d’années. Mais comme l’évolution des technos s’accélère, ne serait-il pas envisageable que l’évolution humaine s’accélère en proportion?
Avec un peu de recul, on pourrait se dire: pourquoi s’en soucier? Puisque l’on rencontrera des problèmes bien plus structurants avant qu’un brin d’ADN ne change : fin de l’ère du pétrole, réchauffement de la planète, etc.
Quand je montre des photos à mes (petits) enfants sur mon PC ou au dos de l’APN, ils me demandent toujours “maintenant fais-là bouger”, passes-nous la vidéo, quoi. Ils ne comprennent pas pourquoi les images sont fixes et voudraient voir des albums photo à la “Harry Potter”. C’est incroyable leur adaptation à la technologie. Les appareils techno sont des extensions naturelles de leur propre esprit. Ils ne se posent aucune question, ils adoptent. Ils n’aiment pas lire, sauf sur Internet.
Il me paraît indéniable que la techno ait une influence forte sur leur vie et que la sélection naturelle soit influencée par cela. Un gamin d’aujourd’hui est-il capable d’avoir une petite amie sans les SMS ? Amusant comme idée. L’impact des SMS sur la capacité pour un mâle de l’espèce à trouver une femelle.
Je trouve que l’emploi des termes “les plus forts” et “les plus faibles me semble abusif dans le cadre de la théorie darwinienne.
En effet, si on prend l’exemple fameux du mélanisme industriel de la phalène du bouleau en Angleterre on se rend compte que “dans cette espèce de papillons, la proportion d’individus clairs a diminué du fait de la pollution qui noircissait les surfaces des troncs d’arbre sur lesquels ils se posaient. En effet ils étaient plus visibles pour leurs prédateurs. Les phalènes sombres qui existaient avant la pollution sont devenues majoritaires. Et puis le phénomène s’est inversé lorsque les industries polluantes ont progressivement disparu.” (Wikipedia)
Or, on peut raisonnablement admettre que les “forces” respectives des phalènes sombres et des phalènes clairs sont égales. Ce qu’il faut prendre en compte ici se sont les contraintes environnementales qui “poussent” l’espèce à se transformer dans une direction donnée, souvent indépendamment de la “force” des individus qui composent cette espèce.
Le critère clé n’est donc pas la “force” mais l’adaptabilité au milieu même si il semble évident que des individus malades auront beaucoup moins de chances de se reproduire.
Après avoir lu cet article et visionné la conférence, je me rends compte que j’ai une compréhension assez différente de la pensée de Michel Serres.
Pour moi, ce que Michel Serres veut dire c’est que la technologie nous permet de nous “libérer” de l’évolution darwinienne. En effet, pour s’adapter au froid, par exemple, une fourrure épaisse est nécessaire. Cependant, si le milieu change et devient très chaud les individus dotés d’une telle fourrure auront beaucoup de mal à s’adapter. Pour l’homme le problème ne se pose pas. En effet, si il se trouve dans un milieu à basse température il lui suffit de se couvrir de vêtements et si il se trouve subitement dans un mileu chaud il lui suffit d’enlever une partie de ces vêtements. Dans le cas d’un ours polaire par exemple; l’adaptation au milieu polaire a duré des centaines d’années ce qui a aboutit à sa fourrure blanche. L’adaptation subite à un milieu chaud, c’est à dire la perte de sa fourrure, prendrait encore des milliers d’années. Alors que l’exo-darwinisme permet à l’Homme de s’adapter à un milieu en un trait de temps, en effet il lui suffit d’enlever ses vêtements, ce qui économise des centaines d’années d’évolution.
Je ne vois donc pas à quoi correspondrait “l’évolution graduelle, lente, sur quelques générations, de l’espèce humaine, générée par l’usage toujours croissant des TIC”. Pour moi, au contraire, avec l’exo-darwinisme l’adaptation à l’environnement est très rapide grâce à la technologie.
Mon intuition est qu’il y a un peu des deux: l’homme externaliste certaines fonctions ce qui lui donne une meilleure capacité d’adaptation.
En même temps, l’usage extrème de technologies numériques transformera notre manière de penser, d’assembler des idées, de communiquer, de rêver. On devient plus multitâche. Notre mémoire fonctionne plus par associations que par mémorisation pure. Est-ce que cela ne transforme pas l’homme d’une manière ou d’une autre à moyen terme? Et là, je ne pense pas à une forme de sélection (même s’il n’est pas impossible qu’elle opère), simplement d’évolution graduelle. De toutes manières, nous ne vivrons pas assez longtemps pour voir si telle ou telle hypothèse se vérifie…