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Exo-Darwinisme Numérique

Post de Olivier Ezratty du 10 octobre 2007 - Tags : Internet,Sociologie | 8 Comments

L’usage de plus en plus intense d’outils de communication et de technologies numériques génère des changements profonds sur l’homme, sa manière de fonctionner, sa vie en société. Et pourquoi pas, jusqu’à transformer progressivement son ADN dans un processus évolutif graduel ?

Le cerveau s’adapte en effet progressivement en faisant de plus appel à des outils externes pour sa mémoire, pour naviguer dans l’information et pour communiquer. Il se décharge de certaines tâches, mais il acquiert de nouvelles capacités, comme celle du multitâche, particulièrement visible chez les jeunes. Les mondes virtuels ont probablement également un impact sur la représentation du monde que se fait le cerveau des utilisateurs. Le phénomène du zapping est une autre conséquence de l’usage des TIC. Et il ne concerne pas que la télévision. Il habitue le cerveau à passer en permanence du coq à l’âne au quotidien. Ce “task switching” permanent est une nouvelle capacité du cerveau, au détriment d’autres capacités : l’attention, la réflexion, et pourquoi pas le rêve.

Ce thème est un sujet passionnant mais relativement peu exploré par les experts des sciences humaines et cognitives. Je n’avais en tout cas pas eu l’occasion de tomber sur des études ou recherches sur ce sujet qui est un puits sans fond.

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C’est maintenant chose faite grâce à une très intéressante conférence de Michel Serres (ci-contre), philosophe et académicien, donnée à l’Ecole Polytechnique en … 2005 ! Je vous recommande vivement de passer une heure à écouter et/ou visionner cette conférence passionnante.

Michel Serres y présente une vision assez optimiste de l’évolution humaine permise par les progrès technologiques. Ces progrès ont donné la possibilité à l’homme d’externaliser des fonctions qu’il assurait par lui-même, et pour élever à chaque fois son niveau intellectuel. Il appelle cela l’exo-darwinisme. Lorsque l’homme s’est mis à marcher sur deux pattes, cela a libéré deux mains pour la préhension, qui était jusqu’alors plutôt le fait de la bouche. La résultante ? L’émergence de la parole ! Et l’histoire continue jusqu’à nos jours. La technologie (numérique ou pas) évacuant, chacune à leur tour, les tâches répétitives. Et puis, plus récemment, permettant de s’affranchir des distances. Lorsque l’imprimerie est arrivée, l’homme a perdu une grande partie de sa mémoire mais a amélioré ses capacités d’intégration du savoir. L’ordinateur a amplifié ce phénomène ces dernières décennies. L’habitude  de faire appel à Google pour trouver toutes sortes d’informations n’affranchit pas de leur lecture et de leur intégration. L’homme a appris à tirer parti de ces nouvelles possibilités pour aller à chaque fois encore plus loin.

A chaque étape, cependant, les technologies créent des laissés pour compte. Michel Serres ne l’évoque pas. Ce sont soit ceux qui n’y ont pas accès et ne peuvent donc pas suivre le mouvement et se mettre à niveau pour vivre avec leur temps. Soit ceux qui en abusent au point de ne pas évoluer par le haut, mais plutôt vers le bas. Dans cette veine, Frederick Zimmerman, un spécialiste américain de la pédiatrie, apporte un éclairage intéressant focalisé sur l’impact de la consommation de télévision sur les enfants en bas âge.

Elephant in Living Room

Dans “The elephant in the living room”, il s’appuie sur des études quantitatives menées sur un échantillon représentatif d’enfants d’âges de plus et moins de cinq ans pour mesurer l’impact de la consommation de la télévision. Pour lui, la télévision peut ouvrir les enfants sur le monde et contribuer réellement à leur développement, avec des programmes et documentaires éducatifs adéquats. Mais le pire est à craindre avec les contenus certes divertissants, mais aussi débilitants. Consommés par les enfants en bas âge (en dessous de cinq ans), ils génèrent des troubles de déficit d’attention (attention deficit disorder), de l’agressivité, des problèmes de sommeil, voire des dépressions. Au point d’impacter la manière dont le cerveau des enfants se forme, et dont ses synapses se connectent. Les effets peuvent être irréversibles. On peut trouver le résultat de cette étude dans son livre ainsi que dans l’article “Early Television Exposure and Subsequent Attentional Problems in Children“.

Je suis persuadé que ce phénomène n’atteint pas que les enfants en bas âge. De manière plus subrepticieuse, il touche toutes les populations, jeunes et moins jeunes, qui exploitent à fond les outils de communication modernes au point d’atteindre l’addiction. On voit même se développer une régression de la maitrise de l’écrit, outil fondamental de l’intelligence humaine. Sans l’écrit, est-ce que le progrès peut continuer? Sans une bonne maitrise de l’écrit, est-ce que la culture moderne peut perdurer?

Les théories darwiniennes de l’évolution relèvent de deux dimensions : la sélection naturelle de ceux qui s’adaptent le mieux aux évolutions de leur environnement au sein de groupes d’individus, et l’application graduelle de ce processus. Une question est de savoir si les éventuelles évolutions de l’espère humaine provoquées par l’ère digitale vont relever de la sélection darwinienne ou pas. Avec l’homo-connectus et l’homo-sapiens “classique”, les deux cohabitant dans les mêmes civilisations. En effet, au sein de populations homogènes, dans un pays, vont cohabiter ces personnes “hyper-connectées” et d’autres qui le sont moins et rien ne dit que les deux catégories vont être consanguines. En tout cas, une chose est plus facilement envisageable: l’évolution graduelle, lente, sur quelques générations, de l’espèce humaine, générée par l’usage toujours croissant des TIC qui touche maintenant plus de la moitié des populations des pays où le niveau de vie, d’éducation et d’équipement sont élevés (Amériques, Europe, une grande partie de l’Asie).

Une autre approche consiste à envisager une évolution culturelle et sociétale bien plus rapide que l’évolution biologique qui pourrait éventuellement en découler, théorie défendue par Yves Coppens (dont une conférence récente a été relayée par Jean-Michel Billaud, mais ne traite pas directement de ce thème).

Reste à creuser pour découvrir les spécialistes qui se seraient penchés sur la question. Pour l’instant, je n’en ai pas trouvé au delà des trois ici cités. Mais il y en a surement. Any idea?

Et on ne se fâche pas, je n’ai pas parlé de tests ADN !

Mise à jour du 28 janvier 2009 :

En juillet 2008, Nicholas Carr publiait un excellent article qui se rapproche du sujet de ce post  : “Is Google making us stupid?”. Un long article qui explique que les usages de l’Internet nous éloignent de la lecture séquentielle de livres… ou d’articles longs comme celui de Carr, ou ceux de ce blog. Et qui conclut en prenant analogie sur l’astronaute Dave qui débranche l’ordinateur HAL aux propos plus qu’humains dans 2001 Odysée de l’Espace, que notre intelligence s’affadit pour devenir de l’intelligence artificielle alors que l’on se repose de plus en plus sur l’Internet pour comprendre le monde.

RRR

 
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