Nous voici au terme de cette campagne présidentielle 2012. Elle n’est pas réellement terminée car nous allons remettre cela pour les législatives jusqu’au 17 juin 2012. Après avoir décortiqué les clivages de la présidentielle sur le numérique, je vais revenir sur un point qui la différentiait des précédentes : l’importance de l’économie dans les discours et le rôle croissant du “fact checking” dans les médias. Et essayer de segmenter et identifier l’origine de ces erreurs factuelles qui émaillèrent cette campagne, provenant de presque tous les camps.
Tour d’horizon des sites de fact-checking
Le fact-checking est partout. Dès qu’un candidat ouvre le bec à la radio, à la télévision ou dans un meeting politique, les médias s’en emparent et se lancent dans les vérifications. Le NouvelObs a bien décrit ce phénomène en rappelant qu’il accompagne une baisse des moyens de la presse professionnelle. Il est aussi alimenté par la tendance du “data journalism” qui s’est développé outre-Atlantique et est arrivée chez nous. Cette tendance est elle-même associée à celle de l’open data qui voit un nombre de plus en plus grand de données publiques publiées par les gouvernements et autres collectivités locales.
Une majeure partie des sites de fact-checking sont animés par des journalistes professionnels et pas tant que cela par la contribution de lecteurs. On note au passage qu’une majorité de ces sites de fact-checking sont liés à des médias plutôt positionnés à gauche ou au centre-gauche. Le média le plus positionné à droite, Le Figaro, n’a pas de pages dédiées au fact-checking. Comme si le fact-checking était en fait surtout une arme anti-Sarkozy.
En vrac, nous avons donc :
- Desintox (Libération) : qui est naturellement orienté anti-Sarkozy en cohérence avec la ligne éditoriale de Libération, mais épingle également François Hollande pour faire bonne figure. L’approche éditoriale est bien construite car basée à la fois sur les chiffres, mais aussi sur le fonds des sujets. Le site ne se contente pas d’alimenter la bataille des chiffres.
- Véritomètre (Owni) qui a développé une approche quantitative de la crédibilité des candidats. Cela donne 63% pour Jean-Luc Mélenchon, 58% pour Eva Joly, 55% pour François Hollande, 46% pour Nicolas Sarkozy et 44% pour François Bayrou ex-aequo avec Marie Le Pen. Mélenchon premier et Bayou au même niveau que Le Pen… cela permet de se poser quelques questions sur la méthodologie employée. Quand tous les faits sont mis au même niveau, l’approche statistique non pondérée génère ce genre de bizarreries. Le site se distingue en proposant un inventaire de données de bases qui ont pu alimenter les débats, mais qui est assez incomplet comme j’ai pu le constater au sujet de l’immigration. La démarche va en tout cas dans le bon sens. C’est une première. Elle va donc sans doutes s’améliorer dans les éditions suivantes.
- Contrôle Technique (Rue 89) : qui traite de tous sujets et pas seulement des candidats à la présidentielle.
- L’addition s’il vous plait (Nouvel Observateur) : qui focalise son contrôle sur les données chiffrées des programmes économiques.
- Les Décodeurs (Le Monde) : le site est très bien fait avec une approche éditoriale voisine de celle de Desintox traitant à la fois des données chiffrées et du fonds des débats.
- Détecteur de Mensonges (Journal du Dimanche) : on pourrait s’attendre à une approche anti-Hollande mais les deux candidats semblent en prendre pour leur grade dans ce site.
- Vigie2012 : un site de fact-checking relatif à l’Europe qui épingle à la fois François Hollande et Nicolas Sarkozy. Et pour cause, les deux ont utilisé à foison des statistiques économiques européennes pour défendre leur point de vue. Les français maitrisant déjà mal les grandeurs économiques concernant notre pays, ils sont encore plus largués sur les approximations quantitatives concernant nos voisins. Et plus c’est gros plus ça passe ! L’Europe a pas mal besoin d’être aidée par les temps qui courent tellement on lui fait porter le chapeau des difficultés du moment.
- Médiapart : a publié divers documents de fact checking sur la campagne et en général à charge contre Nicolas Sarkozy, comme “Mensonges et approximations à la chaîne” de Carine Fouteau, Mathieu Magnaudeix et Martine Orange juste après le débat du 2 mai 2012. Au passage, un éditorial d’un bloggeur du site épingle le principe même du fact-checking, trouvant que son impact “à-postériori” des interventions politiques est bien mineur, et ne remplace pas la pugnacité qui manque des journalistes qui interviewent nos hommes politiques. Mais au vu du câblage d’Edwy Plenel, il s’attaquera sans doutes aux dérives du nouveau pouvoir qui s’installera la semaine prochaine.
- FactWatchers, un site de fact-checking collaboratif créé par une équipe de nantais qui ouvre ses données via des APIs. L’approche est dans le principe très sympathique, mais le site est pour l’instant assez peu garni. Il a été lancé en avril 2012 et a donc peut-être un peu loupé le coche de la présidentielle 2012. Pas facile de faire sa place dans un paysage déjà bien encombré de fact-checkeurs !
- Pipolitique est un autre site de fact-checking collaboratif qui mélange commentaires qualitatifs des internautes et évaluation quantitative. Les déclarations retenues ne sont pas seulement celles de candidats mais aussi d’hommes et femmes politiques de tous bords et niveaux voire au delà (avec Jacques Attali par exemple) y compris des politiques étrangers. L’inventaire du site reste malgré tout assez limité.
- L’Observatoire des Mensonges de la Gauche, alimenté par l’UMP, s’est arrêté de fonctionner fin 2011. Essoufflement ? Manque de ressources ? Tarissement de la source (de mensonges) ? Le site de campagne du PS et celui de François Hollande font également leur propre fact-checking. Il est clair en tout cas que les sites des partis politiques n’ont pas la même crédibilité que les sources indépendantes et (en apparence) neutres. Mais comme on l’a vu ci-dessus, les sources neutres sont bien rares. On doit donc en permanence aiguisé son esprit critique, même après avoir consulté les sites de fact-checking. Les données sont facilement présentées en trompe l‘œil ou de manière parcellaire.
Le panorama ne serait pas complet sans citer les “comparateurs de programmes”. Les sites Voxe.org, SocialCompare, PourQuiVoter, celui du Figaro et du journal Le Monde se contentent de proposer la mise en regard, souvent de manière tabulée, des programmes des candidats. Mais ce n’est pas associé à du fact checking, donc la matière est à la fois bien pauvre et bien sèche. Il y en a certains comme l’application mobile Boussole Electorale qui posent un tas de questions pour vous aider à vous positionner sur l’échiquier politique. Pas sûr que cela ait influencé beaucoup d’électeurs, même les tant courtisés indécis !
Conséquences du fact-checking ? Comme l’indique un article de Erwan Desplanques de Télérama, il commence à avoir un impact sur la parole politique elle-même qui sait qu’elle est plus facilement prise au piège de ses mensonges. Et le métier des journalistes est à nouveau valorisé. Surtout dans la mesure où dans le même temps, on ne peut pas dire que le débat politique sur les réseaux sociaux tels que Twitter ait été d’un bon niveau. La dominante était aux blagues vaseuses à profusion ou de messages creux de mobilisation provenant de tous les camps, alimentés notamment par des cohortes de militants peuplant les web-war-rooms des candidats.
Le grand défi reste pour les journalistes de porter la contradiction aux politiques en direct pendant leurs interviews plutôt qu’a posteriori. Un peu comme essayait de le faire François Langlet de BFM pendant “Des paroles et des actes”. Les expériences de fact-checking en direct à la TV semblent pour l’instant remises au placard car trop complexes à mettre en œuvre. On peut espérer que le prochain quinquennat et les évolutions de la TV connectée donneront lieu à quelques innovations en la matière, notamment sur les “seconds écrans” comme les tablettes !
D’autres nouveautés pourraient aussi apparaître dans les sites de fact-checking. Ils pourraient publier leurs tableaux de bord en “open data” pour qu’il soit facile de récupérer les erreurs des uns et des autres, classées par thème. On pourrait aussi imaginer intégrer à ces sites de la curation de contenus pertinents permettant d’en savoir plus sur les sujets traités. Ces sites pourraient aussi ouvrir leur contenu aux commentaires des lecteurs, une approche pour l’instant écartée. A moins que les fact-checkeurs aient peur du fact-checking de leur propre travail ?
D’où viennent les erreurs des politiques ?
Le mensonge est vieux comme la politique. Les libertés prises avec les les faits ont toujours servi à manipuler les foules. La littérature est abondante sur le sujet (exemple ici). Elle relève que le mensonge est très payant en politique puisque le menteur est souvent gagnant au détriment du politicien honnête. Et malgré son effet positif, la tendance du fact-checking n’a pas eu l’air de calmer tant que cela le rythme des erreurs factuelles qui émaillent les interventions de nos politiques. On peut espérer cependant que cela aura un impact positif sur le moyen terme. Le fact-checking est un contre-pouvoir en devenir !
Mais d’où viennent ces erreurs ? Uniquement du machiavélisme des politiques qui veulent nous faire passer des vessies pour des lanternes ? Des politiques qui comptent sur le fait que leurs erreurs, même révélées à postériori, ne leur porteront pas préjudice ? Il y a de cela, mais pas seulement. Ces erreurs ont des origines bien diverses. La classification ci-dessous pourrait éventuellement servir aux sites de fact-checking !
Précision des chiffres
Les erreurs les plus courantes portent sur la précision des chiffres et non sur leurs ordres de grandeur. Ce sont en général des erreurs bénignes qui n’invalident pas le propos. Elles ne sont pas le propre du politique. On traduit facilement dans la vie courante un “+78%” en “le double”. Cela commence à délirer quand cela devient “le triple ou le quadruple”. Notre cerveau mémorise à la fois des données chiffrées et des ordres de grandeur en “logique floue”. On retient en général plus facilement les ordres de grandeur que les données elles-mêmes surtout si l’on est abreuvé de données comme un politique. Nos candidats sont exposés à des quantités d’informations qui dépassent l’entendement sur tous les sujets concernant le “business plan France”. Et très souvent, elles sont parcellaires, sous forme de notes courtes. Le résumé préparé par les conseillers a tendance à simplifier les propos et les chiffres.
Voici deux exemples bénins sur des erreurs de Nicolas Sarkozy relevées par Owni sur le nombre de soldats en Afghanistan (ci-dessous). Ici, les erreurs sont de 14% à 23% sur la bonne donnée. L’ordre de grandeur est donc correct et le propos valable. Malgré tout, c’est comptabilisé comme “Incorrect” dans les sites de fact-checking. Idem pour François Bayrou qui évaluait à 15 millions le nombre de français allant aux urgences vs 16 à 17 millions. Pas de quoi fouetter un chat ! Même topo chez François Hollande lorsqu’il évalue à 20 Md€ le déficit de la sécurité sociale alors qu’il était de 22,8 Md€ en 2010 ! Un inventaire de ses erreurs chiffrées dans le Veritomètre montre qu’une grande partie d’entre elles sont dans cette catégorie. Mais lorsqu’il apostrophe Nicolas Sarkozy en lui demandant d’où vient son évaluation à 90% de la part des musulmans dans les immigrés non européens, ce dernier semble exact tout du moins si l’on se réfère aux religions dominantes des pays d’origine des immigrés (cf ici sur la “base installée”).
Autre erreur que l’on peut ranger dans cette catégorie, la confusion sur les pourcentages. Exemple avec Nicolas Sarkozy qui évoque une augmentation de 210% du taux de chômage en Espagne sous Zapatero alors qu’elle n’est que de 104%. Soit un doublement. Doublement devient facilement 200% dans la tête de certaines personnes… !
Données mouvantes
Seconde source d’erreurs, les données qui évoluent très vite. C’est le cas en économie, pour l’évolution des taux de chômage, de la balance commerciale, du cours du pétrole ou de la législation dans d’autres pays.
Ainsi, François Hollande et Nicolas Sarkozy ont-ils planché pendant leur débat le poids du pétrole dans le déficit de la balance commerciale française. Nicolas Sarkozy évoquait une facture énergétique de 65 Md€ expliquant le déficit commercial. François Hollande rétorquait que le problème était le même sous Lionel Jospin.
Vérifications faites, pas tout à fait : le baril est passé de $20-$30 à plus de $120 le baril entre la période Jospin et les deux dernières années du quinquennat Sarkozy. Nos importations d’énergies fossiles représentaient 22 Md€ en 2002 contre 60 Md€ en 2011, alors que notre déficit commercial 2011 était de 70 Md€ pour un équilibre en 2002. Donc, 54% du déficit commercial de 2011 s’explique par l’augmentation du prix des énergies fossiles et le reste par le manque d’exportations et donc de compétitivité.
On pourrait poursuivre sur l’énergie avec le bien compliqué débat sur le blocage des prix de l’essence proposé par François Hollande et contesté par Nicolas Sarkozy. Une folie pour ce dernier, et une prise en compte des besoins de certaines populations éloignées de leur lieu de travail pour le premier. François Hollande proposait au départ de bloquer le prix pendant trois mois en modulant la TIPP, mais pendant le débat du 2 mai, il a aussi évoqué l’idée consistant à réduire les marges des intermédiaires. Cela n’a pas le même impact, d’autant plus que cette marge est assez faible, probablement largement inférieure aux 7% de marge brute pour les distributeurs ! Et puis, que se passera-t-il si le gouvernement bloque les prix pendant une période où, par le plus grand des hasards, le prix du pétrole est relativement stable, et augmente soudainement après ?
Le diable est toujours dans les détails !
On constate au passage l’intérêt pédagogique des graphiques qui valent souvent mieux que de longs discours, mais qui sont assez peu utilisés dans les sites de fact-checking.
Données sujettes à caution
Il y a aussi les données qui sont correctes mais sujettes à caution car provenant de l’exécutif.
C’est par exemple le cas des statistiques sur la délinquance et la criminalité, très utilisées par le camp Sarkozy. Mais on sait que les policiers ont tendance à comptabiliser ce qui arrange le pouvoir (taux d’élucidations) et à minimiser ce qui ne l’arrange pas (en décourageant certains dépôts de plaintes). Le management de la fonction publique par les chiffres a toujours cette conséquence ! Les citoyens victimes de cette délinquance se foutent royalement des pourcentages et on sait vers quel bord cela peut les entrainer. Quant aux autres, ils gobent facilement ou ne se sentent pas concernés.
Coût des programmes
Les coûts des programmes méritent aussi d’être scrutés, une tâche réalisée par les sites spécialisés dans l’économie comme Débat&Co. On a aussi vu des débats hallucinants entre Jérome Cahuzac (PS) et Nathalie Kosciusko-Morizet (UMP) où bien malin était celui qui arrivait à jongler avec les milliards d’Euros qui traversaient la table. On sait de toutes manières que la croissance sera surévaluée tout comme les recettes fiscales tandis que les dépenses seront sous-évaluées. Un bon programme économique devrait au pire être iso-budget… Et on en est loin en général.
Jusque là, rien de bien grave ou susceptible de nous fâcher avec la politique. C’est après que cela commence à se gâter. Nous avons également au menu :
Proposer des choses qui existent (plus ou moins) déjà
C’est une pratique courante dans l’opposition et pour cause, puisqu’elle n’est pas au pouvoir. Ce n’est pas comptabilisé comme inexact dans les sites de fact-checking et pourtant, cela mériterait que l’on s’y attarde.
C’est par exemple le cas de la création de la Banque Publique d’Investissement proposée par François Hollande et dont la proposition a été construite sous la coordination d’Alain Rousset, président du conseil régional d’Aquitaine. Cette banque ressemble à peu de choses près à une consolidation des activités de prêt et de garantie d’Oséo et d’investissement en fonds propres de la Caisse des Dépôts. Cette dernière dispose de tous les outils d’investissement imaginables : investissement direct dans les entreprises (via le FSN et le FSI), subventions de projets collaboratifs (dans le cadre des appels à projets du Programme d’Investissements d’Avenir), investissement dans les fonds d’amorçage (FNA) et dans les fonds de capital risque (via FSI France Investissement). Et Nicolas Sarkozy a aussi créé dans la hâte une Banque de l’Industrie en début d’année, par réallocation d’une partie des fonds inutilisés du grand emprunt, l’autre nom du programme d’investissement d’avenir.
A la clé de la proposition de François Hollande : plus de crédits (20 Md€), qu’il trouvera en doublant le plafond du Livret A pour le transformer en “Livret de l’Industrie”, une régionalisation de la banque (normal au vu de l’inspirateur) et un guichet unique pour les entreprises. Les paris sont ouverts pour vérifier que l’usine à gaz qui remplacera l’usine à gaz précédente sera moins compliquée ! Ce sont les mêmes hauts-fonctionnaires qui vont gérer le tout, donc méfiance !
Comme ces 20 Md€ vont aller à des entreprises qui n’arrivent pas à se financer par d’autres moyens, on peut imaginer un rendement financier assez médiocre si ce n’est négatif. Il faudra alors financer ce trou par des revenus plus sûr pour que le taux d’intérêt de ces livrets ouverts au grand public ne soit pas négatif. Et comment donc ? Par des dividendes de sociétés… du CAC 40. Les mêmes qui verront aussi leur impôt sur les sociétés augmenter. Ce phénomène de vases communicants est rarement évalué comme une “erreur”.
Données en trompe l’œil
Effet de manche classique où l’on ne conserve que ce qui appuie le propos, et en évacuant le reste. C’est un peu l’origine de l’erreur factuelle de François Hollande sur l’augmentation de la dette pendant le quinquennat de Sarkozy pendant le débat du 2 mai : 500 Md€ pour Sarkozy et 600 Md€ pour Hollande. En fait, Sarzozy a compté 5 années et Hollande, 6 années (2007, démarrée sous Chirac/Villepin à 2012, qui n’est pas terminée).
Même topo au sujet de l’immigration où les deux finalistes se sont bataillés sur les chiffres de l’immigration légale (environ 185000 en 2011) et illégale (supérieure aux 27K à 30K reconduites aux frontières par an depuis 2007). Alors que le débat est bien plus complexe : le solde migratoire est bien plus faible (environ 77K en 2011) parce que des étrangers et des français quittent aussi la France régulièrement, notamment une bonne part des (environ) 65K étudiants étrangers qui arrivent chaque année en France. Et dans le même temps, il y a environ 140000 naturalisations par an. Bref, les flux migratoires mériteraient un beau schéma pour être compréhensibles. Sinon, cela devient une stérile bataille de chiffres contre une bataille de ressentis. Et cela alimente les extrêmes qui eux aussi savent analyser les chiffres (cf La Désinformation autour de l’Immigration qui semble en phase avec les propos de Marine Le Pen).
La politique utilise bien évidemment des techniques manipulatoires mais elle fait face à la complexité de sujets difficiles à vulgariser. C’est le cas en économie.
Erreurs par omission
Les erreurs par omission sont courantes sur des sujets complexes. C’était le cas du thème de la compétitivité dans le débat du 2 mai 2012.
Pour François Hollande, la solution est dans le financement public des entreprises (BPI, Livret Industrie) alors que la France est déjà l’un des pays les plus interventionnistes. Pour Nicolas Sarkozy, le discours tourne surtout autour de la baisse du coût du travail, focalisée sur les bas salaires, une vue quelque peu étriquée du problème.
Chacun sait pourtant que notre (absence de) compétitivité dépend de plein d’autres paramètres, moins porteurs politiquement : notre culture entrepreneuriale encore déficiente, la relation au risque, la maitrise de l’anglais, une culture managériale qui n’évolue pas assez vite, un manque d’éthique dans les affaires et notamment entre grandes entreprises et PME, la lourdeur bureaucratique où nous sommes en 116ième place sur 142 pays évalués (en ordre croissant de bureaucratie pour les entreprises), le manque de souplesse du marché du travail, etc. La complexité des sujets que les politiques ont à traiter est donc indirectement génératrice de nombreux mensonges par omission et de simplifications outrancières.
D’ailleurs, qui a parlé des entrepreneurs dans cette campagne ? Sarkozy ? A peine ! Hollande ? C’est lui qui va “mettre les emplois” là et là grâce à diverses subventions. Les autres ? Pas beaucoup mieux à part peut-être François Bayrou qui est l’un des rares à s’être intéressé à la question.
Et pour terminer cette classification, nous avons dans le pire des erreurs où il faut se boucher le nez :
Techniques d’amalgammes
Quand la logique floue interfère trop dans les propos, les amalgames sont très courants.
Exemple avec la dénonciation des “chèques faits aux riches” par les socialistes alors qu’il s’agit d’un remboursement d’un trop-perçu dans le cadre du bouclier fiscal qui peut être certes contesté dans son principe. D’une manière générale, “les riches” n’étant pas clairement définis, les “cadeaux aux riches” permettent tous les abus de langage.
Ce fut le cas avec la fameuse loi TEPA fourre-tout de 2007 qualifiée de “cadeaux aux riches” par le PS à longueur d’année, alors que les véritables cadeaux aux riches représentaient une petite part des dépenses fiscales de cette loi. De toutes manières, comme 50% des foyers ne payent pas d’impôt sur le revenu et que celui-ci est concentré en valeur sur les 20% les plus aisés, ce sont eux qui servent de variable d’ajustement de l’IR et de l’ISF. Et François Hollande a toujours négligé d’évoquer les augmentations de l’IR dans les tranches hautes et sur les revenus du capital introduites dans la loi de finances 2012. Et l’on se trouve dans une situation curieuse où un prélèvement exceptionnel de 3% pour les hauts revenus (250€ à 1m€/an selon la situation) va rapporter 200 m€ tandis que le fameux taux d’imposition de 75% à partir de 1m€ de revenu par an ne rapporterait… rien, d’autre que des voix d’électeurs.
Au passage, cela m’a toujours étonné que l’on n’intègre pas les revenus des jeux de hasard (Loto, etc) dans l’impôt sur le revenu. Gagner 1 m€ ou plus au Loto n’est ni un revenu du travail, ni un revenu du capital. Pourquoi cette exception ? Parce que la distribution des gains est déjà taxée en amont ?
Autre abus de langage contre Sarkozy : il aurait “créé” le bouclier fiscal alors qu’il n’a fait qu’en abaisser le seuil de 60% à 50% et à en changer certes également la définition de ce qu’il intégrait (CSG, plus grand abattement sur résidence principale, etc). Il l’a d’ailleurs intégralement supprimé dans la loi de finances 2012, en baissant au passage les taux d’imposition de l’ISF ainsi qu’en augmentant le plancher. Enfin, les “cadeaux aux riches” seraient responsables de l’augmentation de la dette de 500 Md€ pendant les cinq dernières années alors qu’ils n’en expliquent qu’au plus un vingtième (ça dépend de ce que l’on intègre dans ces cadeaux).
Les partis extrêmes sont aussi une belle source d’amalgames et de contre-vérités. Là, il faut faire du décodage en mot à mot. Notamment lorsque la dette est dénoncée comme une création des banquiers alors que son origine réside dans les déficits publics incontrôlés des Etats.
Erreurs grossières
Les discours sont souvent émaillés d’erreurs grossières qui invalident complètement le propos.
Nicolas Sarkozy en est assez coutumier notamment lorsqu’il évoque la situation économique d’autres pays européens comme en Espagne ou en Allemagne. A répétition, on a eu droit par exemple à la suppression de l’ISF en Espagne… qui y a été rétabli pour deux ans en 2011. Et aussi lorsqu’il traite du niveau des prélèvements obligatoire où la France n’est certes pas la dernière de la classe, mais pas loin quand même (7ième). Au lieu d’évoquer le niveau de la dépense publique par rapport au PIB où la France est en meilleure (moins bonne…) troisième position.
Nicolas Sarkozy s’est aussi entièrement trompé au sujet du taux d’encadrement des élèves où nous sommes au plus bas au lieu d’être au plus haut comme il l’affirmait. Et cette histoire des horaires de piscines à Lille montée en épingle par l’UMP. Emmêlage de paluches ou erreurs volontaires ? A force de vouloir parler avec ses tripes et d’avoir l’œil rivé sur les sondages, il en est venu à éliminer la raison !
Mensonges sur l’inavouable
Je n’ai jamais vu un politique admettre un financement occulte de campagne électorale sauf en fin de procédure judiciaire le concernant, et lorsqu’il était encore sain d’esprit (ce qui est n’est plus le cas de Chirac qui se la coule malgré un bon paquet de casseroles).
Pour ce qui est donc des affaires Karachi et de la Libye, il faudra attendre quelques années pour que le voile se lève sur les aspects les plus sombres de ces affaires, les révélations de Médiapart n’étant probablement qu’un tout petit bout de l’histoire. Ou bien une calomnie montée de toutes pièces par vengeance de l’entourage de Kadhafi comme le fut en son temps l’affaire des diamants de Giscard, provoquée par Bokassa et alimentée par certaines officines du RPR de l’époque pressées de se débarrasser de VGE. Un empressement confirmé ensuite par la fameuse trahison de Chirac contre son propre camp en 1981.
Patience, la vérité verra le jour progressivement… ! D’ailleurs, si on savait tout ce qu’on ne sait pas, on tomberait par terre ! C’est malheureux à dire.
Les pratiques
Le niveau des erreurs dépend de la manière dont fonctionnent les partis politiques et les candidats. Elle dépend aussi de leur éthique.
La capacité de travail des politiques… peut ainsi jouer. Ceux qui bossent bien leurs dossiers et qui ont une bonne mémoire et un peu d’éthique ont des chances de faire moins d’erreurs que les autres. Mais parfois cela peut leur jouer des tours.
Le fonctionnement interne des formations politiques joue aussi. On imagine sans difficulté le blanc bec d’une équipe de campagne trop content d’avoir trouvé un chiffre ou un fait intéressant qui pourrait nuire aux parties adverses, qui les remonte dans la hiérarchie. Et de fil en aiguille, qui arrive jusqu’au candidat qui les utilise sans filets et sans suffisamment de vérifications. Peu importe les vérifications si cela alimente un discours qui en a besoin.
Et puis, il faut citer une grande et bien vieille astuce permettant d’éviter les erreurs : l’usage abusif de la rhétorique et de l’idéologie.
Allez par exemple tenter l’exercice du fact-checking du discours de Marine le Pen de l’Opéra du 1ier mai 2012 ! Pas de chiffres, pas de risques ! Le pire, c’est que c’est diablement efficace car c’est très bien écrit. Quand elle évoque la présidentielle transformée en “entretien d’embauche d’un directeur des opérations à la solde du FMI et de la Banque Centrale Européenne” ou la “gauche ultra-libérale”, son efficacité dans la manipulation des foules fait froid dans le dos.
Est-ce que cela doit détourner les autres politiques de la raison ? Ils doivent associer la raison, l’empathie (autre mot pour démagogie pour les mauvaises langues) et les valeurs fondamentales de la république. La contraposée de l’abus de rhétorique et de l’idéologie est l’évocation des “valeurs” (justice, équité, travail, famille, selon). C’est un exercice où François Hollande a quelque peu dépassé Nicolas Sarkozy pendant cette élection. D’où au passage les reproches qui lui étaient faits sur l’absence de précision de ses propositions.
Citoyenneté
Au final, toutes ces erreurs comptent en apparence bien peu puisque la grande majorité des électeurs ne s’appuie pas sur les faits et les chiffres pour choisir. La rumeur et le ressenti comptent bien plus en général. Il n’y avait qu’à observer la grande différence d’appréciation de François Fillon et Nicolas Sarkozy dans les sondages alors qu’ils appliquaient pourtant exactement la même politique.
Pourtant, encourager les citoyens à creuser les sujets de la campagne, à s’éduquer, à tenter de mieux comprendre les soubresauts de l’économie, à apporter un peu de rationalité dans leur jugement reste une œuvre de salut public. “Le peuple” est mis à toutes les sauces en période de campagne. Le fact-checking va dans le bon sens, continuons à l’encourager et à en profiter pour développer notre esprit critique ! C’est devenu l’un des moyens d’action des contre-pouvoirs dont la presse n’est pas la seule composante.
Etre citoyen va au delà du vote. Un vote ne doit pas être un blanc-seing quelles que soient ses opinions et convictions ! Il faut s’approprier les thèmes et si possible un peu au delà de sa propre fenêtre ce qui n’est pas évident. Quel que soit l’élu de dimanche, même si on a une petit idée du résultat, il faudra poursuivre le fact-checking.
Je me suis un peu détourné de ma ligne éditoriale habituelle avec cet article de circonstance. Mais je reviendrai dans les bonnes habitudes en continuant dans la lancée du quinquennat qui s’achève. A décortiquer les politiques de l’innovation du futur gouvernement, notamment dans le numérique et à continuer de faire quelques propositions dans ce domaine.
Bon vote et bon week-end !
Reçevez par email les alertes de parution de nouveaux articles :
Belle réflexion, merci! – Fact-checking récursif de la présidentielle http://t.co/9HsYDRHe
excellent bien qu’un peu indulgent “@olivez: “Fact-checking récursif de la présidentielle” http://t.co/ItbxrfGj ”
Fact-checking récursif de la présidentielle http://t.co/v1QM5w3M Excellent topo et bel éclairage des causes d’erreurs !
“Fact-checking récursif de la présidentielle” de @olivez sur http://t.co/CUu2fHLb – Très complet tour d’horizon
Merci pour ce post très complet ! Sacré boulot sur le catalogue des erreurs politiques… Apparemment tous nos politiques ont lu “l’Art d’avoir toujours raison” de Schoppenhauer…
Juste une petite précision concernant le site collaboratif nantais : c’est FactWatchers et non FactCheckers.
Par ailleurs, il est vrai que nous sommes parti un peu tard du point de vue de la campagne présidentielle, mais nous sommes dans les starting blocks pour les législatives !
J’en profites pour vous soumettre ce lien vers un billet de notre blog qui dresse un premier bilan d’audience de notre site qui, je le rappelle, est le seul en France à permettre aux internautes d’intervenir eux-mêmes dans le fact checking :
http://blog.factwatchers.com/post/22374110514/fact-checking-du-debat-du-2-mai-merci
Bonjour,
Votre article tombe à pic. Après un début de débat avec des amis sur les réseaux sociaux au sujet des chiffres et de leur interprétation (et des messages partisans que cela génère sur FB et Twitter) je me faisais la réflexion suivante “Pourquoi Olivier Ezratty n’a pas encore abordé ce sujet, ça collerait quand même assez bien avec sa ligne éditoriale” et bing! moins de 24h après, l’article est là.
Va-t-on voir apparaitre maintenant des “scorecards” pour voir si les objectifs annoncés (en politique on emploie plutôt le terme de promesses) sont tenus ?
Il y en aura comme il y en a bien eu pour Sarkozy dans la presse hebdomadaire et mensuelle. Pour ma part, je me focaliserai sur ce qui concernera l’entrepreneuriat et le numérique.
La prochaine étape est déjà d’observer qui va être nommé aux postes clés et comment les responsabilités seront réparties dans les Ministères. La plus grande crainte des industries du numérique, par exemple, et de se voir intégrées dans un Ministère qui couvrirait aussi la culture.
Merci pour cette analyse très précise du fact-checking. Ce qui m’étonne aujourd’hui c’est que malgré cette tendance à la vérification de l’information, la plupart des électeurs ne se focalisent plus sur ces aspects. J’ai la triste impression que ce n’est plus une question de fond mais plutôt de forme.
Cec idit, j’aime bien l’idée des scorecards !
Bonjour,
Merci pour ce post sur un sujet qui semble important pour la démocratie.
Je me permet d’ajouter un liens vers l’institut Montaigne:
http://www.chiffrages-dechiffrages2012.fr/comparaison/francois-hollande_nicolas-sarkozy
Qui est une bonne source d’information pour la catégorie “Coût des programes”.
Merci pour cet excellent article. Justement notre forum d’actualité politique vient de lancer sa rubrique fact-checking :
http://actu-politique.info/actu-politique-lance-le-fact-checking-t7091.html
Nous espérons affiner notre méthodologie en tenant compte des difficultés que vous évoquez à propos des sites existants, notamment à l’aide d’un processus transparent qui vise à attribuer un score de véracité mais aussi un score de pertinence à chaque élément servant à la vérification.