En janvier 2015, Bpifrance avait lancé une opération de promotion des innovations de services, notamment dans son Guide des Innovations Nouvelle Génération. On était en pleine vague du concept d’uberisation. Depuis, aucune nouvelle startup française ne semble avoir percé à l’échelle mondiale pour uberiser ou intermédier quoi que ce soit. Nous avons toujours l’emblématique Blablacar qui incarne cette filière. Il connait des hauts et des bas mais est toujours sur pattes. Lorsque je fais le tour des startups ayant réalisé les plus grande levées de fonds ces dernières années, je constate qu’elles sont en majorité plutôt “high tech” que “low tech” (voir page 302 du Guide des Startups édition 2018), même lorsqu’on ne peut pas les classifier stricto-sensu dans les deep techs.
En décembre 2016 et début 2017, j’avais publié une série de plusieurs textes sur la renaissance des startups scientifiques – 1. Je sentais que l’écosystème français des startups était un peu trop tourné vers les innovations de services avec des difficultés à les faire percer à l’international et pas assez investi dans des projets à plus fort contenu technologique. J’y décrivais les spécificités de ces startups, les raisons pour lesquelles elles avaient plus de chances de devenir des acteurs d’ampleur mondiale, et quelques-uns de leurs facteurs clés de succès.
Je m’étais attardé sur une belle brochette de startups des medtechs et biotechs, principalement françaises (DNA Script, Supersonic Imagine, Damae Medical, Mauna Kea, EOS Imaging, Eye Tech Care, Théraclion, Cardiologs, Cellectis, …). Je m’étais arrêté un peu en cours de route car j’avais prévu initialement de couvrir également les startups technologiques des greentechs. J’ai alors pris le chemin de l’intelligence artificielle, une forme de deep tech qui monopolise l’attention depuis cette période.
Les deep techs font depuis l’objet de toutes les attentions. La French Tech a communiqué dessus à l’occasion de la participation française au CES 2018. Lancée en 2014, la conférence Hello Tomorrow en est un showcase international d’excellent niveau. Sa prochaine édition se tient à Paris les 14 et 15 mars à Paris. Deeptech Founders, lancé par Xavier Duportet, le créateur de Hello Tomorrow, fédère une belle brochette de mentors, presque tous fondateurs de deep techs françaises. Des fonds spécialisés dans les deep techs se lancent comme Quantonation dans l’informatique quantique. France Biotech fait de plus en plus la promotion active des startups de son secteur, à la fois dans les biotechs et les medtechs.
Enfin, le plan France IA de mars 2017 suivi du rapport de la mission Villani en mars 2018 ont creusé le sillon de l’IA qui est l’une des branches les plus actives des deep techs, même si on y trouve à boire et à manger.
Bpifrance met le paquet sur les deep techs
Fin janvier 2019, Bpifrance lançait son initiative Génération Deep tech en grande pompe à Paris. L’initiative est documentée dans un PDF A5 de 140 pages librement téléchargeable. Il comprend des témoignages d’entrepreneurs de startups deep techs et quelques bonnes pratiques associées.
Il rappelle en creux que les startups deep techs Israéliennes bénéficiaient en 2017 de près de quatre fois plus d’investissements que leurs homologues françaises (1200 M€ vs 320 M€). Entre 2013 et 2017, les ratios entre régions n’ont pas énormément changé. Le poids de l’Europe a augmenté en 2017 grâce à deux levées de fonds, celle de Roivant (biotech) en Suisse et de Oxford Nanopore (medtech) au Royaume Uni.
L’annonce de Bpifrance de janvier 2019 consolidait d’autres lancements autour des deep techs.
Cela comprenait l’installation du Conseil Supérieur de l’Innovation à Bercy en juin 2018. A la clé, le lancement de défis dans des filières à forts enjeux technologiques et sociétaux (IA, mobilité, santé, cyber-sécurité) avec 150 M€ par an issus du FII (Fonds Innovation et Industrie). Au même moment, Bpifrance se donnait comme objectif de doubler le nombre de création annuelle de startups dans les deep techs (à 2000) et de les aider à grandir pour devenir des scale-ups leaders.
Les moyens annoncés étaient modestes avec 70 M€ de financement par an consistant à saupoudrer des aides dans les Bourses French Tech Emergence, dans le concours i-Lab du Ministère de la Recherche et au niveau des aides individuelles à la R&D. Voir La France prend le virage des deep tech et La deeptech : la nouvelle tendance de l’innovation (juin 2018). D’ailleurs, on devrait plutôt parler de “deep techs” que de “la deep tech” comme dans La France prendra-t-elle le virage des « Deep Tech » ? mais passons.
En décembre 2018, les annoncent passaient à la vitesse supérieure avec un plan de 1,3 Md€ étalé entre 2019 et 2023, issus de fonds de fonds, du Programme d’Investissements d’avenir (PIA) avec 300 M€ issus de Bpifrance. En tout, ces investissements publics combinés à leur contrepartie privée devrait représenter 5 Md€ sur cinq ans. Si les investisseurs privés suivent le pas, ce qui n’est pas toujours évident.
Enfin, en janvier 2019 était annoncé un plan plan complémentaire doté de 800 M€ de nouvelles aides, lui aussi étalé sur 5 ans. Tout cela comprend le financement des SATT (Sociétés d’Accélération du transfert des technologies) à hauteur de 400 M€ sur cinq ans. Elles ont pour mission de valoriser la propriété intellectuelle issue des laboratoires de recherche publique auprès des entreprises ou par la création de startups.
En janvier 2019, les thèmes mis en avant étaient l’IA, les nouveaux matériaux, l’informatique quantique, la robotique, la production et le stockage de l’énergie, les biotechnologies et les nanotechnologies. On devrait y ajouter les transports, même si ces derniers font largement appel à ces diverses technologies. Le choix d’investir dans les deep techs est aussi lié au besoin de faire de la “tech for good”. J’y vois aussi un intérêt qui est de relier les startups au monde physique, même s’il est assez rare de croiser des startups qui sont 100% dans l’immatériel sans relation avec le monde matériel.
Le référentiel de Bpifrance définit les startups deep techs comme étant issues de travaux de recherche publique ou privée, introduisant de fortes barrières à l’entrée, ayant un fort avantage différenciateur (qui devrait être un critère pour n’importe quelle startup) et avec une approche du marché longue et complexe (idéalement, seule la partie scientifique et technologique devrait être longue et complexe, pas forcément l’abord du marché). Peut-on créer une deep tech même sans forcément valoriser des travaux de recherche publique ou privée ? Ce n’est pas impossible mais c’est plutôt rare.
On a toujours bien du mal à comprendre si ces annonces représentent des moyens supplémentaires ou s’il s’agit d’une nouvelle labellisation de programmes existants. En général, c’est un mélange des deux et la manne financière de l’Etat vient presque toujours des PIA. L’approche quantitative de ce genre de programme est souvent lacunaire mais il en va généralement ainsi de nombreux plans sur l’innovation qui ne peuvent pas relever d’approches parfaitement déterministes.
Au passage, rappelons que la France est dans la moyenne européenne dans ses dépenses de recherche ramenées au PIB mais supérieure aux allemands et aux anglais dans le nombre de chercheurs par habitant. Ce qui est un bon rappel de leur faible niveau de salaires. La Corée du Sud est un des champions du monde en dépenses de recherche, aidée par sa recherche publique et par le poids de ses grands acteurs industriels (Samsung, LG, Hyundai, …). Il reste donc encore fort à faire pour revaloriser les parcours dans la recherche.
A l’échelle mondiale, les moyens financiers du plan deep tech français sont évidemment fort modestes, surtout face aux moyens déployés aux USA ou en Chine. Même couplés aux investissements privés locaux, ils sont largement insuffisants pour financer des startups deep techs très ambitieuses. Nous sommes face à un dilemme qui touche toute l’Europe : soit les startups prometteuses se font aussi financer par des capitaux extra-européens et s’internationalisent au niveau capital et équipes, soit elles restent confinées à leur pays et ne grandissent pas assez vite.
En tout cas, ce mot d’ordre sur les deep techs pourrait aider à faire le ménage dans certains accélérateurs de startups qui ont maintenant trop tendance à accueillir un grand nombre de jeunes entreprises qui ne seront probablement jamais des startups, et ne sont que des agences de services en tout genre (communication, web agencies, ESN, design).
Au-delà du financement
Est-ce que ces différentes annonces vont permettre aux deep-techs françaises de briller à l’échelle mondiale ? Ce sont des moyens bienvenus mais ils sont évidemment loin d’être suffisants. Le succès des deep techs n’est pas qu’une histoire de financement. Bpifrance l’a d‘ailleurs bien compris en prévoyant une dimension formation à l’entrepreneuriat dans son plan, surtout à destination des chercheurs qui souhaitent entreprendre. Il y a fort à faire pour les mettre à niveau.
Nombre de dimensions et de choix stratégiques de ces entreprises conditionneront leur devenir. Vont-elles créer une offre produit compétitive fonctionnellement et économiquement à partir de travaux de recherche ? Protégeront-elles efficacement leur propriété intellectuelle et celles des laboratoires de recherche qu’elles exploiteront le seront-elles dans des conditions viables ? Vont-elles se développer rapidement à l’international ? Sont-elles capables de bâtir des partenariats ? Pourquoi pas à l’échelle européenne ? Auront-elles accès à un pool de talents humains en quantité et qualité ? Leur modèle produit cible-t-il de véritables marchés de volume avec des économies d’échelle ? Est-ce que la startup peut rapidement passer d’un modèle produit à un modèle plateforme en consolidant sa position avec un écosystème aussi dense que possible ? Comment peuvent-elles grandir sans être acquises par de grands acteurs étrangers du numérique ? Est-ce que la structure de leur actionnariat le permettra ?
Dans certains domaines comme celui de l’informatique quantique que j’ai décortiqué et benchmarké sur plusieurs pays, j’observe de près et en temps réel ce qui peut manquer à l’éclosion d’un écosystème de deep techs et sur lesquels nos efforts devraient porter.
Time to market
En premier lieu, les startups du nouveau domaine ne sont pas toujours lancées au bon moment face à leurs concurrentes d’Outre-Atlantique. Le “time to market” reste un avantage clé pour réussir. D’ailleurs, Bpifrance met en avant une enquête réalisée par le BCG et Hello Tomorrow qui place cet aspect en premier des préoccupations des entrepreneurs des deep techs françaises devant les questions de financement et les risques scientifiques, technologiques et marché.
Pour ce qui est de l’informatique quantique, l’Europe est clairement en retard. La majorité des startups du secteur, aussi bien dans le matériel que dans les logiciels sont américaines et canadiennes. Il va falloir se dépêcher pour rattraper ce retard. Dans d’autres domaines, on peut être mieux positionné comme l’est Ledger dans les crypto-monnaies. Ils avaient le plus grand stand du secteur crypto-monnaies et blockchain de tout le CES 2019 ! C’est rare et mérite d’être souligné.
Compétences
Le second écueil qui affecte les deep techs et leur croissance est l’accès aux compétences. Est-ce que l’enseignement supérieur s’adapte suffisamment rapidement pour se lancer dans de nombreuses filières, pour attirer des enseignants, former des docs et post-docs, et former des étudiants ?
Le conservatisme rampant ralentit généralement l’adaptation de ces établissements. On a connu le même retard en ligne en génomique ainsi que dans l’IA ou dans les recherches sur les protocoles d’Internet avant 1995 comme le relate Tariq Krim dans son brûlot Comment le France s’est vendue aux GAFAM en janvier 2019 dans Le Point. Il y fait cependant quelques exagérations : Alcatel voulait être fabless, certes, mais c’est aussi le cas de Cisco et de Qualcomm. L’industrie française n’a jamais été leader mondial dans le numérique sauf dans de très rares exceptions comme celle de Dassault Systèmes qui est toujours le numéro 1 de son secteur, la CAO et le PLM. La France a aussi complètement raté la révolution micro-informatique malgré le précédent de Micral. A cette époque là, pendant les années 1970 et 1980, la France n’avait quasiment pas d’écosystème de startups et on comptait trop sur les grandes entreprises pour “innover”.
La quête des compétences n’est pas une simple question de financement mais d’adaptation rapide des cursus aux enjeux mouvants des sciences et technologies et d’une capacité de remise en cause qui est rarement au rendez-vous. Cependant, dans la majorité des sujets, les laboratoires de recherche français en ont sous la pédale pour générer des deep techs dignes de ce nom. Bpifrance en identifiait un bon nombre fin janvier 2019 (ci-dessous).
La recherche publique française doit gérer un délicat équilibre entre recherche fondamentale et recherche appliquée. Cette dernière a souvent plus de chances de mener à la création de startups. Passer directement de la recherche fondamentale à la création de produits sans passer par l’étape de la recherche appliquée n’est pas évident. Cela explique la raison d’être de CEA Tech avec le Leti, le List et le Liten. D’autres établissements de recherche publique comme le CNRS, l’INRIA ou l’INRA ne semblent pas faire cette distinction. D’où la création d’usines à gaz que sont les IRT et autres 3IA qui doivent faire le pont entre la recherche publique et les entreprises.
Les compétences à assembler pour créer une bonne deep techs sont nombreuses. Il faut certes des chercheurs mais aussi des ingénieurs qui vont contribuer à créer “le produit” et à l’industrialiser. Enfin, la dimension business requiert des compétences et expériences en marketing et dans la vente.
La question des compétences rappelle le besoin pour les deep techs d’avoir aussi rapidement que possible des équipes internationales. C’est ce que l’on peut souvent observer de près. Comme les laboratoires de recherche français emploient de nombreux chercheurs venant du monde entier, on les retrouve ensuite dans les deep techs. Cela doit continuer.
Marché intérieur
Le troisième écueil est le manque de dynamisme de notre marché intérieur. Malgré les déclarations de bonnes intentions des grandes entreprises françaises, elles sont loin d’être de véritables facteurs d’accélération du succès de nos startups, surtout à l’international. Les projets y démarrent toujours aussi lentement, surtout lorsqu’il s’agit de générer des économies d’échelle pour les startups.
Heureusement, comme dans le marché des composants, les startups concernées s’orientent rapidement vers des clients étrangers comme en Asie. Elles n’ont pas le choix : les clients français de cette filière sont peu nombreux.
Il en va de même de nombreuses biotechs et medtechs qui obtiennent parfois l’autorisation de mener des tests cliniques aux USA plus rapidement qu’en France. Et l’Europe ? Elle constitue rarement un effet de levier efficace, étant un marché trop fragmenté à tous points de vue malgré l’Euro et l’Union Européenne.
Approvisionnement
Le quatrième écueil concerne les deep-techs qui produisent du matériel électronique. Elles ont une difficulté grandissante à acquérir les composants et matières premières rares nécessaires à leur fabrication. Soit parce qu’ils en ont besoin en faible volume, soit que leur production est monopolisée par les grands acteurs mondiaux.
Très souvent le contournement reste la fabrication en Asie, avec des relais sur place qui savent où et comment s’approvisionner. C’est l’un des facteurs clés qui ralentissent la réindustrialisation en France de la filière électronique. Nombre de startups des objets connectés se sont cassées les dents sur cette dure réalité.
Société et culture
Le dernier écueil est sociétal et culturel. Les chercheurs français s’orientent moins facilement qu’ailleurs dans l’entrepreneuriat et y sont moins bien armés.
De plus, les Français n’ont pas confiance dans l’avenir et dans les sciences. Ils ont peur de presque tout, et une bonne partie des élites intellectuelles mettent souvent de l’huile sur le feu. Il est difficile d’être leader mondial des deep techs si l’on n’a pas confiance dans leur capacité à changer le monde pour le meilleur. Est-ce que la volonté de faire de la tech for good et de l’IA éthique compense ces craintes ? J’en doute.
Les pays leaders des deep techs ont un meilleur équilibre entre leur culture d’entreprise, leur confiance dans les technologies et une vision plus positive de l’avenir.
Ces écueils doivent-ils nous faire broyer du noir ? Non. Nombre de deep-techs savent les contourner. et s’affranchir des contraintes qui sévissent en France. Nous avons bien des Inside Secure, Talend, Sequans, Ledger, Algolia, Dataiku, Navya, Eligo Bioscience, Snips, Prophesee, Diabeloop et autres DNA Script qui se développent, le plus souvent en s’orientant rapidement à l’international.
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