Nous allons terminer cette longue série d’articles en faisant un état rapide de la recherche et en concluant avec les tendances du marché et en revenant sur les modèles économiques de ce secteur.
Le rôle de la recherche
Le traitement numérique de la photographie fait partie d’un champs de la recherche particulièrement vaste : la “computational photography” (voir ce papier qui en explique bien la portée et les différentes catégories). Il donne lieu à différents travaux visant à améliorer les photos, à les combiner entre elles et à les organiser et à les rechercher. Les travaux proviennent de tous les continents, mais surtout des USA et de l’Asie. L’Europe est plus fragmentée et moins visible.
Le moyen de se faire une idée des travaux en cours est de consulter les publications du SIGGRAPH 2008 (et années précédentes). Cette conférence qui traite de l’image réelle et de synthèse est très courue par les spécialistes de la computational photography. On peut y trouver quelques travaux de recheche qui pourraient bien se retrouver un jour dans votre logiciel d’édition de photos. Voici quelques exemples :
La suppression de l’effet de brouillard de Raanan Fattal dont les démonstrations sont très marquantes et correspondent à des situations que l’on rencontre très fréquemment. C’est plus sioux que la simple modification d’une courbe de niveaux. Les nombreux effets de ce genre reposent sur des formules mathématiques que les chercheurs simulent généralement avec l’outil MatLab (ou son équivalent open source SciLab). Reste ensuite à les coder en dur pour des raisons d’efficacité et à les intégrer dans nos logiciels, le plus souvent sous forme de plug-ins.
La suppression du flou de bougé de trois chercheurs de l’université de Hong Kong améliore nettement les résultats par rapport à l’état de l’art actuel. Et qui fonctionne si le sujet à photographier ne bouge pas. Les exemples présentés sont plus que bluffants. Il serait intéressant que cela fonctionne également lorsque l’on est en basse lumière et avec du “bruit” de capteur lié à une sensibilité élevée.
Le détourage automatique reste une grande préoccupation. On trouve cette fonctionnalité dans pas mal de logiciels et en particulier dans Photoshop CS3 et dans GIMP. Mais le résultat n’est pas toujours extraordinaire et il faut l’affiner à la main, sans compter l’épaisseur de pixel en trop qu’il faut supprimer à la main dans l’image détourée car elle comprend la luminance du fond. Dans ce domaine, trois chercheurs des Universités de Washington, Berkeley et de Microsoft Research ont publié “Soft Scissors” en 2007, un algorithme visiblement capable de traiter le difficile cas des cheveux. Là aussi, on est prêt à l’adopter !
Dans le plus exotique, nous avons le remplacement de visages par d’autres dans une photo, qui correspond à des usages moins courants, l’usage d’un ou de plusieurs flash pour supprimer les brillances d’objets ou pour reconstituer une texture 3D des objets et aussi le “seam carving”, présenté au SIGGRAPH 2007 et intégré notamment dans le plug-in Liquid Rescale pour GIMP (qui existe aussi pour Photoshop). Il permet (ci-dessous) des élargissements ou rétrécissements intelligents des photographies qui préservent les proportions des éléments qui la composent.
Sinon, les travaux sur le contrôle de la profondeur de champ sont le plus souvent basés sur des capteurs ou accessoires de caméras capables d’ajouter à la couleur RGB une troisième grandeur, la distance. Et à partir de cette information, de reconstituer des images dont ont peut contrôler la profondeur de champs (totale ou réduite à un ou plusieurs éléments de la photo selon leur distance). Le futur des capteurs est en effet plein de surprises. Ils pourraient un jour capter non seulement la lumière incidente en RGB, mais aussi la distance d’origine, la polarisation, et l’incidence des rayons de lumière reçus. La “photo 3D pour tous” pourrait bien arriver un jour !
Dans les entreprises privées, notons que Microsoft Research investit pas mal dans le domaine, avec la publication de 14 des 108 papiers du SIGGGRAPH en 2007. Nous avons déjà évoqué le cas de Photosynth, lancé en août dernier. Ils ont aussi commis Photo Collage, un logiciel de collage de photos payant à $30, mais pas bien extraordinaire). Et aussi, HD View, qui rappelle ce que fait Zoomorama pour créer des images zoomables. Ils ont aussi un logiciel permettant de séparer automatiquement les photos d’une page scannée. Et aussi Photo Clip Art, un projet conjoint avec Carnegie Mellon, pour l’ajout d’objets et personnages pris dans une bibliothèque dans une scène avec effets d’ombres et perspective. Voir aussi ces différents progrès de Microsoft Research des dernières années intégrés notamment dans feu Microsoft Digital Image Pro (que Microsoft a malheureusement abandonné !).
De leur côté, les Adobe Technology Labs investissent aussi dans la recherche, mais communiquent et publient moins dans ce domaine, malgré le leadership de l’éditeur dans les logiciels graphiques.
De son côté, notre nationale INRIA est focalisée sur les techniques d’indexation par le contenu, permettant d’améliorer les solutions de recherches de similaires que nous avons vu dans le précédent post. C’est l’objet de son laboratoire IMEDIA. Avec pas mal de projets associés dans le cadre de Quaero.
Le scénario classique d’ajout de fonctionnalités est en tout cas le suivant : la recherche mène à la création d’un utilitaire ou d’une startup “feature company” et puis ensuite, à une acquisition de la technologie par un grand éditeur (soit l’entreprise soit des licences de logiciels ou de brevets). Autre option : la recherche n’aboutit pas à une fonctionnalité utile pour tout un chacun et finit dans les tiroirs ou alimente les travaux de recherche suivants.
Dynamiques de marché
Voici en vrac cinq tendances dans les usages qui me semblent marquer la photographie numérique et ses logiciels :
- Le paradoxe de la commoditisation de ce marché, avec des taux d’équipements des ménages dépassant allègrement les 50%, et dans le même temps, d’une certaine complexité à gérer ses photos. Les solutions matérielles et logicielles doivent ainsi gérer la “simplexité” : elles gèrent la complexité et sont simples en apparence. C’est par exemple le cas de Picasa pour les logiciels ou des appareils photos compact Lumix de Panasonic.
- Les migrations de valeur continuent avec le rôle croissant du web (partage, stockage, backup), les fonctionnalités logicielles qui peuvent être intégrées dans les appareils photos, et le les mobiles qui grignotent des parts d’usage sur les appareils compacts. Avec beaucoup d’automatisations des traitements pour la photo souvenir “non créative” (la majorité des cas!). Le “capture to web” va aussi simplifier les processus. Qu’ils soient connectés en wifi (pour les appareils photos) ou en téléphonie data (pour les mobiles), les services permettent de plus en plus de se passer du PC et de publier directement sur le web. Mais il faut bien trier et gérer. En fait, deux usages cohabitent : la publication impulsive en temps réel, très courante chez les jeunes et dans un contexte de réseau social, adapté aux mobiles. Et une publication avec plus de recul : pour les photos de famille et le tourisme, et avec de “vrais” appareils photos.
- Un flou croissant entre les applications professionnelles et grand public. La forte croissance de la vente des appareils numériques réflex explique cela, avec un déluge de photos RAW à gérer pour les amateurs.
- Le rôle croissance de la géolocalisation, des “Location Based Services” et des GPS. Les premiers appareils photos équipés de GPS arrivent. Ce n’est qu’un début. L’intégration de la photographie avec la cartographie ne fait que commencer !
- Le rôle des standards et notamment du tagging des photos et l’importance d’IPCT/XMP dont nous avons parlé et qui ne sont pas bien connus ni utilisés de manière généralisée.
Du point de vue des modèles économiques, la distribution des solutions logicielles passe soit par Internet soit par le bundling avec du matériel, ce qui en fait un marché très international. Les français y sont d’ailleurs nombreux, tant comme sociétés que comme développeurs indépendants. Nous avons ainsi évoqué les cas de DXO, XNView, Oloneo, Fotonauts sans compter Photoways, l’un des leaders du tirage photos en Europe. Les français sont bons dans l’imagerie en général (2D et 3D), ils peuvent continuer à innover dans ces domaines et à l’échelle mondiale.
Adobe domine toujours le marché avec un CA d’environ $1B dans la photo (la moitié de la catégorie “creative solutions”). Quid des suivants ? Ils ne font au mieux que quelques dizaines de millions de $. Et la barrière à l’entrée est faible pour le développement. Nous avons l’exemple d’IrfanView qui est développé par une seule personne. Le modèle de revenu est assez aisé pour une personne grâce à l’effet de masse. Prenons l’hypothèse de 0,2% de versions vendues à $30 pour 1 millions de téléchargements d’un shareware. Cela fait $60K de revenus annuels, de quoi alimenter un développeur dans pas mal de pays. Et en particulier dans les pays où le PNB par habitant est plus faible que dans le top 10. Et de l’autre côté du spectre, le tout gratuit est possible, chacun étant libre de composer sa bibliothèque logicielle avec Picasa, GIMP, Raw Therapy, Photo Mechanic, Digikam et consorts. Sachant nous l’avons vu que le choix n’est tout de même pas évident !
Enfin, si les services Internet pullulent, leur rentabilité n’est pas évidente. La contextualité de la publication de photos est moyenne pour le placement publicitaire, et en même temps, le coût de stockage et de traitement est supérieur à celui du texte dans les réseaux sociaux. Nous n’avons pas encore de fleuron dont on peut mesurer la rentabilité économique. Flickr est dans Yahoo!, donc il n’est pas possible de savoir ce que cela leur coute ou rapporte (et on sait que Google perd de l’argent avec Youtube, et n’en gagne probablement pas avec Picasa). Attendons nous en conséquence à quelque éclatement de bulle dans le secteur de la photo sur Internet, et à une consolidation des offres !
C’est en tout cas un domaine passionnant où l’on ne s’ennuie pas, ce que j’ai essayé de vous montrer dans cette longue série d’articles qui s’achève ici.
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Bonjour Olivier,
Merci pour ce dossier passionnant.
Pourrais-tu mettre une version complète en pdf de cet article ?
Merci
J’y pense, j’y pense !
J’attend un peu, le temps que les commentaires arrivent et aussi pour laisser reposer la matière et la compléter ensuite avec ce que j’aurai pu oublier.
Bravo Olivier pour ce panorama (!)impressionant.
Comment analysez-vous le relatif échec de Microsoft sur ces marchés? Certainement pas par manque de technologies en interne ou achetables…
– Manque d’intérêt ?
– Toujours vouloir tout relier à Windows, la plateforme, le nuage, les technos de dev, etc, etc ce qui revient à perdre de vue les cibles et les fonctions de base ?
– Produits qui ne trouvent pas leurs réseaux de support “en interne” chez MS?
– Other?
Il y a eu des acquisition récentes de produits significatifs (iView) mais Adobe ne semble pas avoir de soucis à se faire pour le moment…
Encore Bravo pour le blog.
En vrac :
– La photo est avant tout pour Microsoft une “fonction système” que doit bien gérer Windows. D’où le support hardware, les profils couleurs, etc.
– La photo est aussi une fonctionnalité complètement accessoire d’Office.
– Le business photo à proprement parler est très grand public. D’où Digital Image Pro (qui faisait suite à Picture It). Qui a été (dommage) abandonné au profit de la fonctionnalité Windows Photo Gallery de Vista qui est devenue Windows Live Photo Gallery, synergie avec le service Live et le partage en ligne de photos.
– Le monde de la photo (et de la comm en général) est dominé par le Macintosh, où Microsoft n’investit pas/plus au dela de sa suite Office Mac. Leur site pour les pros de la photo (http://www.microsoft.com/prophoto/) présente une offre disparate, essentiellement des utilitaires freeware et surtout, pas éditeur d’image ! C’est bien pauvre. Ils essayent par contre de promouvoir le format HD Photo. Avec peu de chances de s’imposer pour l’instant.
– Les travaux chez Microsoft Research sont sympas mais n’aboutissent pas à un véritable business (Photosynth, etc).
– Le rachat de iViews était un moyen de compléter l’offre Visual Expression, une réponse à l’offre d’Adobe pour séduire les créateurs de sites web, mais pas vraiment les photographes. Ce n’est donc pas la même bataille!
En gros, la photo est une fonction transversale (pour OS, bureautique, développeurs, services web) mais pas un business à part entière pour Microsoft.