J’ai eu l’occasion d’animer cette semaine un débat intéressant sur le web 2.0 et la Silicon Valley, le “SF Valley”. Il s’agissait d’une visioconférence avec d’un côté environ 200 personnes dans l’amphithéâtre des Jardins de l’Innovation de France Télécom à Issy les Moulineaux, et de l’autre, une demi douzaine d’entrepreneurs sis dans l’Orange Lab de San Francisco, animés par Laetitia Mailhes, correspondante permanente des Echos aux USA. La conférence était organisée sous l’égide du G9+ (qui rassemble les groupements informatiques des associations d’anciens élèves de grandes écoles d’ingénieur et de commerce) et pilotée par des anciens de Centrale Marseille.
Les intervenants côté US étaient Daniel Laury (de LSF Interactive, une agence web, également active en France), Béatrice Tarka (de Mobissimo, un site web de voyage), Renaud Laplanche (de Lending Club, un site de prêt en peer to peer), Marc Dangeard (d’Entrepreneur Commons, une association qui propose des prêts aux entrepreneurs) et JD Bergeron (de Kiva, une ONG de microcrédit pour les pays émergents). Nous avions sinon Thierry Bonhomme, Directeur de la R&D de FT ainsi que Georges Nahon, patron des Orange Labs de San Francisco.
On devait parler web 2.0. Mais la thématique de cette conférence de plus de deux heures a nettement penché sur l’impact de la crise financière dans le monde des startups. Et de comparer la résilience des nos économies respectives face à cette crise.
L’occasion m’en est donc donnée de faire ici le tour de la question en comparant l’impact de cette crise entre la Silicon Valley et la France. Et en mélangeant ce que j’ai pu entendre jeudi dernier et aussi via pas mal d’autres sources.
Le financement des startups
Est-ce que la crise du crédit impacte le financement des startups ? Certainement, mais pas de la même manière aux USA et en France.
Les montants investis par les VCs aux USA se sont ralentis sur le troisième trimestre ($7,4B sur 583 deals, une décroissance de 7,2% par rapport à 2007 sur 673 deals. Et on s’attend à un très mauvais Q4. La tendance des VCs est de financer des seconds et troisièmes tours de sociétés qui ont fait leurs preuves et beaucoup moins d’amorçage. C’est ainsi que les VCs utilisent les fonds qu’ils ont levés en 2007. Ils s’orientent aussi nettement sur des secteurs porteurs comme les greentechs, où la Silicon Valley est très active. La crise du financement a en tout cas refroidi les VCs qui finançaient encore beaucoup trop de startups web 2.0 fonctionnant sur un modèle publicitaire. Les VCs privilégient maintenant les modèles économiques capables de générer du revenu rapidement. La crise va sérieusement assainir le marché !
En France, nous n’avons pas encore de données sur Q3 2008. La loi TEPA a quelque peu gonflé le financement de FCPI, un véhicule privilégié pour de nombreux VCs. Ce qui donne un peu de mou aux VCs pour investir pendant 2008 et 2009. Mais Q3 et Q4 2008 ne devraient pas être bien brillants. On attend donc l’indicateur de Chausson Finance sur fin 2008 !
Autre impact : les valorisations des sociétés baissent avant les tours de financement. Les entrepreneurs peuvent s’attendre à des négociations difficiles sur ce point avec autant les VCs que les business angels. Bien entendu, il est bon d’avoir une valorisation qui limite la dilution à chaque tour de financement. Mais elle doit être justifiée par la création de valeur de la société, une combinaison de la valeur de l’équipe, du produit et des clients déjà captés. S’il y a bien une bulle web 2.0 qui se dégonflera, c’est sur les valos ! Evidemment, il y aura aussi moins de sorties (acquisitions et introductions en bourse) pendant quelques temps. Ce qui posera des problèmes pour cloturer les fonds des VCs.
Béatrice Tarka de Mobissimo signalait un autre phénomène dans le débat SF Valley : l’insécurité du cash levé par les startups. Placé dans le système bancaire, il est fragilisé car les banques peuvent faire faillite et leurs garanties sont faibles (<$250K). Il leur faut donc envisager un investissement “sûr”, par exemple en bons du trésor, les pays occidentaux en émettant des wagons en ce moment. Jusqu’au jour où ces pays subiront eux-aussi une crise de type Argentine !
La crise favorise sinon le développement de solutions alternatives de financement. Le prêt mutualisé est la formule proposée par Lending Club et Entrepreneur Commons, deux solutions présentées pendant le débat “SF Valley”. Mais en masse, cela semble bien marginal au regard des $30B que les VCs investissaient en 2007 et à peu près autant provenant des business angels. Aux USA, ces derniers sont en train de baisser la voilure où à chercher des rendements à court terme, incompatibles avec le risque du financement des startups qui ressemble plutôt à un jeu de casino… sur le Titanic.
Qu’avons-nous du côté de la France ?
- La loi TEPA et l’exonération d’ISF de 75% pour les investissements dans les PME innovantes va continuer à drainer un bon volant de business angels. Une bien rare exception qui fera de l’ISF un atout pour la France ! Le rôle des associations de business angels et des SIBA (sociétés d’investissement de business angels) va être critique pour réguler ce flot de financement assez “amateur” par les temps qui courent.
- Les financements publics, même s’ils s’assèchent rapidement, constituent une autre spécificité française qui soutient bien les startups en phase d’amorçage. Mais on entend dire qu’Oséo va réduire ses aides en phase d’amorçage et favoriser les aides au développement des gazelles, une priorité gouvernementale.
- On voit apparaitre quelques sites de désintermédiation entre investisseurs individuels (business angels) et entrepreneurs comme Investigo et FaisonsAffaires. Ils se rémunèrent au pourcentage des montants levés (environ 5%) mais le modèle n’est pas très scalable. Et puis, il est concurrencé par le site d’Oséo qui rapproche les investisseurs des PME innovantes (respectivement 3590 et 2297, tous secteurs confondus). Mais il est difficile d’y trouver les startups du numérique, catégorie qui n’existe pas dans leurs critères de sélection ! Toutes ces désintermédiations vont mettre de l’huile dans les rouages, sauf qu’il risque de ne plus y avoir beaucoup d’engrenages !
- Enfin, il y a l’appel aux dons, une méthode originale quoiqu’un peu déplacée. Elle est utilisée par exemple par Mobuzz.TV, une web TV spécialiste… du buzz ! Ils cherchent tout de même 150K€ par ce biais ! Pourquoi ? Levée de fonds difficile. Pourquoi ? Il suffit de voir le site et son modèle publicitaire…
Bref, en France, nous aurons un peu plus d’air sur le financement d’amorçage qu’aux USA. Mais cela n’améliorera pas pour autant les chances de réussite des startups.
La gestion des coûts
Réduire au maximum les coûts est le mot d’ordre. Les startups doivent durer avec les fonds qu’elles ont levé et réduire au maximum la voilure, surtout si elles ne génèrent pas encore de revenu.
D’où un gel des embauches voire des licenciements préventifs. Un phénomène qui a affecté aussi bien de grandes entreprises comme HP, Dell, Amdocs, Xerox et Yahoo que des sociétés du web 2.0 comme Pandora, Technorati, Seesmic, Twitter, Hi5, Adbrite, Zivity, Mahalo (qui a maintenant du cash pour tenir sans revenus jusqu’à 2012 et avec 30 personnes après en avoir viré 10%…). Ce qui n’a pas empêché LinkedIn de lever $26m en octobre portant le total à $100m. Mais qui licencie tout de même ! Ces licenciements sont suivis par TechCrunch qui a créé un Layoffs Tracker et en a totalisé 78751 à ce jour dans la high-tech et particulièrement dans la Silicon Valley ! Ce qui a augmenté le chômage dans la Silicon Valley à 6,6%.
Mais où vont tous ces chômeurs dans la mesure où les grandes boites de la high-tech gèlent aussi plus ou moins leurs recrutements ? On pouvait apprendre dans le débat SF Valley que l’écosystème de la Silicon Valley bénéficie d’une grosse variable d’ajustement : les nombreux étrangers qui travaillent dans la SV avec un visa de travail H1B1. Plus de boulot, plus de visa, et ils doivent retourner dans leur pays. Ou devenir clandestins. Un ajustement qui fonctionne peut-être dans la Silicon Valley mais ne sera pas opérant à Détroit avec les difficultés de General Motors.
La grande flexibilité du travail aux USA créé cette fluidité qui simplifie la vie des entreprises lorsqu’il faut s’adapter et dégraisser. Les intervenants de SF Valley indiquaient que cela permettait de trouver des talents de qualité alors que c’était très difficile. Mais qui peut encore embaucher ? Peut-être quelques rares startups profitables ou les grandes entreprises qui ne licencient pas et gèrent leur turn-over.
Les modèles économiques
Quel est l’impact de la crise sur les modèles économiques des startups ?
Les modèles purement publicitaires (au CPM ou CPC) seront très affectés car ils ne permettent pas d’être rentables à moins d’avoir un trafic énorme, et encore. Daniel Laury de LSF Interactive confirmait cette tendance : les modèles attendus par les clients sont de plus en plus basés sur la performance : le CPA/CPL (coût à l’action, au lead). Ils déplacent le risque des annonceurs vers les sites et les régies publicitaires et rendent prédictibles les investissements publicitaires : un $ de pub génère x $ de revenu incrémental. Encore faut-il que la construction du site soit adaptée à ce besoin.
Le modèle « on créé de l’audience et on verra plus tard pour le modèle de revenu » va à mon sens battre de l’aile. C’en est presque devenu un mythe lié au cas de Google qui fait rêver. Mais Google est un cas particulier qui n’est pas facilement réplicable. Google a créé le modèle de revenu structurellement le meilleur du web : le search (qui permet de la publicité très contextuelle) et le volume (un outil pour tous utilisé tout le temps). La plupart des sites web 2.0 ne créent pas cette combinaison de contextualité et de volume. Seuls quelques réseaux sociaux gagnent leur vie car ils ont une forte part de contenu dans leur mix (MySpace, Skyblog). Une startup qui prévoit de se financer par la publicité devra avoir une stratégie très affinée de monétisation et la faire correspondre aux méthodes du marché (régies pubs, comportement des annonceurs, modes de segmentation dans les pratiques marketing des boites btob). Le business plan de la startup qui indique “financement par la pub” sans autre précision risque d’être poubellisé rapidement ! Même dans les instances de financement issues du secteur public.
Les modèles de commerce électronique sont plus sains mais peuvent aussi être affectés par la baisse de la consommation des ménages et des entreprises. Les modèles qui fonctionneront le mieux devront être en phase avec l’évolution des modes de consommation : prix plus bas, etc.
Seront donc (encore plus) favorisée par les investisseurs les entreprises qui :
- Proposent une « business value » claire et percutante, permettant par exemple aux entreprises de réaliser des économies substantielles. Avec un chiffrage précis de l’équation économique et sa relation avec le temps.
- Dont les modèles génèrent du revenu au gré de l’augmentation du volume, et pas après par effet de seuil. Par exemple dans la mobilité si le revenu peut être partagé avec les telcos.
- Qui ont déjà un produit et des clients et une évolution déjà bien lancée de leur CA.
- Ont éventuellement un bon portefeuille de propriété intellectuelle (potentiel ou existant) et monétisable assez rapidement.
C’est en tout cas la fin du financement des me-toos comme les innombrables réseaux sociaux voire de social shopping. Une fin qui avait déjà démarré avant septembre. La crise n’annonce pas la fin des grands principes du web 2.0 et notamment de l’UGC (User Generated Content). Mais ceux qui vont en profiter seront les plus gros acteurs, ou bien les activités « non-profit » (blogs, associations, ONG, éduc, etc).
Chose surprenante, la crise n’empêche aucunement les entrepreneurs de manifester une créativité débridée. J’ai récemment découvert un blog US, KillerStartups, qui décrit cinq nouvelles startups par jour. C’est à la fois varié et on y trouve un véritable bêtisier des startups “features companies” et sans modèle économique.
Plus de la moitié des startups survivent après quatre ans d’existence dans la Silicon Valley. Au vu de ce catalogue, c’est franchement surprenant !
Les marchés
La crise impacte les clients des startups et de différentes manières :
- Les cycles de vente s’allongent. La prise de risques s’amenuise. Les startups vont en souffrir et particulièrement en France qui ne brille pas par la culture du risque.
- Les budgets marketing sont souvent des variables d’ajustement. Depuis le début de 2008, les budgets publicitaire online étaient les seuls à augmenter alors que le offline baissait partout. Mais sur la fin 2008, il semblerait que même les budgets online soient en diminution aux USA. Et donc ailleurs.
- Des sponsors se désengagent d’opérations. Un diner-débat d’une association professionnelle auquel je devais participer en octobre a été annulé pour cette raison !
- Les cadres des grandes entreprises sont encore plus prudents, protègent leur place, et le stress au travail augmente en conséquence.
- Le poids de l’état est tel que la commande publique pourrait avoir un rôle clé chez certaines startups, notamment dans les organisations telles que la Mairie de Paris qui souhaitent promouvoir l’innovation.
Quelques business sont porteurs dans cette phase de récession : la vente de coffres forts, les matières premières (quoique sujettes à de fortes variations comme le pétrole), la grande distribution (Wallmart est l’une des rares valorisations boursières à avoir augmenté depuis le début de l’année, cf ci-dessous, le Mondrian de SmartMoney), les écrans plats (vs les vacances), les logiciels libres, la prévention dans la santé, les services de base, les anxiolytiques et les ventes de produits sucrés (qui ont un effet antidépresseur).
La crise a au moins du bon dans un domaine : la récession réduit semble-t-il la consommation d’énergie. Avec le recul, la course à la croissance est dangereuse pour la survie de l’humanité à moyen terme du fait de l’épuisement des ressources de la planète et de son impact environnemental. Trouver le moyen de gérer une “décroissance positive” serait un beau projet pour la survie de l’humanité…. mais on s’éloigne.
Quelques conseils
Le tableau est bien sombre, et malgré tout, les créateurs d’entreprises n’ont jamais été aussi nombreux. C’est rassurant car cela montre l’énergie qui subsiste, notamment chez les jeunes. Alors, voici à leur intention quelques conseils basiques :
- Constituez une équipe très solide (interne, board, advisory board, …).
- Créez un service ou produit avec des facteurs différentiateurs clairs et forts par rapport à la concurrence ou aux solutions établies. Evitez la solution “nice to have”. Votre présentation doit générer chez le client le sentiment pressant du “je le veux tout de suite” !
- Travaillez finement la monétisation de votre offre. Ne la repoussez par au jour où vous ferez de l’audience. Soyez à la fois précis et souples dans votre modèle de monétisation.
- Trouvez des sources de financement diverses non dilutives pour créer le produit et attirer les premiers clients / consommateurs. Puis faites appel à des business angels en profitant de l’effet Loi TEPA qui, on l’espère, ne va pas entièrement disparaître du fait de la crise. Ne faites pas trop de plans sur la comète sur une levée de 3m€ dans 12 mois. Vos chances, certes non nulles, sont très faibles d’y parvenir (moins de 200 projets par an en France en tout et pour tout).
- Faites de la qualité : présentations, supports, produit/service, relations, fiabilité. Il y a encore trop de médiocrité, et la qualité, cela se remarque !
Et si vous en avez la possibilité, venez à la conférence Leweb pour vous remonter le moral avec son thème “Love”. Quitte, vu le prix, à être invité par l’un des sponsors, ou à y assister à distance par l’un des webcasts qui ne manqueront pas de la relayer !
PS du 14 décembre 2008 : le transcript de la conférence SF Valley est maintenant disponible.
Reçevez par email les alertes de parution de nouveaux articles :
Deux tres bons articles sur l’impact de la crise sur la création des star-ups par
-Forbes
http://www.forbes.com/global/2008/1110/030.html
-et le fondateur de Y Combinator Paul Graham
http://www.paulgraham.com/badeconomy.html
Que je reprends sur
http://www.smartpressreview.com/?p=136
Pour tracker les nouvelles, start-ups, plus que Killer Startup c’est YouNoodle qui fait du bruit dans la vallée!
Maud
Merci Maud.
La couverture média/blogs sur le sujet est en effet assez prolixe aux USA depuis au moins 3 mois ! Un signe que le sujet est pris sérieusement, et que la Silicon Valley sait s’adapter rapidement à la nouvelle donne.
A noter également ce compte rendu de la conférence du G9+ par Olivier Rafal, du Monde Informatique.
Olivier, encore merci pour ce travail de synthèse.
Concernant les conseils de crise et le financement, j’ajouterai : prenez un leveur de fonds. Je sais , je sais! Le fait que je sois de la partie, devrait me rendre peu crédible. Mais quand les temps sont durs, le process est encore plus ardu, et être accompagné d’un professionnel est un réel avantage.
Prendre un leveur est un excellent conseil, et il n’est pas vraiment lié à la crise actuelle. Il était 150% valable avant !