Ce 56e épisode des entretiens Decode Quantum me permet d’accueillir Hélène Perrin. J’étais cette fois-ci sans Fanny Bouton qui était en déplacement dans le cadre de ses obligations professionnelles chez OVHcloud. Ces entretiens sont aussi diffusés sur Frenchweb.

Hélène Perrin est physicienne versée aussi bien dans la théorie que l’expérimentation, spécialisée dans les atomes froids, les condensats de Bose-Einstein, les gaz quantiques et la superfluidité. Elle est directrice de recherche CNRS au Laboratoire de Physique des Lasers dont elle est directrice adjointe à l’Université Sorbonne Paris Nord (à Villetaneuse). Elle coordonne aussi le réseau quantique francilien QuanTiP, lancé en mai 2022 dans la lignée de SIRTEQ qui avait été lancé en 2017. À l’origine, elle est polytechnicienne puis a réalisé un DEA de Physique Quantique de l’ENS suivi d’une thèse sur les atomes froids et d’un post-doc au CEA à Saclay. Hélène est aussi enseignante en Master 2 à l’ENS Paris ainsi que dans de nombreuses écoles internationales de physique, y compris aux Houches où elle a coorganisé plusieurs écoles entre 2003 et 2017.

Et voici comme d’habitude un verbatim, points clés et liens :

  • La marmite quantique : elle est tombée dedans pendant ses études à l’École polytechnique après avoir été plutôt versée dans les mathématiques en classes préparatoires. Elle avait envie de changer. Comme de nombreux polytechniciens, y compris Anthony Leverrier que nous recevions lors d’un récent Decode Quantum, elle a été très inspirée par ses premiers cours en physique quantique délivrés par Jean-Louis Basdevant. Le sujet d’examen portait sur la cryptographie quantique, ce qui l’a poussée à creuser le sujet dans le cadre d’un travail bibliographique avec Jean Dalibard. Pour mémoire, Jean Dalibard faisait partie de l’équipe d’Alain Aspect lors du montage de sa fameuse expérience en 1982. En 1986, il a aussi inventé le procédé du piège magnéto-optique à atomes neutres utilisé pour les confiner et les refroidir (MOT ou magneto-optical trap en anglais).
  • Sa thèse. Suite à son stage chez Jean Dalibard, elle était retournée le voir au début de son DEA et a rencontré à cette occasion Christophe Salomon, avec lequel elle a effectué son stage de DEA, encadrée par Pierre Lemonde (qui est maintenant responsable des relations internationales de l’Institut Néel à Grenoble). Christophe Salomon a dirigé sa thèse de doctorat de l’Université Paris VI sur le Refroidissement d’atomes de césium dans un piège dipolaire très désaccordé, réalisée au LKB de l’ENS Paris. Son jury de thèse est un autre beau “hall of fame” avec comme président Claude Cohen-Tannoudji qui à l’époque était fraîchement récipiendaire du prix Nobel de physique (en 1997) ainsi que Andrew Steane (celui des codes de correction d’erreur, qu’elle avait rencontré à l’époque de son stage de fin d’étude quand il était post-doc dans l’équipe de Jean Dalibard). Hélène avait démarré sa thèse en 1995, l’année de la création du premier condensat Bose-Einstein.
  • Création de BEC. Hélène nous explique les techniques de refroidissement des atomes neutres pour créer ces fameux condensats de Bose-Einstein. Les atomes étaient alors refroidis par laser. Pour atteindre la condensation, il faut avoir des atomes pas trop dilués et bien denses. Il faut pour cela les piéger. Le MOT avec des faisceaux laser arrivant dans 6 directions est une première étape qui permet d’atteindre une température de quelques micro-Kelvin, ce qui est insuffisant. Pour aller plus loin, Hélène a étendu au cas des atomes confinés dans un piège optique à deux lasers croisés une technique de refroidissement reposant sur l’effet Raman, servant à aller en dessous de la limite du recul des atomes avec des lasers résonnants. Le principe consiste à s’arranger pour que les atomes ralentis ne voient plus les photons et à sélectionner les atomes en fonction de leur vitesse. L’effet Raman  utilise des transitions à deux photons et deux lasers avec des fréquences différentes se propageant en sens opposés. L’expérience avait alors permis d’améliorer la densité des atomes mais pas encore d’atteindre le seuil de création d’un condensat de Bose-Einstein.
  • Les faisceaux dipolaires croisés, très désaccordés (à 1064 nm alors que les raies du césium sont à 852 nm et 894 nm), servent à piéger les atomes dans un piège non dissipatif. C’est le principe des pinces optiques (comme dans les manipulations d’Antoine Browaeys de l’IOGS, mais avec deux faisceaux et non un seul). Les faisceaux Raman, eux sont désaccordés mais beaucoup moins, il sont à 852 nm, décalés de 30 GHz par rapport à la résonance. Ils servent à conduire des transitions dépendant de la vitesse, entre les deux sous niveaux fondamentaux hyperfins du césium, F=3 et F=4. Les atomes qui ont fait la transition sont ramenés vers l’état F=3 par un repompeur qui lui est résonnant et permet de dissiper l’énergie et rendre le processus irréversible.

  • Un atome qui ne bouge pas est-ce possible ? Hélène nous explique les notions d’incertitude sur la vitesse et la position d’une particule. Avec une vitesse moyenne nulle, l’incertitude très petite sur la vitesse est compensée par lune incertitude très grande sur la position. Les atomes bougent très peu mais on ne sait pas où ils se trouvent. Dans un BEC, on est à cette limite.
  • Principe du BEC. Hélène rappelle de manière imagée avec la métaphore de la cantine la différence entre les bosons (collectivistes) et les fermions (individualistes). Elle évoque aussi la notion de dégénérescence quantique qui se manifeste lorsque des états quantiques d’un objet (atome, électron) ont le même niveau d’énergie mais des propriétés quantiques différentes (spin, …). Elle décrit la notion de taille du paquet d’onde qui est liée à l’incertitude sur la position et correspond à la longueur d’onde thermique de Broglie qui caractérise la taille d’un paquet d’onde atomique. En réduisant la température, on augmente la longueur d’onde thermique. Lorsque cette taille est aussi grande que la distance moyenne entre particules, on atteint un seuil de condensation. À ce stade, les atomes s’accumulent dans l’état fondamental. L’ensemble comprend alors 100 000 à 1 million d’atomes. Hélène relève un lien entre les BEC et le modèle BCS élaboré par John Bardeen, Leon Neil Cooper et John Robert Schrieffer en 1957 et qui décrit le mécanisme de la supraconductivité. Les atomes sont des bosons ou des fermions selon la parité de leurs composants (protons, neutrons et électrons). Comme il y a toujours autant d’électrons que de protons, un nombre pair de neutrons donnent un boson et le contraire… un fermion. Dans la supraconductivité, les électrons se rassemblent en paires dites de Cooper avec des spins opposés.
  • Le césium. Hélène manipulait des atomes de césium, les mêmes que ceux qu’Alain Aspect avait utilisés dans son expérience de 1982 pour gérer des photons intriqués. Hélène nous explique ce que cet élément a de particulier. Tout d’abord, il est à la base de la définition de la seconde dans les horloges atomiques. Elle correspond depuis 1967 à la durée de 9 192 631 770 périodes de la radiation de la transition entre les deux niveaux hyperfins de l’état fondamental de l’atome de césium 133 (les deux niveaux F=3 et F=4 les plus bas dans le schéma ci-dessus). C’est l’atome stable le plus lourd dans les alcalins avec un seul électron dans la couche de valence. À ce titre, il est assimilable à un atome d’hydrogène. Ses raies spectrales sont simplifiées, bien intenses et séparées (852 nm et 894 nm, indiquées dans le schéma ci-dessus).
  • Ses recherches. Elle a fait un post-doc au CEA SPEC sur un autre sujet, les gaz 2D d’électrons et l’effet Hall quantique. Elle a été ensuite recrutée au CNRS pour faire un BEC avec du rubidium, un atome facile à manipuler qui est aussi utilisé chez Muquans et Pasqal. Ils étaient manipulés avec des lasers à diodes similaires à ceux des lecteurs de CD audio. Elle s’est ensuite intéressée aux gaz de dimension 2D qui limitent les déplacement des atomes et amplifient les corrélations. Elle a aussi exploré les pièges d’atomes en forme de bulles, notamment depuis  2010 avec un nouveau montage expérimental, puis la dynamique superfluide de ces condensats en bulle. Cela consiste à faire tourner les atomes au fond de la bulle. Ils ne tournent pas comme une toupie et ont un champ de vitesse irrotationnel, une sorte de vortex s’arrangeant en réseaux (dit d’Abrikosov). Il existe des analogies profondes entre les condensats en rotation et l’effet Hall quantique abordé pendant son post-doc.
  • Atomtronics. Hélène est aussi intégrée dans un vaste réseau international sur l’atomtronique (atomtronics en anglais). Cf la revue de 2021 Roadmap on Atomtronics: State of the art and perspective by L.Amico, August 2020-June 2021 (113 pages). Il s’agit d’analogies entre les écoulements d’atomes neutres et la circulation des électrons dans les circuits électriques, créant des sortes de courants qui rappellent le concept des SQUID supraconducteurs. Ce papier de revue avait été rédigé suite à une série de workshops organisés par Luigi Amico, en Espagne à Benasque.
  • Enseignement. Hélène assure quelques heures d’enseignement à l’ENS Paris. Elle avait un cours à Paris Diderot en master sur les dispositifs expérimentaux pour le calcul quantique, réalisé avec Perola Milman qui couvrait l’algorithmique. Elle a depuis passé la main.
  • QuanTiP. Hélène nous décrit ce réseau quantique francilien, un objet de la région qui date de 15 à 20 ans. Ce type de structure fédérant les chercheurs de la Région était à l’origine une idée de Michèle Leduc dans le contexte de l’IFRAF. La Région délègue la gestion d’appels d’offres à des réseaux de chercheurs. Depuis 2021, les DIM qui voulaient dire “Domaine d’intérêt majeur” veulent dire “domaine de recherche et d’innovation majeur”, avec la volonté de créer des startups et des emplois économiques. Dans le cadre de QuanTiP qui est organisé autour des quatre sujets habituels du quantique (calcul, simulation, communications, capteurs), il existe une volonté d’identifier d’autres sciences utilisatrices des technologies quantiques. Le DIM est financé à hauteur de 2.3M€ et couvre des thèses, des post-docs et équipements. Cela donne 3-4 thèses et 5 années de post-docs, des événements et des équipements financés aux 2/3, notamment une machine d’épitaxie moléculaire (MBE) au C2N de Palaiseau.
  • Échelles de temps. Nous terminons cet entretien avec une réflexion sur la superposition des temps longs et courts dans la recherche fondamentale. Le court relève des projets, des expériences et des financements ANR. Le temps long vient des évolutions de la recherche en cours de route, des réorientations progressives et de ruptures qui interviennent de temps en temps. Hélène a aussi appris à faire attention à ne pas dire “que cela ne va pas marcher“.

Pour la suite des événements, nous aurons un trou d’air dans les entretiens Decode Quantum en mars du fait de vacances et d’événements divers, et reprendrons les diffusions à partir de début avril 2023 !

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Publié le 15 février 2023 Post de | Actualités, Quantique | 6205 lectures

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