Cette année, jeudi 10 octobre 2019, l’événement BIG de Bpifrance triplait la mise sur le quantique. En plus du reste, avec plusieurs dizaines de milliers de participants et un talk d’une heure d’Emmanuel Macron en fin de journée.
L’année dernière, j’y avais animé un atelier sur le calcul quantique avec Maud Vinet (CEA Leti), Pascale Senellart (CNRS et Quandela), Philippe Duluc (Atos) et Georges Ulzberger (IBM France) en compagnie de Jean-Christophe Goujeon (Bpifrance).
Sous l’impulsion de ce dernier, l’édition 2019 de BIG organisée une fois encore à l’AccorHotels Arena de Bercy comprenait deux tables rondes sur le quantique. J’animais la première sur la métrologie et les télécommunications quantiques, avec Bruno Desruelle (Muquans), Georges Reymond (Pasqal), Eleni Diamanti (CNRS, LIP6 à Paris), Sébastien Tanzilli (CNRS, InPhyNi) et Daniel Dolfi (Thalès TRT).
(photo : Fanny Bouton)
La seconde sur la cryptographie quantique et post-quantique était animée par Vincent Pinte-Deregnaucourt. Elle rassemblait Paula Forteza (Députée, en charge de la mission parlementaire sur le quantique), le général Denis Mercier (ancien ancien chef d’état major de l’armée de l’air et commandant de l’OTAN), Jean-Charles Faugère (CTO de CryptoNext Security), Olivier Senot (Docapost) et Christophe Jurczak (du fonds d’investissement Quantonation). Ces deux tables rondes rassemblaient plus d’une centaine de participants, loin du raffut des sessions plénières. La question clé était celle de la souveraineté de la France et de l’Europe face à l’émergence de nouvelles solutions de cryptographie qui résistent au cassage de clés publiques par les ordinateurs quantiques du futur. Vincent en a profité pour essayer de faire dévoiler les grandes lignes du rapport de Paula Forteza à cette dernière mais elle bottait bien en touche. On sait que ce rapport sera présenté publiquement d’ici la mi-novembre si tout va bien et que les enjeux de souveraineté y seront bien évoqués.
En plus de tout cela, le CEO d’Atos, Thierry Breton, faisait une courte intervention en plénière sur son engagement sur le calcul quantique.
Je voudrais revenir ici sur l’un des angles de la table ronde que j’animais et qui portait sur la manière dont la recherche dans le quantique se transformait en produits commercialisables, notamment dans des startups. Comme ces startups sont souvent crées par des chercheurs, comment font-ils pour sauter le pas vers un univers qui est très différent de celui des laboratoires de recherche publique ? Une bonne part de ce que je vais relater ici n’est pas spécifique au quantique.
Le lieu commun entendu des dizaines de fois est qu’il faut rapidement “mettre un business developer dans l’équipe”, histoire de vendre la solution au lieu de rester une entreprise purement scientifique et technologique. J’ai découvert ces dernières années combien cette proposition était à côté de la plaque. J’en fais largement état dans les dernières éditions du Guide des Startups.
Pour développer la partie business d’une startup technologique, il faut d’abord étudier le marché, ce qui relève du business design et du marketing stratégique. C’est le rôle des fondateurs, éventuellement accompagnés. Il faut aussi beaucoup d’ingénierie pour passer de l’expérience de laboratoire au produit. Enfin, on passe à de la vente en B2B, tout du moins dans le cas de la majorité des projets de deep techs. Et on vérifie le plus en amont possible de ce processus que la proposition de valeur colle avec les besoins des clients. Sans pour autant faire du lean à la sauce logicielle, car les cycles de mise au point sont plus longs.
Comme dans de nombreux autres domaines, les startups du quantique doivent se méfier de la phase des “proofs of concepts” (PoC) qui sont souvent des miroirs aux alouettes surtout si les interlocuteurs chez les clients ne sont pas les bons. La confrontation au marché doit donc être temporisée par le fait que certains produits n’ont pas forcément d’applications immédiates. Mais il faut les mettre au point pour en trouver.
Niveaux de TRL
Dans le domaine du quantique, surtout côté matériel, se pose la question de la maturité scientifique et technologique du domaine de la startup. On la positionne sur une échelle assez normalisée à l’échelle mondiale, dite de TRL, pour Technology Readiness Level. Comme l’échelle sismographique de Richter, elle contient neuf niveaux, que Daniel Dolfi de Thales décrivait pendant la table ronde (source schéma).
La gradation va du niveau le plus bas d’un principe scientifique observé en laboratoire jusqu’au niveau le plus élevé d’un produit éprouvé pour des applications opérationnelles. Entre les deux se situent des niveaux intermédiaires avec des prototypes de produits fonctionnant en laboratoire (TRL 3 et 4), puis en situation opérationnelle (TRL 5). Lorsqu’une équipe de chercheurs veut se lancer, il est donc évidemment critique de savoir à quel niveau de TRL la technologie sur laquelle ils travaillent se situent.
Lancer une startup avec un TRL trop bas n’est souvent pas recommandé, sauf à pouvoir disposer d’une source de financement abondante et sécurisée sur le long terme, ce qui est plutôt rare en France. Il vaut mieux être situé au minimum aux alentours d’un TRL 4 à 5. Les étapes suivantes vont notamment consister à créer un produit déplaçable à partir d’expériences de laboratoire souvent encombrantes. Il faudra aussi penser aux utilisateurs et intégrer différentes notions de design, du design industriel extensif à des éléments visuels attractifs.
Le timing du lancement est aussi conditionné par le marché et la concurrence. Parfois, même avec un TRL assez bas, il vaut mieux ne pas tarder à se lancer pour être bien positionné et repéré sur le marché. Partir trop tard va conduire des concurrents à se financer plus rapidement. Or, nonobstant les complexités technologiques, la construction d’une startup est une course de vitesse face aux autres startups. Dans le monde, une bonne part des startups dans le calcul quantique (en matériel) en sont ainsi aujourd’hui à peine aux TRL 3 ou 4 tandis que celles de la métrologie sont déjà bien plus avancées avec des TRL 9 et les applications des télécommunications et de cryptographie quantiques entre les deux.
Parcours des fondateurs
Les startups du quantique françaises que j’ai pu rencontrer et en particulier les deux de la table ronde que j’animais (Pasqal et Muquans) présentent quelques caractéristiques intéressantes dans la constitution de leur équipe de fondateurs et d’accompagnateurs. Je vais ici décrire les équipes plus que le contenu scientifique des startups. Pour (re-)découvrir ce qu’elles font, vous pouvez consulter Quatre Startups Quantiques, mai 2019.
Muquans est une startup lancée en 2011 installée à Bordeaux. Ils conçoivent des microgravimètres quantiques qui permettent de détecter avec une très grande précision la densité de matériaux dans le sous-sol. Cela a des applications très variées en vulcanologie, en prospection pétrolière et pour la détection de cavités pour le BTP.
La startup a été fondée par Bruno Desruelle, Philippe Bouyer et Arnaud Landragin. Les deux derniers sont tous les deux directeurs de recherche au CNRS. Ils ont tous les deux fait un doctorat en France et un post-doc aux USA, respectivement à Stanford et Yale. Ce sont des profils classiques de chercheurs de haut vol.
C’est le cas du CEO Bruno Desruelle qui est spécifique : il a aussi un doctorat, réalisé sous la supervision d’Alain Aspect, l’une des stars scientifique de la physique quantique en France, avec Philippe Grangier, Serge Haroche et Claude Cohen-Tanoudji, ces deux derniers étant Prix Nobel de Physique. Bruno Desruelle a complété ce solide bagage scientifique par une expérience dans l’industrie, en photonique et chez l’Américain Corning puis le Français Thales et enfin à la DGA. Cette expérience industrielle lui permet de comprendre les enjeux de la création de produits fabricables et commercialisables.
Le résultat est là : ils ont réussi à rendre leur gravimètre transportable ce qui n’était pas évident au premier abord. Muquans fait déjà un CA significatif, de plusieurs millions d’Euros, et emploie déjà plus de 30 personnes. Ce n’est évidemment pas une startup Internet du #Next40 ni une licorne. C’est une startup qui devient une PME industrielle avec un fort bagage scientifique et une grande différentiation sur le marché. On a aussi besoin de cela dans l’écosystème d’innovation français.
Pasqal a été créé plus récemment, début 2019. Cette startup se positionne sur le marché du calcul quantique avec une technologie reposant sur la manipulation d’atomes refroidis par lasers. Il y a relativement peu de startups dans ce secteur dans le monde.
La startup trouve son origine dans les travaux de recherche d’Antoine Browaeys et Thierry Lahaye à l’Institut d’Optique situé à Palaiseau. Le premier est Directeur de Recherche CNRS. Il a fait sa thèse sur les condensats de Bose-Einstein à base d’hélium en 2000 sous la direction de, tadam, Alain Aspect. Le second est chercheur CNRS et a fait sa thèse en 2005 sous la direction de Jean Dalibard, le troisième larron de l’expérience d’Alain Aspect de 1982 et sur le refroidissement par évaporation d’un jet atomique guidé magnétiquement. Il se positionne comme un physicien expérimental. Antoine et Thierry travaillent sur un prototype de simulateur quantique à atomes froids depuis 2011.
Ces chercheurs ont été rejoints par Georges-Olivier Reymond. Il est devenu CEO lors de la création de la société début 2019, au même moment où le fonds d’investissement Quantonation investissait en amorçage dans la société. Georges est ingénieur Sup-optique. Il a fait sa thèse de doctorat en 2002 sous la direction de Philippe Grangier, le second larron de l’expérience d’Alain Aspect et surtout, l’un des grands spécialistes mondiaux de la QKD (Quantum Key Distribution). La thèse de Georges portait sur les pièges dipolaires microscopiques d’atomes froids. En gros, des pinces qui permettent de positionner ces atomes avec précision dans l’espace. C’est une des bases du procédé de Pasqal !
Comme Bruno Desruelle de Muquans, Georges a certes un PhD, mais il est aussi passé par l’industrie. Récemment, il dirigeait la R&D de UnitySC, une PME française dans la métrologie pour les industries de fabrication de semiconducteurs située près de Grenoble. Auparavant, il était chez Safran et Genewave. Là encore, une intéressante expérience dans l’industrie, même si c’était dans des fonctions de R&D.
Christophe Jurczak, qui pilote le fonds d’investissement, est lui-même aussi ingénieur (Polytechnique) et physicien de formation, avec une thèse faite sous a supervision d’Alain Aspect qui est par ailleurs conseiller scientifique de la startup. Il les rencontre environ une fois par semaine. Il faut dire que la startup est installée à l’Institut d’Optique ! Cela facilite les choses.
Les fondateurs de Quandela, qui développe et commercialise des sources de photons uniques, présentent une combinaison un peu différente à celle de Pasqal et Muquans.
On a là deux jeunes chercheurs, Valerian Giesz et Niccolo Somaschi et une enseignante-chercheuse expérimentée, Pascal Senellart. Valerian est le CEO de la startup. Il est aussi coprésident de la French Tech du Plateau de Saclay. C’est un ingénieur de l’Institut d’Optique devenu docteur puis ingénieur de recherche au C2N, le Centre de Nanosciences et Nanotechnologies du CNRS qui est situé à Palaiseau à deux pas de l’Ecole Polytechnique, de l’Institut d’Optique et de Thales TRT (c’est en fait le triangle des Bermudes du quantique de Saclay) ! Il a obtenu un doctorat en 2015, sous la supervision de Pascale Senellart.
Niccolo Somaschi est italien. Il a un doctorat de l’Université de Southampton (UK). Sa thèse soutenue en 2014 porte sur le développement, la fabrication et la caractérisation de diodes hybrides organiques/inorganiques. Il a rejoint l’équipe de Pascale Senellart en tant que post-doctorant où il a réalisé un saut technologique important, qui a permis la création de Quandela.
Pascale Senellart est une ingénieure de l’Ecole Polytechnique devenue chercheuse et maintenant Directrice de Recherche au CNRS, au C2N. Elle a passé sa thèse en 2001 sous la direction de Jean-Yves Marzin. Sa thèse portait sur les polaritons de cavités dans les semi-conducteurs de type III-V (les matériaux semiconducteurs qui sont au cœur de l’optoélectronique). Pascale est professeure chargée de cours à l’Ecole Polytechnique. Elle est aussi médaille d’argent du CNRS, grâce notamment à ses travaux de recherche sur le couplage entre boîtes quantiques et microcavités optiques qui servent à générer des photons contrôlés. Elle a inventé au C2N (anciennement LPN), une technique de fabrication qui permet d’assembler ces structures de façon contrôlée.
Les trois fondateurs se sont formés à l’entrepreneuriat via un passage chez HEC en 2017 dans le programme Challenge+ d’accompagnement de porteurs de projets pour les aider à créer leur business plan. Ce programme dure neuf mois. Niccolo et Valérian ont de plus été formés par Incuballiance et la startup a été coachée dans le programme d’accélération Wilco+.
All in all, qu’avons-nous dans Quandela ? Trois chercheurs qui se sont formés à l’entrepreneuriat et s’appuient aussi sur des mentors coté business. Car ce n’est pas tout. L’équipe a aussi un advisory board associant expérience scientifique, industrielle et business : Khaled Karrai (fondateur et directeur scientifique d’Attocube, qui a rejoint Quandela comme associé), Samuel Bucourt (fondateur et PDG d’Imagine Optic), Didier Roux (ex Vice-président de la R&D de Saint Gobain ) et un conseil scientifique comprenant Alain Aspect (one point), Eleni Diamanti (citée plus haut, chercheuse de renommée mondiale dans les télécommunications quantiques) et Benoît Deveaud (directeur de la valorisation de la recherche à l’Ecole Polytechnique).. C’est une belle combinaison ! Au gré du développement de la startup, elle sera complétée par des profils plus business et ils ont déjà recruté une responsable marketing et communication.
CryptoNext Security est la seule société de ce panorama à œuvrer non pas dans la physique, mais dans le logiciel. Ils développent une solution dite de cryptographie post-quantique ou PQC en anglais (Post-Quantum Cryptography).
Les deux fondateurs sont Jean-Charles Faugère (qui intervenait à BIG) et Ludovic Perret. Pionnier de la PQC, le premier était Directeur de Recherche à l’Inria. Le second était enseignant au LIP6 de l’Université Paris-Sorbonne (à Jussieu). Ils ont tous les deux été des contributeurs aux soumissions de protocoles de PQC faites à l’organisme de standardisation américain NIST dans le cadre de leur appel à projet de PQC. Et font partie des équipes finalistes.
Comme Valerian Giesz, Ludovic est passé par le programme Challenge+ d’HEC. Les fondateurs ont aussi bénéficié de la formation “Deep Tech Founders” dédiée aux scientifiques qui veulent se lancer dans l’entrepreneuriat. Ils sont enfin entourés d’un board de gens expérimentés dans l’industrie et le secteur public. Ils sont sinon en train de boucler un premier tour de table de financement avec le fonds Quantonation, encore eux.
Outils industriels
L’autre élément clé d’une startup dans le quantique, tout du moins côté matériel, est la capacité à produire. De ce point de vue-là, tant à Paris qu’à Grenoble, la France dispose d’outils de premier choix. L’écosystème de Paris-Saclay à Palaiseau comprend deux salles blanches, l’une au CNRS dans le C2N, qui consolide des ressources qui étaient disparates jusqu’à présent, notamment à Marcousis et l’autre chez Thales TRT à quelques centaines de mètres. A Grenoble, le CNRS et le CEA-Leti disposent aussi de salles blanches permettant de prototyper une très large gamme de composants tant au silicium que dans les matériaux dits III-V comme le gallium et l’indium. Ces derniers matériaux sont incontournables pour créer des composants de photonique.
Dans son intervention à BIG, Daniel Dolfi insistait beaucoup sur les liens étroits entre Thales et l’amont des laboratoires de recherche publique comme ceux du CNRS et l’aval des startups. Ces dernières peuvent aussi bien fournir des technologies qui sont enfouies dans des produits de Thales que, dans l’autre sens, intégrer des technologies de Thales dans leur offre.
Sébastien Tanzilli de l’InPhyNi (CNRS à Nice) ainsi qu’Eleni Diamanti (CNRS LIP6) insistaient de leur côté sur le grand nombre de projets collaboratifs. Ainsi, l’InPhyNi a lancé une expérience de QKD reliant trois sites entre Nice et Sophia-Antipolis en s’associant avec Orange qui a fourni un réseau de fibres noires. Le CNRS comme Thales sont d’ailleurs impliqués dans de nombreux projets européens qui intègrent aussi des entreprises privées. Les entreprises françaises les plus fréquentées sont Thales et Atos pour ce qui est du quantique.
La métrologie quantique est pour l’instant un marché de niche très spécialisé de quelques milliards de dollars à l’échelle de la planète. Daniel Dolfi indiquait cependant que ce marché pourrait bien croître significativement avec l’émergence de solutions déployables en volume. C’est par exemple le cas de “GPS quantiques” exploitant des accéléromètres de précision et qui n’ont pas besoin de liaisons satellitaires. Le marché des véhicules terrestres ou aériens est la cible à terme. Cela peut faire des volumétries passant de quelques dizaines ou centaines à des centaines de milliers. C’est l’un des grands enjeux économiques de ce secteur : trouver des applications qui concernent beaucoup de monde. Pour y parvenir, il faut cependant souvent passer par des marchés intermédiaires en taille.
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