Alors que la France vient tout juste de battre le Brésil, je tombe sur cette interview d’Alexandre Zapolsky (PDG de Linagora et président de l’association ASS2L qui regroupe une vingtaine de SSII du libre: « Il faut créer une Open Source Valley en Ile-de-France ». Deux parties de cette interview m’agacent quelque peu car elles font la promotion d’un modèle basé sur des informations factuellement erronées et sur une vision trop pessimiste de l’industrie informatique française:
“La France a perdu la bataille du logiciel, du matériel et de l’Internet. Le seul secteur où nous pouvons encore préserver nos chances d’avoir un leadership est celle du Libre. Pour maintenir et développer son savoir-faire en ce domaine, la France doit fédérer les acteurs du privé et les pouvoirs publics.“
Voilà une approche aussi défaitiste que les commentaires sur l’équipe de France d’il y a quelques semaines! Mais non, la France n’a pas perdu cette bataille! Elle n’est évidemment par au niveau des USA mais elle est loin d’être ridicule à l’échelle européenne! Elle a de grands éditeurs de logiciels autant en btob (CAO, Business intelligence, outils de développement, finance) qu’en btoc (jeux, mobilité), elle a des sociétés dynamiques dans les composants électroniques (STM, Soitec), et des startups Internet florissantes (telles que NetVibes). Donc, OK pour développer un pôle sur les logiciels libres mais pas au prix d’un enterrement des autres métiers de l’industrie informatique! D’autant plus que l’industrie du logiciel libre française ne brille pas particulièrement. On trouve peu d’éditeurs de logiciels à part entière en France ayant dépassé le stade de la dizaine de personnes. Idealx a fait son trou dans la sécurité mais les autres acteurs “pure players” sont surtout des SSII. Oui, il y a ObjectWeb mais son approche commerciale n’est pas encore éprouvée du fait de l’adoption d’un modèle associatif.
“Le libre intéresse les capitaux-risqueurs. Dans la Silicon Valley aujourd’hui, on ne lève pas d’argent s’il n’y a pas de l’open source dans son business plan. JBoss a été créée en 2002. Trois ans plus tard, la société, qui réalisait alors 23 millions de dollars de chiffre d’affaires, a été vendue à Red Hat pour 420 millions de dollars. Le logiciel libre atteint des valorisations supérieures à celles des logiciels propriétaires. Les investisseurs ont compris que la valorisation d’une société ne tenait pas uniquement à son chiffre d’affaires, mais à l’aura qu’elle avait au sein de sa communauté.“
Certains éditeurs de logiciels intéressent les VCs, mais il n’y en a pas tant que cela! Et JBOSS est plus américain que français! Marc Fleury n’aurait pas pu créer facilement JBOSS en France, il a du s’expatrier. Bon, et puis, faut-il se féliciter à outrance du rachat d’un éditeur de middleware OSS par le numéro un des distributions Linux? RedHat est en train de devenir le Microsoft des distributions Linux: sa part de marché dépasse les 50%, ses acquisitions le font grandir et prendre de vitesse tous ses concurrents, et c’est une entreprise américaine. Le phénomène de concentration auquel on assiste depuis longtemps dans les logiciels commerciaux n’épargne donc pas les éditeurs de logiciels libres. Toujours sur JBOSS, cette acquisition par RedHat va d’ailleurs avoir un impact négatif à terme sur ObjectWeb qui avait signé un accord de distribution avec RedHat (voir RedHat Application Server dont on peut imaginer que le contenu va évoluer avec l’acquisition de JBOSS).
Les éléments quantitatifs apportés par Alexandre Zapolsky dans son interview ne sont pas vérifiés. Combien d’investissements de VCs sur des logiciels commerciaux classiques contre logiciels open source (hors ASP)? Je mets ma main à couper qu’il y a toujours bien plus d’investissements dans les logiciels traditionnels que ce soit en France ou aux USA. Idem pour les valorisations. Prenons par exemple les levées de fonds identifiées en 2005 par le Journal du Net. Plusieurs dizaines d’éditeurs de logiciels commerciaux et deux sociétés de logiciels libres dont une SSII. Donc, pas encore une lame de fond pour les pure players open source et les levées du premier semestre 2006 ne changent rien à la donne! Côté valorisations, il suffit juste d’aller regarder du côté des acquisitions d’Oracle ces deux dernières années pour voir qu’il s’agit de plus d’une dizaine de JBOSS au total! Bref, JBOSS est plutôt un cas exceptionnel qu’une règle en termes de valorisation d’acquisition (ou d’IPO).
C’est un fait que le modèle économique du logiciel libre est rarement utilisé dans l’industrie du logiciel classique. C’est dans les logiciels embarqués dans des services (modèles Saas et ASP) ou dans du matériel (“boite noire”) que l’on retrouve le plus souvent des logiciels libres, mais en tant que plate-forme de base (Linux et son middleware). Pour les clients de ces éditeurs, peu importe car ils ne voient pas ce qu’il y a du côté des serveurs. Et on peut fournir du Saas et de l’ASP avec des plates-formes propriétaires : MySpaces tourne sous .NET alors que YouTube est sous LAMP, on n’y voit que du feu au niveau de l’utilisation, et les deux sociétés se portent bien.
Il faut reconnaitre que cette promotion de l’ASS2L était destinée aux pouvoirs publics et aux collectivités locales, parfois enclins à adopter une posture idéologique plus que rationnelle d’un point de vue industriel. Ceci explique peut-être celà! Mais si l’on prend le cas de la Ville de Paris il est intéressant de noter qu’ils équilibrent leurs paris. D’un côté, ils sponsorisent “Paris Capital du Libre” (où les intervenants qui s’y sont fait remarquer étaient politiques: Patrick Bloch, Michel Rocard, etc) et de l’autre ils intègrent Microsoft dans les programmes d’aide aux startups.
S’il fallait promouvoir les éditeurs de logiciels libres, je ne commencerais d’ailleurs pas par les SSII du libre représentées par l’ASS2L. En effet, la France ne manque par de SSII. Un phénomène de vases communicants fait qu’en France, la culture prédominante dans le logiciel est celle des SSII et pas celle des éditeurs. Si le phénomène s’étend également aux logiciels libres, nous ne sommes pas prêts de voir apparaitre des leaders de la trempe de Business Objects et Dassault Systèmes dans le modèle économique du libre.
Pour être éditeur de logiciels, même dans le monde du libre, il faut dès le départ en adopter la posture. A savoir, investir en R&D, même en mode distribué, packager des solutions et le service qui va avec, et pour couvrir des marchés en volume. Un éditeur peut d’ailleurs adopter une approche mixte avec des briques open source et des briques propriétaires selon la différentiation qu’il souhaite adopter. Je suis pour l’instant dubitatif sur la pérennité de ce modèle pour des éditeurs de logiciels libres “pure players”. En effet, il est difficile pour eux d’atteindre rapidement une taille critique et de financer leur R&D. Certes, celle-ci peut-être distribuée dans la “communauté”. Mais l’expérience montre que malgré le phénomène communautaire, l’éditeur de logiciel libre reste le contributeur principal à l’évolution de son logiciel (statistiques SourceForge analysées par quelques universitaires comme ici).
Bref, le métier d’éditeur de logiciel est ardu. Il demande d’atteindre rapidement une taille critique pour financer sa R&D et les évolutions de ses logiciels. Faire appel aux pouvoirs publics pour créer un pôle de SSII en logiciels libres n’aidera pas à adopter la discipline de l’édition du logiciel pour les créateurs de logiciels libres et à sortir d’une certaine forme d’artisanat! Mais un éditeur de logiciel libre peut très bien adopter une démarche industrielle et mondiale dignes de ce nom. A qui est-ce le tour en France?
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