A chaque nouvelle vague technologique, la France et ses autorités se demandent comment faire du pays un champion du domaine. Des rapports et des plans sont commissionnés et remis en grande pompe. Leur mise en œuvre tient rarement ses promesses comme j’avais pu l’expliquer dans une série de six textes publiés en 2016 (“L’Etat peut-il encore avoir une stratégie industrielle”).
Dans le cadre de ces plans à répétition, nous avons une propension collective à nous gargariser de l’excellence de nos chercheurs et de nos ingénieurs, garantie inéluctable d’une belle place au soleil. C’est une sorte de version laïque de la vision des fondamentalistes américains qui croient que leur pays a été choisi par Dieu et dont le Président (Bush 43) affirmait que Dieu lui avait indiqué de lancer la guerre en Irak en 2003.
S’en suivent des saupoudrages d’aides financières diverses qui ont une propension naturelle à ne pas aboutir chez les meilleurs, des approches de filières pléthoriques, de bonnes intentions et tout le toutim. La mise en œuvre de ces plans tient rarement ses promesses et nous générons toujours peu de leaders mondiaux au bout du tunnel. Quelques startups émergent dans chacun des secteurs visés, peinent à grandir et certaines se font acquérir par des groupes étrangers comme Aldebaran Robotics dans la robotique ou Withings pour les objets connectés. Lorsque nous avons enfin des fleurons tels que Criteo ou Blablacar, ils sont généralement issus de filières entrepreneuriales totalement étrangères aux plans industriels structurés. Des plans d’un autre genre surgissent alors, que l’on peut qualifier de plans de rattrapage, mais ils relèvent en général de l’équipement des entreprises françaises et des services publics.
L’intelligence artificielle est la nouvelle poule aux œufs d’or que la France aimerait bien élever. Les premiers plans sont arrivés et d’autres suivront. Quel est l’objectif que nous souhaitons ou devrions atteindre ? Quelles sont les meilleures méthodes pour les atteindre ? Faut-il imiter d’autres pays ? C’est ce que je vais examiner ici en rappelant l’origine de la notion de Startup Nation, ses outils associés, la position de la France dans le concert des pays développés et les spécificités et opportunités liées à l’IA.
Si nous sommes en bonne voie de devenir un pays reconnu en Europe pour son écosystème de startups, c’est surtout lié à des actions très génériques qui développent l’entrepreneuriat et l’ouvrent sur le monde. Le rôle des plans industriels d’Etat doit être de créer des conditions favorables à l’innovation qui passent par la formation, la recherche et l’entrepreneuriat en général plutôt que de micro-manager les industries naissantes ou de les réguler de manière préventive.
Au-delà des mesures technocratiques qui sortiront du chapeau, ce qui compte aussi est l’état d’esprit dans lequel le pays et ses entreprises vont s’embarquer dans ce chemin incertain de l’IA. Nous n’irons pas bien loin en développant une peur maladive de l’IA. Au contraire, si nous adoptons une posture à la fois raisonnée et enthousiaste de ses potentialités, nous pourrons croquer le monde de l’IA ! Comme toujours dans les facteurs clés de l’innovation, la culture, le système de valeur, des institutions favorables à l’entrepreneuriat et l’état d’esprit collectifs comptent autant que les financements ou les compétences qui sont, à l’échelle mondiale, devenus des commodités. A nous de créer un système de valeur permettant de valoriser une marque France spécifique, et pourquoi pas une « Startup République » !
Au-delà du modèle de Startup Nation
Comme l’Open Innovation qui vient du livre d’Henri Chesbrough publié en 2003, l’appellation de Startup Nation est issue d’un ouvrage éponyme, publié par Dan Senor et Saul Singer en 2009 et qui décrit l’écosystème d’innovation d’un petit pays, Israël, avec ses 8,5 millions d’habitants. Ce dernier s’est développé à partir de 1990. Le pays dépasse même les USA sur de nombreux indicateurs comme le nombre de startups par habitant, les levées de fonds en relation au PIB et les exits. Il se distingue aussi par la présence des entreprises américaines avec leurs laboratoires de recherche (Google, Intel, Microsoft, Cisco) et aussi de production (Intel). Et Israël compterait déjà plus de startups dans l’IA que la France, 430 contre plus de 270.
Le succès de ce pays tient à la qualité des talents, à sa situation historique et géopolitique, au fait que c’est un pays d’immigration qui brasse les cultures, à la capacité à attirer les investisseurs US et aussi à une forte dose technologique des startups, qui constitue peut-être une différence majeure avec les startups françaises du numérique dont l’intensité technologique semble en moyenne plus faible. Le parcours des entrepreneurs passés par l’armée pendant 2 à 3 ans et le fait qu’ils créent leur entreprise en étant plus âgés et donc matures joue aussi un rôle. Les startups israéliennes exportent plus rapidement aux USA, avec une filiale voire un siège commercial installés très rapidement là-bas. Comme dans nombre d’écosystèmes européens, les startups israélienne deviennent rarement des ETI à part quelques exceptions telles que Checkpoint, Amdocs et quelques-unes dans les biotechs. C’est aussi le pays des records avec de belles sorties, plus de $64B en 10 ans, $10B en 2016 (source) et l’acquisition en 2017 de Mobileye par Intel pour $15,3B.
Et les USA ? Il ne s’agit pas d’une Startup Nation mais plutôt d’un Startup Empire, concentré pour moitié dans le territoire restreint de la Sillicon Valley, qui est de la taille d’un département français. Ce succès est la conséquence d’un long enchainement de circonstances ayant démarré avec la création de l’Université de Stanford en 1885. Aujourd’hui, nous avons surtout un Startup State, la Californie, qui rend jaloux tous les autres Etats des USA, même le Massachusetts (Boston) et New York.
Au-delà de la dimension historique et de l’écosystème, le point commun de ces Startups State/Empire/Nation réside dans l’esprit entrepreneurial qui y règne. On rappelle à l’envie le mythe de la nouvelle frontière, celui de l’acceptation culturelle de la prise de risques, un état d’esprit aventurier, optimiste et ambitieux. Il est aussi lié à une valorisation collective, économique et politique de la réussite économique.
Ces écosystèmes n’ont d’ailleurs pas besoin de plans objets connectés ou sur l’intelligence artificielle. Ils s’enclenchent tout seuls. Ils sont parfois aidés par la recherche publique, surtout lorsqu’elle est titillée par les défis de la DARPA, comme dans les véhicules autonomes en 2004/2005. Le système d’innovation s’autoalimente depuis des décennies grâce à la force industrielle des grands acteurs du secteur, essentiellement les fameux GAFAMI, qui sont souvent à l’origine des grandes révolutions industrielles en cours. Ils aspirent les talents, génèrent énormément de chiffre d’affaire et font le plein d’acquisitions de startups. Sans ce genre de grands acteurs, le cercle vertueux d’un écosystème a tendance à tourner à vide. En France, par exemple, nous manquons d’industriels du numérique à même de faire de nombreuses acquisitions pour faire tourner la chaine alimentaire de l’innovation.
Mais la puissance marketing de l’appellation de “Startup Nation” est telle que nombre de pays se définissent en me-too de ce référent, comme l’Estonie, l’Ukraine ou la Roumanie. Donc, plutôt des pays de l’Europe de l’Est dans l’ensemble !
La France est plus ou moins bien placée dans les benchmarks un peu rationnels qui comparent les écosystèmes d’innovation. Comme pour le classement de Shanghaï des Universités, on peut évidemment critiquer les outils de mesure. Ou identifier nos forces et les points à améliorer.
Le Startup Nation Scoreboard 2016 produit par l’European Digital Forum, une initiative publique-privée transnationale est un benchmark qui examine la position relative des pays sur six dimensions : les institutions, l’éducation, l’accès aux talents, le financement, la politique des données et de la vie privée et enfin, le leadership des idées. Les critères utilisés sont en fait des listes d’actions précises correspondant à un ensemble de propositions.
La France arrive en huitième position des pays européens, derrière les Pays Bas, l’Italie, le Royaume Uni, l’Irlande, le Portugal, la Belgique et l’Allemagne. Ce n’est pas un benchmark quantitatif car si c’était le cas, nous serions probablement numéro 2 en nombre de startups et en levées de fonds. Le benchmark nous positionne d’ailleurs très bien pour ce qui est du financement des startups tout comme pour l’accès aux talents et même pour ce qui concerne la vie privée. Il nous déclasse sur les institutions et l’éducation, au sens hors enseignement supérieur. Le cahier des charges sur les institutions que la France ne met en œuvre qu’à moitié comprend la simplicité de création d’entreprises et de la vie des PME, un plan stratégique pour les startups.
Dans l’étude annuelle 2017 du Startup Genome, Paris arrive en 11e position dans le classement global derrière – hors USA – Londres, Beijing, Tel Aviv, Berlin et Shanghaï. Paris était exactement à la même position dans le classement de 2012 ! Il insiste beaucoup sur la connexion entre les écosystèmes, ce qui nous plombe dans le classement, tout comme l’accès aux talents de manière globale, y compris étrangers, le financement et les exits. Paris arrive en 17e position côté exits de startups. Les pays qui sont devant sont Israël, l’Allemagne, les Pays Bas, la Suède, Singapour, la Chine et l’Inde.
Dans la Startup Heatmap Europe 2016, on constate une autre lacune qui relève de notre positionnement et de notre communication : une très faible reconnaissance de l’écosystème français par les acteurs des autres, sauf dans le Benelux. Il est particulier très bas dans la perception de la liberté économique, un point qui n’est pas du tout surprenant. Les 35 heures et le droit du travail sont perçus comme étant trop rigides. C’est en train de changer et il faudra pouvoir communiquer dessus. Par contre, le rapport évoque 42, Station F et VivaTechnology comme étant des atouts remarqués !
Bref, notre déficit général couvre les dimensions bureaucratiques de l’Etat vis à vis des entreprises, notre capacité à communiquer et notre ouverture sur le monde et surtout sur les USA.
Conditions de réussite génériques
Les plans industriels français à répétition se focalisent souvent sur des actions spécifiques au secteur visé alors que les principaux points d’attention devraient être génériques sur les conditions de l’entrepreneuriat.
Pour ce qui est de l’esprit entrepreneurial, d’énormes progrès ont été réalisés en France en cinq ans. L’esprit est là. Une masse critique de jeunes souhaite entreprendre. Les médias les mettent maintenant bien en avant. Le jeune entrepreneur est devenu une icone médiatique. Et avec les dernières élections, nous avons même vu des scientifiques comme Cédric Villani et des entrepreneurs comme Bruno Bonnell arriver à l’Assemblée Nationale.
Reste… le reste, à savoir les grands classiques que sont les financements, les talents, la vélocité, la règlementation et la fiscalité. Mais le point le plus important est l’orientation internationale : comment attaquer les grands marchés mondiaux et au moins aussi rapidement que les concurrents américains bien financés. Là aussi, l’écosystème français fait des progrès. Les investisseurs US commencent à rentrer dans le capital des plus grandes startups françaises. Nombre d’entre elles s’installent aux USA. La force symbolique des initiatives de Xavier Niel, Station F et 42, tout comme de la communication autour de la Frenchtech contribuent aussi à améliorer l’image entrepreneuriale de la France.
Du côté des financements, on se trompe souvent de perspective. Les ratios économiques de la France versus les US sont de 1/7,5 en PIB et de 1/30 en montants investis dans les startups. Donc, avec un décalage de 1 à 4 en étant iso côté PIB. C’est un décalage significatif qui est identique dans les autres pays européens. La France n’est pas une exception. Ainsi, le capital-risque de l’ensemble des pays européens (UK compris) est du cinquième de celui qui alimente des USA alors que le PIB européen est supérieur au PIB des USA. En 2016, la France était d’ailleurs le premier pays de l’Europe occidentale en investissements dans les startups, et ex-aequo avec Israël. Comme en Chine, les startups américaines sont favorisées par un marché intérieur plus grand qui impacte l’amont de leur financement et l’aval de leurs débouchés commerciaux immédiats.
En France, l’argent public finance plus de la moitié des fonds des VCs français via Bpifrance ce qui créé une image d’économie dirigée. Il comble un vide créé par un système d’épargne qui alimente faiblement les fonds des VCs et la fiscalité confiscatoire de l’ISF qui a fait fuir de France un nombre impressionnant de grandes fortunes, qui est toujours sous-estimé dans son impact macro-économique. Et ce, depuis 1982 ! Sa suppression progressive par l’actuel gouvernement aura certainement des effets positifs, mais avec un effet retard. Les nouvelles fortunes partiront moins mais les anciennes ne reviendront pas forcément de si tôt.
L’effet de levier principal des startups pour contourner ces problèmes de financement consiste à chercher du financement ailleurs. Et cela commence à fonctionner en France. Dans le décompte des startups ayant levé en tout plus de $10m réalisé dans la dernière édition du Guide des Startups, on constate ainsi que plus des trois quarts ont pu lever des fonds à l’étranger et en grande partie auprès de fonds US ou asiatiques. C’est d’ailleurs le cas de Dataiku, une startup spécialisée dans les outils de machine learning avec son Data Studio, qui levait $28M début septembre 2017 auprès de deux fonds US, Battery Ventures et FirstMark, totalisant $45,7M de levées, le premier tour ayant été réalisé par les fonds français Serena Capital et Alven Capital. Et Dataiku a déplacé son siège social à New York pour s’américaniser, une tactique couramment employée par les startups israéliennes.
Le Corporate Venture s’est récemment développé en France et à l’étranger. Il a par exemple bien contribué à bien alimenter Sigfox, qui est l’une des startups les mieux financées du moment avec Blablacar. La France peut toujours essayer d’orienter un peu plus de l’épargne des ménages des assurances vies vers les startups mais cela ne changera pas grand chose vis à vis des grands ratios d’investissements entre les pays européens pris isolément et les USA.
Côté compétences, nous n’en manquons pas d’un point de vue qualitatif dans presque tous les domaines à deux exceptions notables près : le product management dans un pays qui est toujours trop nourri au mode projet des Entreprises de Services Numériques et la maitrise de l’anglais, surtout à l’oral. Heureusement, cela s’améliore avec un nombre croissant d’étudiants du supérieur qui terminent leurs études à l’étranger. Comme nombre de pays occidentaux, nous manquons cependant de développeurs et avec l’IA, cela va aller de mal en pis. D’où l’intérêt de savoir attirer à la fois les personnes qualifiées techniquement autant que les bons entrepreneurs issus d’autres pays et continents. Cela créé des ponts naturels avec leurs pays d’origine et améliore la dimension internationale des startups. Le Visa pour les entrepreneurs et investisseurs étrangers annoncé début 2017 par Axelle Lemaire fait partie de ces initiatives utiles. Finalement, c’est aussi en faisant venir l’Europe en France que l’on devient européens ! Et au passage, cela permet de parler un peu plus l’anglais en France, l’une des grandes faiblesses génériques des entrepreneurs français qui amenuisent leur communication (cf cet article de Nicolas Colin qui rappelle l’origine de cette domination linguistique).
L’excellence de nos chercheurs et de nos ingénieurs est bien là. Les premiers sont généralement en troisième position après la Chine et les USA comme contributeurs aux grandes conférences internationales comme l’IJCAI et NIPS. Cela fait des décennies que notre recherche en IA et en informatique est excellente. Cette excellence est une condition utile, souvent nécessaire mais loin d‘être suffisante pour créer de grands acteurs du numérique. Mais arrêtons d’en faire tout un fromage ! Les autres pays ont aussi leurs talents, comme le Canada, plus petit que la France, et d’où vient Geoff Hinton qui a autant contribué à l’émergence du deep learning que le français Yann LeCun, qui est d’ailleurs un de ses anciens thésards, et qui travaille maintenant dans les équipes de Google Brain. On y trouve aussi Yoshua Bengio, l’un des autres grands spécialistes du deep learning (cf Why the world’s top AI companies are choosing Montréal de Andres Restrepo).
Subsiste l’état d’esprit d’une bonne part des chercheurs qui considèrent encore trop souvent que le marché, c’est le mal. Ils ne souhaitent pas voir quelque autorité que ce soit interférer avec leurs choix, même quand ils correspondent à des besoins sociétaux ou industriels majeurs. Orienter la recherche pour répondre à des enjeux technologiques stratégiques reste un domaine d’amélioration. Et c’est un cycle très long. C’est aussi l’un des moyens nécessaires pour accroitre la densité technologique des startups françaises qui est encore trop faible, nombre d’entre elles étant orientées vers des innovations de services faiblement différenciées et sur des marchés de niches. Il est donc critique, au-delà de l’IA, de bien mettre en avant les startups qui se lancent avec un fonds scientifique solide. C’est d’ailleurs une tendance du marché déjà lancée aux USA depuis des années, dans ce que l’on appelle les “deep techs”. Elle est promue en France dans le cadre d’événements comme Hellow Tomorrow, à Paris et en anglais et dont le line-up d’intervenants internationaux est impressionnant, ou dans Futur en Seine.
La France a souvent tendance à mettre en avant l’approche partenariale grandes entreprises – startups comme facteur de réussite. Cette dynamique de l’innovation ouverte a fait de nombreux petits en quelques années. Presque toutes les grandes entreprises ont leur programme de startups, leur accélérateur et leur concours. Ils sont les clients de structures d’accompagnement hybrides comme TheFamily ou NUMA. Ils se transforment digitalement, ils se modernisent, ils veulent faire évoluer leurs pratiques managériales, ils font de l’idéation d’innovations et tout le toutim.
Cela permet de mieux capter quelques idées d’innovations à l’extérieur, mais sans transformer pour autant ces grandes entreprises en plateformes mondiales. Cela aide aussi quelques startups à décoller, mais à la marge. Et c’est parfait pour la communication. Si on analyse les startups qui réussissent à grande échelle, en France comme aux USA, c’est rarement grâce à la relation avec une grande entreprise particulière. Ce d’autant plus que nombre de startups sont là pour déstabiliser un marché, pas pour améliorer à la marge une offre de grande entreprise par de l’innovation incrémentale. Et d’ailleurs, les grandes entreprises ne sont jamais citées dans les benchmarks d’écosystèmes de startups.
Le bon sens voudrait cependant que les relations startups-grandes entreprises soient privilégiées lorsque ces dernières peuvent servir de canal de distribution d’une offre innovante à l’échelle mondiale. Pour ce faire, les startups devraient sacrément élaguer dans le choix des grandes entreprises, en conservant plutôt des L’Oréal ou des Dassault Systèmes plutôt que des La Poste ou banques dont l’activité est principalement située en France.
Autre point clé : le timing. Un plan industriel orienté startups n’a de sens que si ce n’est pas un plan de rattrapage. Le timing de nombre de plans lancés autour du numérique était toujours très mauvais. Trop tardifs alors que les dés du marché étaient déjà en grande partie jetés. Si on lance un plan alors que le cycle de financement US a atteint le haut de sa gaussienne historique, on risque d’en faire les frais. A l’image des investissements contra-cycliques de l’industrie textile française des débuts du 19e siècle qui étaient en retard de phase par rapport aux Anglais qui nous fournissaient l’essentiel des machines à tisser. La conséquence a été de générer une position de faiblesse lors des crises de surproduction et les faillites nombreuses associées, au milieu du 19e. La fameuse métaphore des vendeurs de pelles et de pioches !
Enfin, et l’écosystème en a compris les enjeux : le besoin de créer non pas simplement des produits mais aussi des plateformes mondiales, qui sont des produits extensibles par les tiers et font appel à une multitude de tiers, souvent des développeurs, qui créent de la valeur ajoutée au produit sans débourser, qui génère d’énormes barrières à l’entrée et améliorent la capillarité du produit sur les marchés clients. Exécuter une stratégie de plateforme nécessite de la réflexion, une approche marketing pensée pour et aussi une bonne architecture du produit.
Les plans industriels s’attaquent trop peu à ces conditions génériques de succès qui expliquent à plus des deux tiers les succès ou échecs du pays dans tel ou tel nouveau domaine prometteur. C’est en train de changer avec différentes initiatives lancées par le nouvel exécutif français. Mais cela ne portera pas ses fruits instantanément. Cela concerne notamment tout ce qui a trait aux formalités administratives de la création et de la vie des entreprises et au droit du travail.
Ces plans industriels ont aussi tendance à se succéder au point de rendre l’ensemble illisible. En matière de numérique, la France est très généraliste et faiblement spécialisée. Est-ce la bonne approche ? L’adage startupien dit qu’il vaut mieux être très bon dans un marché spécialisé que médiocre dans un très grand marché. Nous avons malheureusement trop souvent choisi collectivement la seconde option. Et la loi de Pareto de distribution de la richesse dans le numérique ne favorise jamais les Poulidor de second ordre. Or l’Etat fait tout sauf choisir et orienter puisqu’il soutient tous les secteurs sans trop de discernement. Nous en avons eu des exemples anciens avec les 72 pôles de compétitivité et plus récemment avec les 35 plans de la France Industrielle de 2014 qui plaçaient le nettoyage des sols au même niveau que l’intelligence artificielle.
Les premiers plans autour de l’intelligence artificielle
L’Etat a remis le couvert en 2017 autour de ce nouvel Eldorado qu’est l’intelligence artificielle. Cela a commencé avec le plan France IA, initié par Axelle Lemaire, préparé en deux mois et annoncé en mars 2017 et que j’ai déjà commenté ici au moment de sa publication. Il exprimait une forte ambition sur deux axes : sur la recherche fondamentale et sur l’entrepreneuriat, des startups aux grandes entreprises. Le travail d’inventaire du secteur et de ses enjeux y était très bien fait.
Le plan d’action prévoyait des mesures assez classiques comme le lancement d’un programme IA dans le cadre des Programmes pour les Investissements d’Avenir (PIA 3) et le financement d’une infrastructure mutualisée de calcul de puissance en IA pour la recherche qui n’est pas sans rappeler l’équivalent proposé dans le cadre du plan France Génomique 2025 annoncé en juin 2016. Les mesures plus originales comportaient la préparation d’une candidature à un « projet phare de technologie émergente » de l’Union Européenne (« FET flagship ») du type du Human Brain Project, sur l’IA, pouvant être financé à hauteur de 1Md€, ainsi que la création d’un consortium public-privé sur l’intelligence artificielle (qui est cours). Du côté des startups, le plan proposait de financer une douzaine de startups de l’IA à hauteur de 25M€ chacune. On y découvrait aussi un mot pas courant, le parangonnage qui est la traduction dans la langue de Molière de l’anglish benchmarking que vous connaissez sans doutes mieux.
C’était un plan d’étape méritant d’être affiné, reflétant une approche bottom-up pas suffisamment élaguée pour ne conserver que l’essentiel. Début septembre 2017, une mise à jour de ce plan a donc été confiée au mathématicien et député Cédric Villani de l’Assemblée Nationale, par Mounir Mahjoubi, le Secrétaire d’Etat en charge du numérique. Cédric Villani est l’actuel président de l’Office Parlementaire d’Evaluation des Choix Scientifiques et Technologiques qui est une entité commune entre le Sénat et l’Assemblée Nationale.
Cet Office est d’ailleurs à l’origine d’un autre rapport publié quasiment simultanément au plan France IA en mars 2017, alors que Cédric Villani n’était pas encore député : Pour une intelligence artificielle maitrisée, utile et démystifiée. Il se focalisait surtout sur la dimension sociétale et règlementaire de l’IA mais comprenait une très instructive première partie sur l’histoire de l’IA. Le Rapport recommande de valoriser la recherche fondamentale et de la rendre plus transversale, puis d’encourager la création de champions européens de l’IA, sans élaborer de scénario (top-bottom à la Airbus/Ariane ou bottom-up par le développement du tissu des startups), d’orienter les investissements vers des applications sociétalement utiles, de créer des cursus de formation sur l’IA et aussi de promouvoir la diversité et la place des femmes dans la recherche en IA (il faudrait ajouter, dans l’ensemble de son écosystème). Bref, des propositions assez classiques.
Le rapport préconisait aussi le lancement de projets de recherche transversaux structurants, en confondant peut-être ce qui ressort de la recherche fondamentale qui est par nature éparpillée avec la recherche appliquée et la création de solutions technologiques qui sont naturellement plus transdisciplinaires. De tels projets devraient répondre à des défis en mode « top bottom » comme ceux de la DARPA sur la conduite autonome en 2004.
Le plus grand écueil à éviter dans tous ces plans est la dispersion. La France est toujours très étalée sur un nombre incroyable de sujets. Chacun de ses protagonistes défend son bout de gras et son activité. Le lobbying bat toujours son plein et l’Etat a toujours du mal à résister à ces pressions diverses. Nous n’avons pas la surface des Chinois ou des USA pour nous permettre d’être partout. Dans l’IA, l’Etat devrait choisir quelques priorités très ambitieuses pouvant comprendre le leadership dans un vertical particulier comme la santé, les transports ou l’environnement.
Conditions de réussite spécifiques à l’IA
Quelles sont les spécificités de la révolution de l’IA ? Un peu comme celle des objets connectés, elle est partout : au niveau logiciel et matériel et dans tous les secteurs d’activité. Elle comprend une forte dose scientifique. S’y ajoute l’enjeu des données, celles-ci jouant un rôle critique dans la performance d’une bonne partie des applications de l’IA. Enfin, elle représente un enjeu clé au niveau des compétences qui risquent de devenir des plus rares relativement aux besoins.
Dû côté des données, on ne part objectivement pas plus gagnant que d’habitude. La situation est même plus difficile que dans d’autres secteurs du numérique. Les GAFAM disposent déjà de trésors de ce côté là, du fait de leurs services grand public dominants à l’échelle mondiale, sauf en Asie. Qui plus est, les Directives Européennes sur la protection de la vie privée génèrent une frilosité dans la création de bases de données. Si elles sont justifiées pour la protection de la vie privée, elles aboutissent à se tirer une balle dans le pied. Rien n’indique que les choses pourraient changer de ce point de vue-là. C’est une des raisons qui peut pousser l’écosystème français à se tourner vers le marché des entreprises dans le “b2b”. Qui plus est, les GAFAMI n’y sont pas véritable présents malgré le baratin sur les biotechs concernant Google. Il y a une place à prendre, mais en ciblant des marchés homogènes et mondiaux, pas juste en ciblant les notaires français ou Pôle Emploi comme le fait Paul Duan dans Bayes Impact, une startup intéressante dans le propos et qui se positionne comme une ONG de l’IA, une approche sympathique de bisounours dans une âpre bataille mondiale qui requiert d’autres ambitions.
Pour ce qui est des compétences, il faut évidemment développer la formation technique des jeunes à l’IA mais aussi celle des data scientists et développeurs qui sont déjà sur le marché du travail et devront se mettre à jour. La question clé étant : est-ce que les ESN qui sont celles des entreprises qui en emploient le plus seront à même de financer leur formation ? Et en combien de temps peut-on transformer un développeur front-end ou back-end d’applications web en développeur capable de paramétrer un réseau de neurones dans des applications de deep learning ? Il faut au minimum quelques mois. Les cursus français ne donnent pas assez lieu à la publication des supports de cours en ligne en libre accès, comme dans les principaux cursus anglo-saxons tel celui de Stanford sur le traitement du langage. Voilà une belle zone de progrès ! On peut se rattraper avec les cours de Yann LeCun au Collège de France qui sont excellents.
Et les infrastructures techniques ? Le plan France IA propose de créer une infrastructure de calcul en cloud mutualisée pour les chercheurs. Pourquoi pas. Mais est-ce que cela a du sens dans la mesure où ces infrastructures sont déjà des commodités et pas des instruments techniques spécifiques aux chercheurs ? Elles sont déjà déployées ou en cours de déploiement par les leaders du cloud qui sont surtout américains (Amazon, Microsoft, IBM, SalesForce) avec quelques français qui s’y collent comme OVH qui annoncé un partenariat avec Nvidia en 2017. Un investissement hardi dans les ordinateurs quantiques aurait plus de sens car il comprend encore une part d’incertitude et de risque et une chance de différentiation. A ce jour, seuls le CEA-LETI et ATOS planchent sérieusement sur la question. Il faut apprendre des leçons du cloud souverain lancé en 2011 avec feux Cloudwatt et Numergy.
Il existe un autre enjeu, celui des composants électroniques. C’est un sujet évité dans le plan France IA. Je suis étonné lorsque je découvre tout ce que fait le CEA-LETI dans le domaine et par le peu d’écho et les faibles débouchés industriels que cela génère. Nous avons des atouts mais on est en train de les perdre rapidement car le reste du marché ne nous attend pas, en tout cas avec les processeurs neuromorphiques qui changent déjà la donne. Il reste aussi quelques places à prendre avec les ordinateurs optiques et quantiques qui sont encore balbutiants et où la science peut faire une énorme différence.
L’IA présente un dernier défi et pas des moindres : elle favorise plutôt ceux qui sont optimistes sur les usages des technologies. C”est une caractéristique marquante de la Silicon Valley, même si elle est parfois un peu trop extrême. Si on constate que des leaders américains s’inquiètent des dangers de l’IA, l’ambiance y reste enthousiaste.
On retrouve heureusement cet optimisme dans l’écosystème entrepreneurial. Il se manifeste dans l’initiative FranceIsAI qui organise sa seconde conférence sur l’IA les 5 et 6 octobre 2017 à Paris et dans l’association Hub#FranceAI qui proposera notamment des formations sur l’IA aux entreprises et aux startups et organise aussi une conférence sur l’IA à Paris le 21 septembre 2017. Toutes deux visent à fédérer l’écosystème français de l’IA. On peut y ajouter l’association Women in AI qui promeut l’IA auprès des femmes et les femmes de l’IA. Et bien évidemment l’Association Française pour l’Intelligence Artificielle (AFIA) qui regroupe surtout des chercheurs, et depuis 1993.
Il faut aussi se rappeler que la marque de “Startup Nation” est spécifique à l’histoire politique et humaine d’Israël et qu’un pays comme la France ne devrait pas se définir par rapport à un autre et avec une appellation similaire. D’un point de vue historique, nous devons nous définir en fonction d’un système de valeur et de différentiation propres. Il est porté par la République plus que par la Nation, même si les deux sont complémentaires.
La France se définit plus par son corpus d’idées que par la notion de nation. Elle porte des valeurs universelles : liberté, égalité, fraternité. L’appellation Startup Nation devrait donc être évitée et nous pourrions en utiliser une autre. Pourquoi pas Startup République et dans la lignée de la loi “Pour une République Numérique” portée par Axelle Lemaire et promulguée en octobre 2016. Ce serait l’occasion de promouvoir des notions d’ouverture sur le monde et d’universalité, cohérentes avec la vocation historique de la France. Une marque est forte lorsque son socle de valeur l’est aussi ! Ce serait aussi une manière de devenir un pays référent dans l’utilisation responsable de l’IA. Au minimum, dans ses applications civiles. Cependant, nous devons le faire intelligemment sans handicaper nos perspectives économiques. Ce sont des choix complexes qui demandent de la créativité. Comment consolider des données et en tirer le meilleur parti sans menacer la vie privée ?
So, IA Startup Republic ?
Quels seraient donc les indicateurs de réussite d’une Startup République de l’IA ? Ils ne sont pas précisés dans les divers plans de l’Etat sur l’IA ou d’ailleurs dans quelque domaine industriel que ce soit. Il ne s’agirait probablement pas de créer une entreprise de la taille de Google. Les israéliens et l’Europe n’y sont pas encore arrivés. Il nous faudrait de manière générique avoir une masse critique de startups adoptant des techniques d’IA pour faire évoluer leur offre. C’est une transition aussi importante que celle du web qui a durée plus d’une décennie chez les éditeurs de logiciels.
On pourrait voir émerger un écosystème de plusieurs startups complémentaires dans une poignée de marchés verticaux, y compris quelques champions mondiaux. Au moins l’un de ces champions devrait s’européaniser via des acquisitions, des fusions ou la mise en place de filiales actives dans la R&D dans plusieurs pays. Les grandes entreprises, les PME et l’Etat devraient aussi être exemplaires dans l’adoption de nouvelles solutions à base d’IA, leur permettant d’être plus efficaces (pour l’Etat) et plus compétitives (pour les entreprises). On devrait aussi pouvoir améliorer notre balance commerciale dans le numérique grâce à l’IA. Enfin, la France pourrait accueillir une conférence d’envergure mondiale sur l’IA, au-delà de la recherche, et pourquoi pas dans la lignée de VivaTechnology.
La France est déjà la Startup République de l’Europe continentale sur un grand nombre de dimensions. Elle a fait des progrès immenses ces dernières années. L’investissement s’y porte mieux que dans tous les autres pays de cette région. Seul le Royaume Uni dépasse la France en montants investis mais il est en train de quitter l’Europe, ce qui pourrait l’amener à décliner même s’il n’y a pas de raisons de s’en réjouir.
L’arrivée d’Emmanuel Macron à l’Elysée a envoyé de bons signaux entrepreneuriaux qui peuvent consolider ces acquis de manière générique. Mais la France ne doit pas se comparer à Israël, ni au Royaume Uni ou aux USA. Son ambition doit être originale, différenciée et, si possible, Européenne.
Le paradoxe est que si l’IA va générer de profondes transformations des entreprises porteuses d’opportunités, elles ne sont pas particulièrement meilleures que dans les domaines existants. Bref, oui, la France peut devenir une Startup République de l’IA mais il y a du pain sur la planche pour réussir dans un marché qui avance très vite et qui ne nous attend pas. Et c’est plus une question culturelle que technocratique.
Ce n’est d’ailleurs pas à nous de décréter que la France est une Startup République, mais aux autres pays de le remarquer. Reste à écrire et publier le livre qui affirmera haut et fort et de manière documentée ce que la France a réalisé, rendant envieuses toutes les autres. Et si possible, un livre qui ne soit pas écrit par un Français !
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