Dans cette troisième partie du compte-rendu du MIPTV 2014, après la première dédiée aux contenus TV traditionnels, et la seconde au modèle économique des contenus numériques, nous allons parcourir les contenus vidéo “numériques” présentés pendant ce MIPTV.
L’Internet est un espace d’expression bien plus libre que la télévision traditionnelle. Sur Internet, la CNIL veille au grain pour protéger notre vie privée, mais le CSA n’y contrôle pas grand chose sur la licéité des contenus. Donc, on y trouve de tout, et plus c’est débridé, plus ça plait aux jeunes générations. Ce qui compte, c’est de “buzzer” et de générer à moindre coût une audience fidèle.
Dans les projections proposées au MIPTV, en particulier dans le grand auditorium qui accueille aussi la remise des prix de l’auguste Festival de Cannes, on pouvait donc bénéficier d’un tour d’horizon du meilleur et du pire de l’Internet. A noter que ces programmes y étaient présentés dans une grande salle de cinéma avec grand écran et très gros son, au point parfois de faire vibrer la structure de la salle. Cela valorise très bien les contenus ! Une fois sur un petit écran et avec un petit son, l’effet n’est plus du tout le même. C’est aussi vrai des séries TV !
Les contenus pour YouTube
Démarrons ce tour d’horizon avec “vsauce“, une chaine vidéo scientifique anglaise gérée par cinq personnes et avec Michael Stevens à sa tête (ci-dessous). Elle a 12 millions d’abonnés et généré un milliard de vues en 2013. Ses vidéos répondent à des questions pratiques comme “Quelle est la résolution de l’œil”. Le contenu est ici plutôt d’un bon niveau culturel, ce qui est bien rare.
Ana Kasparian (ci-dessous) est présentatrice de news pour les djeunes. Le tout est mâtiné du discours marketing habituel du digital : les jeunes “font partie de la conversation”, ils peuvent “s’identifier aux présentateurs” qui sont jeunes comme eux. La boite de production The young turks est devenue un MCN (Multi Channel Network) avec des chaines de sport, de cinéma ou sur la vie collégienne. Résultat ? Des vidéos vues entre 20 000 et 40 000 fois chacune, ce qui sommes toutes n’a rien d’extraordinaire.
“Rhet and Link” est un talk show (exemple), sorte de “Rodrigo & Mry” en anglais, en plus jeunes. Deux intervenants commentant l’actualité de manière déjantée et hop, 256 millions de vidéos vues. Leur société de production créé des séries TV et travaille aussi pour des marques et réalisent du “brand content” au USA. C’est aujourd’hui le meilleur moyen de monétiser sa production car comme nous l’avons vu dans l’épisode précédent, la publicité est loin d’être suffisante pour ce faire.
Dans The Rickshaw Run, produit par Digital Natives Studios, de jeunes anglais font un voyage d’exploration en Inde pour lever des fonds pour financer des fonds contre le cancer des enfants. Les sponsors sont Skype, Sony et MyDestination. Leurs quatre épisodes de 15 minutes ont permis de lever $300K. Les “fans adorent”. Voilà un moyen de populariser le financement participatif !
Les français de Golden Moustache donnent dans l’humour potache, comparant ainsi de manière décalée la vie dans les films avec la vie réelle (dans Suricate Movies vs Life, sponsorisé par Warner, 6 millions de vues pour la première édition et 2 pour la seconde). Leur vrai métier est d’être une agence de communication digitale pour les marques telles qu’Orangina et Warner. Avec le premier, ils ont organisé les “Web comedy awards”, diffusés en prime time sur W9 et sur YouTube avec des compléments sur le before et le after.
Ils ont aussi coréalisé avec le Studio Bagel la vidéo Mission 404, financée par Orangina. Durant 14 mn, elle décrit avec humour la catastrophe d’un monde sans Internet. 5 millions de vues au compteur ! Dans son intervention au Mipcube, Aline Bonnet d’Orangina évoquait l’importance de prendre des risques dans le sponsoring de contenus un peu déjantés ! Là, on est servis.
Au passage, ces contenus 360° permettent de contourner la législation sur le placement produit. Dans la vidéo en ligne, tout est permis. Ou tout du moins, rien n’est vraiment interdit. Donc, c’est le Pérou pour les agences et les marques ! Au passage, que peuvent rapporter ces 8 millions de vues des Movies vs Life ? Avec une hypothèse de CPM à $2 (il est compris entre $0,3 et $10 selon l’audience des vidéos où la publicité est bien visible en pre-roll, ce qui n’est pas toujours le cas notamment sur mobiles), cela ferait moins de $20K. Dans le cas présent, la société de production est en fait rémunérée par la marque. Comme Rhet & Link. Heureusement !
Le brand content était aussi mis à l’honneur avec le best practice “Farmed and dangerous” (bande annonce), une fiction TV de quatre épisodes qui met en scène un fermier nourrissant ses vaches avec du pétrole, vaches qui deviennent explosives. Il s’agit, indirectement, de valoriser le positionnement éco-responsable du commanditaire, la chaine de restauration Chipotle. La diffusion a été virale à partir de Hulu puis YouTube. La fiction a été produite par la société Piro avec dans le casting, l’acteur Ray Wise, qui a notamment joué dans XMen et 24 heures Chrono. Le patron du marketing de Chipotle était ravi : cet investissement marketing est autofinancé grâce aux revenus publicitaires (payés par d’autres annonceurs…) générés par les vidéos. Ca devient récursif : un business est payé par de la pub d’une marque, elle-même payée par la pub d’autres marques !
Dans Copa90, un certain Eli Mengem, australien de son état, illustre dynamiquement la vie des fans de football qui ne seraient pas des écervelés mais incarneraient une véritable culture (exemple), ce qui est évidemment une question de point de vue. Il va s’illustrer bien évidemment pendant la Coupe du Monde au Brésil.
Que fait donc Maker Studios ? Il aide les créateurs à produire des contenus digitaux. Il agrège des créations originales pour YouTube et les audiences de djeunes. Maker Studios aurait une audience plus grande que les (petites) chaines du câble aux USA (ci-dessus). Autre message clé : le coût de fabrication de leurs contenus est de 8% de celui de la TV traditionnelle. On ne sait évidemment pas ce qui est exactement comparé car les chaînes peuvent déjà sous-traiter à l’envie des contenus low-cost à des sociétés de production indépendantes. Entre un documentaire de 52 minutes réalisé par une JRI pour Game One et le reportage d’une équipe de cinq personnes du service public, il y a de la marge !
Exemple fourni : celui de Chester See (site et trailer), un animateur multi-talents et mégalomane qui fait son propre show avec 1,5 millions d’abonnés. Il s’est illustré sur scène au Palais des Festivals en chantant au piano “Falling for you”. Le reste ? Surtout de l’humour potache.
Le bénéfice de la vidéo sur Internet mis en avant : il n’y a plus de gatekeeper qui contrôle la diffusion des contenus. Un intervenant mettait en avant le fait que “Medieval Land Fun-Time World” (parodie avec voice-over sur la série Games of Thrones) avait généré 10 millions de vidéos vues pour 2 millions de vues pour la bande annonce officielle de la série. L’alternatif est plus puissant que l’officiel ! Mais on a toujours un gatekeeper : le site de partage de vidéo ! Il pourrait lui prendre l’envie de faire comme Facebook et ne mettre en avant que les vidéos qui payent d’une manière ou d’une autre. On n’est jamais à l’abris de telles pratiques !
La vidéo en ligne semble être une grande spécialité canadienne avec, en plus de Machinima, le cas de Vice qui a démarré à Montréal et propose des chaines vidéo en ligne thématiques pour les jeunes. Ce “Multi-Channel Network” (MCN) comprend de quoi bien occuper les soirées des jeunes désœuvrés :
- Noisey : musique, car MTV ne diffuserait plus de musique !
- Thump : musique électronique, pour changer de la musique pas souvent acoustique de Noisey.
- Motherboard : science, avec des formats longs, de près de 30 mn. L’un des plus populaires, ce documentaire de 24 mn sur l’impression 3D d’armes à feu, vu 8 millions de fois.
- Fresh off the boat : cuisines du monde avec Eddie Huang, une sorte de Jamie Oliver asiatique. Des formats courts d’environ 12 minutes vus en moyenne 300 000 fois.
- Fightland : de la boxe avec des reportages sur le côté extrême de ce sport.
- Black Market : du très trash sur l’économie parallèle et illégale, genre reportages de M6 en fin de soirée du dimanche. C’est parfois border line, comme ce reportage de 24 mn, vu 3,5 millions de fois, qui explique comment voler et ne pas se faire prendre. Pour voir à quoi ressemble la fameuse intelligence des foules, lire les commentaires ! On pourra compléter cela par ce 10 minutes sur les gilets pare-balle !
- News : informations générales, avec 4000 contributeurs issus du monde entier fournissant une couverture sans censure des grands événements, exemple, mais bon… 25K à 30K vues par journal, ce qui n’est pas énorme.
- Toxic : qui dénonce la pollution avec des vidéos vues jusqu’à un million de fois comme ce documentaire de 20 minutes sur la pollution des mers par le plastique.
Le motto ? Remplacer les médias traditionnels, parler un “langage de la confiance”, “pas de bullshit” et des équipes jeunes. Au bout du compte, certains de ces shows seront en fait diffusés aux USA par HBO !
Dans la lignée de Black Market, Barcroft TV est une chaine YouTube de l’extrême avec notamment “Body Bizarre” et ses enfants siamois (vidéo) ou “Mega Families” (vidéo) avec une famille indienne de 181 personnes vivant sous le même toit. Tout ceci ressemble à une forme modernisée de la cour des miracles du Moyen-Age, du cirque avec ses Elephant Man tout comme les attractions dans les foires. Le “numérique” réinvente des formats très anciens en les mettant à la sauce Spring Break mâtinée d’éco-responsabilité ! L’innovation est souvent un rhabillage du passé ! Dans sa présentation ci-dessous, un gars de la société Rightster illustrait la viralité des vidéos : le serpent qui mange le crocodile est plus vu que le singe qui fait la course à l’impala. Un mécanisme marketing vieux comme le monde. Avant la courbe en cloche, dite “gaussienne” qui remet les choses en ordre avec son implacable mécanique Schumpétérienne !
Côté innovations technologiques, on peut citer le cas de CDS (Collective Digital Studio, encore des canadiens) qui a lancé la série “Video Game High School” (épisode 1) tournée en 48 images par secondes (17 épisodes de 30 mn), une cadence que ne peuvent pas supporter les chaines de télévision classiques mais qu’il est possible d’adopter pour une diffusion sur Internet. L’intérêt ? Des images avec des mouvements plus fluides.
Et puis SmokeBomb Entertainment et son “State of Syn”, une série de SF complétée d’une application dédiée aux Google Glass, un jeu avec des séquences de seulement 10 secondes !
Côté transmédia, Secret and lies (vidéo) de l’australien Hoodlum est une série TV multi écrans distribuée aussi bien dans les sites de vidéo en ligne que sur la fameuse application Zeebox. L’application fournit des indices sur l’énigme policière de la série.
All Time 10s est une chaine avec de courtes vidéos sur les “Top 10” questions par sujet. Et ce n’est pas du brand content. Ce n’est donc financé que par la publicité, avec de tous petits budgets. Les vidéos sont surtout des montages d’images et de titres et avec peu de tournages. Sans studio ni caméra, ce n’est pas difficile de faire du low-cost !
What’s Trending est un show animé par Shirley Lazar (une … canadienne, ci-dessus)) qui est construit en fonction de ce qui est populaire sur Internet (exemple qui montre que le low-cost aboutit parfois à des difficultés avec le son !). Le site a généré 40 millions de vues en deux ans. Cela a l’air impressionnant comme ça. Mais il faut relativiser car chaque vidéo ne génère en fait que 2 000 à 24 000 vues.
Autres phénomènes évoqués, ceux de Camila Cuehlo (site) et ses vidéos de maquillage (60 000 à 275 000 vues par vidéo) que l’on imaginera facilement sponsorisées par les marques du secteur et StampyLongHead (site) et ses vidéos de jeux ayant généré 160 millions de vues par mois, chaque vidéo générant facilement plus de un million de vues.
Les vidéos de Daily Motion
Pour compenser la domination de YouTube dans les conférences, on avait droit à une intervention de Daily Motion et une présentation de quelques contenus originaux diffusés sur le service français de vidéo en ligne, Poulidor de ce marché.
Pour commencer, voici le Freeride World Tour (Suisse, site), financé par Swatch, une chaine qui rassemble plus de 800 vidéos de ski extrême au travers le monde et tournées depuis 2008. L’ensemble a été vu 6 millions de fois. Le site a attiré 1098 abonnés, ce qui n’est pas bien énorme. Il adopte un positionnement voisin de celui de Red Bull Media qui est probablement le plus gros producteur de vidéos de sports extrêmes, et qui avait été à l’honneur en 2013 au MIPTV. Ils doivent avoir en commun d’utiliser tous des GoPro !
Cela continuait avec Eclypsia (des français installés au Royaume Uni, voir leur site DailyMotion), un site ayant généré un nombre plus impressionnant de 432 millions de vues, avec un rythme annuel de 40 millions de vues par mois et 1 million de visiteurs uniques. La thématique ? Les jeux vidéo, un peu comme ce que fait le canadien Machinima. La société Eclypsia emploie déjà 50 personnes, soit comme salariés soit comme auto entrepreneurs.
Enfin, Marawa Amazing (UK, site) présente des vidéos de Hoopla un peu déjantées. Ce n’est pas encore le succès interplanétaire ni le royaume de la monétisation avec juste 155 000 vidéos vues à ce jour et un stock de 20 vidéos tournées dans le même studio rikiki. Ces vidéos sont du brand content pour the Hooplamarket qui vend des cerceaux de hoopla à Londres et propose aussi des cours. La fondatrice, Marawa, détient le record du monde de Hoopla avec plus de 160 cercles gérés simultanément. Un bon truc pour passer chez Patrick Sébastien si ce n’est pas déjà fait !
Une fois que l’on a vu tout ça, on reste interrogatif. Certains contenus sont de qualité, le reste est assez trash voire vulgaire ou encore très cheap. Et les contenus présentés au MIPTV ont été sélectionnés ! C’est normalement la crème de la crème mondiale ! C’est au consommateur de faire le tri.
Le système reste cependant assez hiérarchisé et pyramidal : le contenu de qualité qui émerge peut être commercialisé vers les chaines TV, bouclant ainsi la boucle de la diffusion multicanal et de la monétisation. C’est le modèle de feu MySpace qui se redéveloppe en douce : la web vidéo sert à propulser les talents qui se monétisent plus sérieusement dans les supports traditionnels (TV, spectacle vivant, produits dérivés), numériques payants (VOD, musique) ou sous forme de “brand content”. Pour le reste, un créateur de contenus YouTube est tout juste un peu mieux rémunéré pour sa création qu’un développeur isolé publiant son code sur GitHub ou SourceForge ! Le numérique génère son lumpenproletariat dans tous les domaines !
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Voilà pour ce troisième épisode. Dans le quatrième épisode, nous traiterons aussi de numérique mais côté interactivité en évoquant notamment les startups présentes au Mipcube et l’actualité récente des chaines de TV françaises.
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