Opinions Libres - Le Blog d'Olivier Ezratty

Culture d’entreprise et innovation 3/6

Post de Olivier Ezratty du 20 juin 2010 - Tags : Apple,Google,Innovation,Management,Microsoft | 12 Comments

Passons à la troisième partie de cette étude comparative d’Apple, Microsoft et Google. Nous allons voir comment l’orientation produit et/ou channel peut impacter la culture interne de ces entreprises et leur capacité diffuser leurs innovations.

L’orientation “produit” et “channel”

Apple est fondamentalement une entreprise de produits. Cela commence dans l’organigramme : la conception des produits est disséminée sur plusieurs groupes (logiciels, matériel, design) et l’intégration s’effectue au niveau de Steve Jobs qui coordonne l’ensemble. Le fait qu’il s’arroge cette coordination est un signe de prépondérance des produits sur toutes les autres dimensions de la vie de l’entreprise.

La spécialisation dans le secteur grand public et l’histoire ont poussé Apple à une intégration verticale forte associant le matériel, le logiciel, les services d’accès aux contenus et aussi la distribution (certes non exclusive) avec les Apple Store et les ventes en ligne. C’est l’une des clés du succès de la société dans le grand public. En effet, c’est visiblement le seul acteur à proposer une gamme complète d’appareils numériques dont il maitrise toutes les composantes et en particulier à la fois le matériel et le logiciel. Seuls les constructeurs de consoles de jeu (Sony, Nintendo, Microsoft) et certains concurrents dans le mobile (Blackberry, Nokia) disposent de ce même contrôle, mais dans une seule catégorie de produits. Pour prendre l’exemple de Sony, ils ont certes leur système d’exploitation pour la PS3 mais ils dépendent maintenant de Google TV pour leurs télévisions connectés. Rares sont d’ailleurs les grands constructeurs asiatiques qui ont une approche logicielle propriétaire cohérente.

Apple product family

La stratégie de distribution d’Apple est plutôt simple : les majors de contenus et les développeurs d’application en amont (pour alimenter l’offre) et la distribution de détail en aval, dont une partie est internalisée (Apple Store et ventes en ligne). Comme la vente aux entreprises (de Macintosh) a été quelque peu laissée en friche, les PC ayant remporté la partie depuis longtemps grâce aux forces d’homogénéisation des parcs informatiques, les forces de vente terrain “grand compte” sont un peu laissées pour compte, même dans l’éducation.

De fait de la relation d’affect directe avec ses consommateurs, du contrôle très étroit de la communication et de cette volonté d’être “différent”, Apple a une attitude assez isolationniste dans l’industrie. Ainsi, Apple n’est jamais sponsor de quelque événement que ce soit (pas même l’Apple Expo ou MacWorld depuis 2008…). Et les partenaires sont plutôt des obligés chez Apple, encore plus que chez Microsoft ou Google. Dans la vente au détail, les contraintes d’Apple sont drastiques. Ainsi, les promotions sont interdites et les revendeurs doivent contourner la règle d’Apple pour en faire. Les partenaires les plus importants sont d’ailleurs ceux que l’on ne voit pas : les fournisseurs de composants clés (notamment Samsung et Intel) et les sous-traitants dans la fabrication (Foxconn, etc).

Microsoft products range

La culture produit est aussi forte chez Microsoft, mais plutôt dans les couches basses et dans les logiciels. Microsoft est avant tout un éditeur de “plateformes”, Windows étant décliné à toutes les sauces, et plusieurs noyaux différents, des serveurs aux mobiles en passant par les PC, la TV et l’automobile, et même les machines à coudre. L’offre est complexifiée par la grande diversité des produits, dans le monde de l’entreprise, du grand public et de l’Internet (cf la gamme simplifiée de l’éditeur ci-dessus).

Jusqu’à 2008, Bill Gates était impliqué dans la conception des logiciels, mais pas forcément dans tous les aspects des produits. Il avait une vue très technologique des choses et manquait d’empathie “consommateur”. Il pouvait par contre passer des jours à discuter de l’intérêt ou non de gérer les drivers en mode protégé dans Windows NT, un délicat compromis entre rapidité et fiabilité ! Après quelques allers et retours, c’est la rapidité qui a été privilégiée (donc, dans Windows XP, Vista et Windows 7).

La conception du matériel est laissée aux constructeurs même si Microsoft peut produire des “reference design” matériels pour ses systèmes d’exploitation pour donner le “la” au marché. Une approche qui fonctionne bien dans le marché entreprise, là où le design importe peu. Les seuls cas d’intégration verticale matériel + logiciel + services en ligne + contenus chez Microsoft sont ceux de la XBOX et de Zune. Il n’est ainsi pas très étonnant que la XBOX soit le seul business grand public qui tourne relativement bien, ayant pour l’instant détrôné la Sony PS3 en termes de base installée. Nintendo a malgré tout raflé la mise, tout du moins en termes de parts de marché en unités. Une situation qui pourrait cependant être modifiée avec l’arrivée prochaine de Kinect / Natal sur la XBOX 360. Pour ce qui est de Zune, l’échec est flagrant mais Microsoft est arrivé bien trop tard sur ce marché, et sans mettre le paquet. Ils ont décidé de se concentrer sur le marché américain. Lorsqu’ils ont décidé de s’étendre à l’international, ils se sont contentés… du Canada !

Worldwide gaming consoles installed base 2010, source : vgchartz.com

La R&D ne représentant que 2,82% du CA d’Apple et 13,7% chez Microsoft et ce dernier étant focalisé sur le logiciel, il y a bien plus d’ingénieurs et de développeurs chez Microsoft que chez Apple. Ces 2,82% de R&D d’Apple sont cependant à moduler par les coûts de production matériels dans le compte d’exploitation, plus faibles chez Microsoft (qui supporte tout de même le coût matériel de la XBOX) et chez Google (dont les coûts de production liés aux datacenters ne sont pas négligeables, mais sont plus “scalables”). Dans le compte d’exploitation des dernières années fiscales, on peut constater que le ratio entre R&D et SG&A est assez différent entre les trois protagonistes. Mais en retranchant les Apple Store, il doit être finalement assez voisin entre Apple et Microsoft.

Microsoft Apple Google R&D vs SG&A 2009

Microsoft se distingue des deux autres larrons par sa forte culture marketing “channel” et de ventes indirectes. Elle est inhérente aux business entreprise et OEM qui représentent à eux deux plus de 80% du chiffre d’affaire. La cohorte de revendeurs, prestataires de services, sociétés de conseil, éditeurs de logiciels et autres intermédiaires et influenceurs créé un fort effet de levier mais réduit les contacts directs avec les clients. Windows est ainsi un produit proposé, voire imposé, aux consommateurs par les constructeurs OEMs. Alors que les produits Apple sont désirés et choisit par les consommateurs, et en opposition aux PC sous Windows pour ce qui est des Macintosh.

Ce qui a fonctionné sur le PC ne fonctionne plus sur les mobiles. D’autant plus que le concurrent numéro un dans les systèmes d’exploitation “horizontaux” pour smartphones est gratuit (Android). Cela coupe l’herbe sous le pieds de Microsoft qui aura bien du mal à rattraper Google malgré le progrès significatif que constitue Windows Phone 7. Si Google gagne la partie sur le long terme, on pourra dire qu’il aura perfectionné la stratégie OEM de Microsoft, le “search” étant à Android ce qu’Office est à Windows.

L’investissement dans les partenaires représente presque la moitié du mix marketing (dépenses et effectifs) de la société. Le poids du business dans les entreprises explique aussi des forces de vente en nombre – complétées d’équipes de consulting aussi nombreuses – et une forte culture commerciale. Le marketing est bien présent mais est équilibré par la vente. Les rois du pétrole sur le terrain chez Microsoft sont les équipes commerciales grands comptes qui génèrent la moitié du chiffre d’affaire d’une filiale. Avec une culture du bonus et de la compensation variable depuis une dizaine d’année. Nombre de recrues depuis deux décennies proviennent ainsi de sociétés telles qu’IBM et Oracle et importent la culture associée, altérant progressivement l’ADN de la société.

Microsoft Sidekick and Kin

Pour revenir au marché grand public, Microsoft a bien compris que son modèle horizontalisé ne fonctionnait pas bien, notamment dans les mobiles. Mais, comme souvent, il en est réduit à adopter des demi-mesures : d’un côté, en restreignant la marge de manœuvre de personnalisation des mobiles avec Windows Phone 7. De l’autre, avec l’acquisition de Danger et des mobiles Sidekick en 2008, commercialisés par T-Mobile aux USA. Et puis, en lançant récemment les Kin avec deux modèles de mobiles destinés aux usages dans les réseaux sociaux et diffusés par Verizon, encore aux USA. Deux stratégies perdantes “by design” car complètement isolées dans l’offre et réduites au marché américain, comme le Zune.

Microsoft a aussi tenté l’aventure des “Microsoft Store” en ouvrant ses premiers clones de l’Apple Store en Arizona et en Californie à l’automne 2009. Mais il est bien délicat de valoriser tous les matériels supportés par ses logiciels sans faire ressembler le magasin à la Fnac. Surtout dans la mesure où il est encore plus critique de créer un affect entre la marque et ses consommateurs comme Apple a si bien réussi à le faire.

Google Labs software

Google est plutôt proche d’Apple dans l’équilibre produit et channel. En effet, son modèle “full Internet” le met en contact direct avec les consommateurs. Etant le premier site web “destination” mondial, il n’a pas besoin d’intermédiaires pour accéder aux internautes. Juste des relations classiques avec les médias, influenceurs et réseaux sociaux pour faire connaitre ses nouveautés. Même ses clients “qui payent”, les annonceurs, ont affaire à Google via ses outils en ligne, pour acheter des AdWords, gérer leurs AdSense ou mesurer leur audience avec Google Analytics. Google gère juste des relations directes avec les grands clients annonceurs, parait-il à partir de plusieurs dizaines de millions de dollars de chiffre d’affaire par client. Tout cela est très efficace. Il n’est donc pas étonnant que Google ait un ratio R&D sur SG&A très élevé par rapport à Microsoft et Apple (cf le tableau un peu plus haut dans l’article).

Seul écueil : la faible culture channel et d’historique de relation directe avec les clients rend plutôt difficile la pénétration du marché des PME et des grandes entreprises avec les Google Apps. Elles nécessitent un accompagnement terrain pour leur adoption, et notamment la migration à partir de l’existant traditionnel (… Microsoft). Il leur faut au minimum recruter des partenaires locaux : sociétés de conseil, de service, de formation. En France, nous avons d’un côté un partenariat “stratégique” avec CapGemini qui ne semble pas s’être concrétisé solidement, et de l’autre la petite structure Revevol de Louis Naugès qui a un ratio déploiements / nombre de personne impressionnant. Le programme “Reseller” de Google fait penser aux débuts de Microsoft dans les réseaux en 1990. Il fallut du temps à l’éditeur pour comprendre que les sociétés de service n’étaient pas “que” des revendeurs, voire ne l’étaient pas du tout. Google devra aussi l’apprendre !

Google Reseller Programs

La leçon du lancement du smartphone Nexus One a été également dure. Google pensait pouvoir les diffuser par la vente directe, via son site web, alors que les clients sont habitués à avoir affaire aux opérateurs et/ou à des boutiques traditionnelles. Résultat, il a du faire marche arrière et construire des canaux de distribution plus traditionnels.

Bref, Google comme Microsoft ont les faiblesses de leur force et réciproquement et du mal à être présents simultanément dans les marchés entreprise et grand public. Apple ayant quasiment abandonné le marché de l’entreprise et choisi une intégration plutôt verticale de son offre, sa position est beaucoup plus simple à gérer.

—————————————————–

Notre prochain épisode sera consacré à la vision long terme et à la recherche.

Tous les billets de cette série :

Culture d’entreprise et innovation 1/6 : les dirigeants
Culture d’entreprise et innovation 2/6 : la mission et la codification des valeurs
Culture d’entreprise et innovation 3/6 : les produits et le channel
Culture d’entreprise et innovation 4/6 : le long terme et la recherche
Culture d’entreprise et innovation 5/6 : le management, les ressources humaines, le recrutement, la géographie de la R&D
Culture d’entreprise et innovation 6/6 : les acquisitions, le bilan économique, conclusions

RRR

 
S
S
S
S
S
S
S
img
img
img


Lien du blog Opinions Libres : https://www.oezratty.net/wordpress

Lien de l'article : https://www.oezratty.net/wordpress/2010/culture-entreprise-et-innovation-3/

(cc) Olivier Ezratty - http://www.oezratty.net