Opinions Libres - Le Blog d'Olivier Ezratty

Culture d’entreprise et innovation 4/6

Post de Olivier Ezratty du 22 juin 2010 - Tags : Apple,Google,Innovation,Logiciels,Microsoft | 7 Comments

Après la personnalité des dirigeants, la mission et les valeurs puis la culture produit et channel, passons à une autre dimension de clivage entre les trois sociétés étudiées, Apple, Microsoft et Google : le long terme et la recherche. Avec une leçon étonnante : le moins étant le mieux dans le marché grand public.

L’orientation long-terme et la recherche

L’investissement sur le long terme est une particularité de Microsoft en comparaison avec Google et surtout Apple. Mais nous allons voir que cela ne lui réussit pas tant que cela. Autant dans le business que du point de vue de l’image.

Logo Centre de recherche Microsoft INRIA

Des trois sociétés étudiées ici, c’est la seule qui dispose formellement d’une activité de recherche fondamentale et ce depuis une vingtaine d’années. Microsoft Research occupe ainsi plus d’un millier de chercheurs à temps plein, disséminés aux USA, à Cambridge (UK), en Israël, en Inde, en Chine, au Japon et même en France (dans un petit laboratoire conjoint avec l’INRIA). Ces laboratoires regorgent de “tronches” : médailles Fields et Turing, dont des inventeurs au passé glorieux (celui de l’imprimante laser, de QuickSort, de l’Ethernet, etc). Cerise sur le gâteau, Rick Rashid, le patron de Microsoft Research, est un ancien du MIT et créateur du légendaire micro-noyau Mach d’Unix.

Les travaux de ces chercheurs font penser à ceux d’un laboratoire public de recherche tel que l’INRIA : de l’intelligence artificielle, des réflexions sur les interfaces utilisateurs, sur le traitement de l’image, des techniques de programmation avancées, du “high performance computing”, mais aussi de la modélisation du vivant comme des travaux dans les sciences sociales. En moyenne, 15% des publications acceptées à la conférence SIGGRAPH proviennent de Microsoft Research (source : Wikipedia) ce qui est remarquable.

Sont issues de ces laboratoires des fonctionnalités sporadiques qui relèvent de l’innovation incrémentale dans les produits de l’éditeur : de nombreuses évolutions du cœur de Windows et du middleware .NET, traitement du langage dans Office, support multilingue dans Windows et Office, reconnaissance de l’écriture dans les Tablet PC, techniques de web sémantique dans Bing, certaines composantes de Natal/Kinect dans la XBOX 360, etc. Elles aboutissent cependant rarement à créer de nouvelles catégories de produits de grande diffusion.

Les chercheurs travaillent généralement sur des projets étalés sur de nombreuses années, cinq ou plus n’est pas rare. Ils sont évalués sur différents critères classiques dans la recherche : les publications dans les revues et congrès scientifiques, les dépôts de brevets mais aussi les réutilisations de leurs travaux dans les groupes produits.

Mais Microsoft Research n’échappe pas aux mêmes écueils que les laboratoires de recherche publics : une grande dispersion et une difficulté de l’entreprise à convertir les travaux de recherche en avancées industrielles. Pour en limiter les effets, Microsoft Research organise tous les ans une “TechFest”, sorte de foire aux inventions destinée aux groupes produits de l’éditeur. Les groupes produits – qui représentent l’essentiel des effectifs de la R&D du groupe – viennent aussi y exposer leurs besoins. L’événement qui est interne donne malgré tout lieu à une communication externe. Le contraire de la confidentialité à la Apple !

Microsoft Research Techfest

Au bout du compte, Microsoft regorge d’inventeurs assez prolixes mais a toutes les peines du monde à transformer leurs travaux en innovations de rupture matérialisées dans des produits marquant leur temps et le marché. Microsoft Research n’a pas encore créé l’analogue du PostIt de chez 3M ! Bref, inventeurs, mais pas innovateurs !

La difficulté se situe dans la transformation des briques d’invention en nouveaux produits. Alors que la recherche fonctionne plutôt bien, c’est l’aval qui est déficient. Ce qui cloche dépend des cas de figure : le “time to market”, la taille du marché choisi, le manque de focalisation, les lacunes dans l’orientation utilisateur, la non prise en charge du matériel, et enfin le marketing.

En voici quelques exemples :

  • En 1998, Jim Gray (médaille Turing) lance la création d’une solution Internet de navigation dans les cartes satellites du globe, dénommée TerraServer. L’idée est de prouver que la base de données SQL Server tient la charge. Et cela fonctionne. C’est même une première sur Internet à l’époque. Petit détail : l’interface utilisateur du site qui est “live” sur Internet n’est pas très ergonomique : il n’est pas aisé de naviguer dans les cartes. C’est juste un outil sorti des laboratoires de recherche, un démonstrateur technique. Il n’a pas été pris en main par les équipes produits de MSN ni n’est censé devenir un véritable business. Le truc végète plusieurs années. En octobre 2004, Google fait l’acquisition de la startup australienne Keyhole qui maitrise l’affichage 3D d’images satellite et les effets de zoom dans les cartes. Au printemps 2005, le service qui était auparavant payant chez Keyhole est mis en ligne chez Google, et gratuitement. Couplé à Google Maps, il a fait de Google la principale destination Internet pour ce qui est de la cartographie et des services de “locales”, notamment dans la mobilité. Depuis, Microsoft galère pour rattraper le retard avec Live Maps et Virtual Earth.

C’est un peu la fable du lièvre et de la tortue, mais à l’envers. Microsoft est ainsi parti bien plus tôt que Google dans cette aventure et s’est retrouvé coiffé au poteau lorsqu’il s’agissait de transformer une avancée technologique en produit, ce qui est le propre de l’innovation.

Tablet PC

  • Depuis 2002, Microsoft s’évertue à promouvoir les Tablet PC, basés sur Windows et sur l’usage d’un stylet. De nombreux éléments technologiques de Windows pour les Tablet PC proviennent de Microsoft Research. Seuls quelques marchés de niche (assurance, etc) ont mordu à l’hameçon. Il ne vient pas à l’idée de Microsoft de cibler le marché grand public ni de produire un livre électronique alors qu’il en maitrise pas mal des aspects technologiques. Et Microsoft (en partie du fait de Bill Gates) s’entête dans la voie du stylet au détriment du tactile. Puis, c’est le projet de tablette Origami, abandonné car arrivé trop tôt par rapport aux capacités matérielles de l’époque. Et pendant que Apple préparait l’iPad, Microsoft sortait ses tables Surface, à plus de $10K l’unité. Sympa pour la démo et quelques applications sectorielles (agences dans le retail, casinos, restaurants, etc), mais pour quelle taille de marché ?

HP Tablet (1)

En janvier 2010 au Consumer Electronics Show de Las Vegas, Steve Ballmer présente bien une tablette tactile signée Hewlett Packard (ci-dessus). Mais elle tourne avec le bureau de Windows 7 qui n’est pas vraiment adapté à l’usage d’une tablette. C’est donc du travail bâclé : pas de véritable réflexion sur l’interface utilisateur, ni sur le design, ni sur le marché visé. Pas de démarche qualité, pas de solution de bout en bout. Trois semaines plus tard, Apple lance l’iPad en fanfare ! On objectera qu’avant l’iPad, Apple a aussi sorti le Newton en 1993, lui aussi basé sur un stylet et abandonné en 1998. Licenciés par Apple au début des années 2000, leurs créateurs avaient ensuite fondé PalmSource.

Le comble pour Microsoft, c’est qu’après avoir annoncé Windows Phone 7 qui est un système d’exploitation digne d’être aussi exploité dans une tablette tactile, Microsoft a récemment indiqué qu’il n’envisage pas de tablettes sous Windows Phone 7 ! Pourtant, celui de l’iPad reprend celui de l’iPhone…

Microsoft a bien tenté de créer une équipe intermédiaire entre sa recherche et les produits avec ses Live Labs. Mais le résultat est pour l’instant décevant avec trois services en lignes plutôt “accessoires” (Pivot, Seadragon et Photosynth). Finalement, à quoi bon mettre ses œufs dans des paniers différents si presque aucun ne peut aller au delà au poussin dans sa croissance ?

IBM et AT&T avec ses Bell Labs ont connu les mêmes affres. Leur R&D a été longtemps emblématique dans la high-tech. Mais la transformation en avantage industriel sérieusement érodée avec le temps. Et ne parlons pas du fameux Palo Alto Research Center de Xerox dont la société mère a quasiment tout loupé de la valorisation de ses travaux, exploités ensuite par Apple ou Cisco. Bref, le modèle du laboratoire de recherche intégré n’est peut-être plus optimal. “L’open innovation” et le lien avec les laboratoires de recherche publics et ceux des industriels des composants est peut-être une meilleure approche.

Au contraire de Microsoft, Apple est un excellent innovateur mais pas forcément un inventeur contrairement à sa bonne image dans le domaine. Chez eux, pas de recherche fondamentale ni de dispersion des efforts de R&D ! Il y a bien eu un “Apple Multimedia Lab”, mais il n’a vécu qu’entre 1987 et 1992, malgré une prolixité certaine. Lorsque Steve Jobs est revenu aux commandes en 1997, il a non seulement réduit la complexité de la gamme produits de l’époque (les Macintosh), mais il a également coupé les ailes de nombreux projets sporadiques dont certains relevaient de la recherche. Tout doit être plus simple et plus focalisé chez Apple. Il y a essentiellement six gammes de produits : les desktops, les laptops, l’iPod, l’iPhone, l’iPad et l’Apple TV, seul ce dernier étant un succès mitigé. Le tout est complété des systèmes d’exploitation associés ainsi que d’iTunes et QuickTime.

Steve Jobs aurait même mis pas mal de temps à se décider à lancer l’iPhone, ses collaborateurs ayant eu du mal à le convaincre que le business de l’iPod était menacé à terme par les téléphones de plus en plus multifonction. Une fois décidé, le projet de l’iPhone a mis environ un an et demi à aboutir. Apple a-t-il inventé les interfaces tactiles multi-touch pour autant ? Loin s’en faut car cette technologie existait dans les laboratoires depuis quelques temps déjà et les constructeurs de matrices capacitives proposaient déjà une solution.

Apple a surtout créé un produit, une solution de bout en bout, en se mettant à la place du consommateur et en se focalisant sur la qualité d’exécution, tant du matériel que du logiciel. Même si la première version n’était pas parfaite (pas d’ouverture applicative, pas de 3G, etc), l’iPhone était une véritable avancée. Le tout  couplé à un marketing grand public très efficace avec création d’effets d’attente, d’annonce, de rareté, et s’appuyant sur l’acquis de l’iPod, qui lui-même n’était pas le premier baladeur numérique du marché.

On ne peut pas dire que l’approche d’Apple a été initialement “long termiste”. Ils ont été très pragmatiques, ont attendu le bon moment pour se lancer, notamment en terme de disponibilité de composants matériels adéquats, et ont ensuite mis le paquet. Il en va de même pour l’iPad. Ca parait simple, mais peu d’acteurs industriels le font ainsi. Apple est finalement un innovateur qui sait parfaitement bien intégrer les inventions des autres, faire de la qualité, en particulier au niveau du logiciel, et avec la bonne sauce marketing au dessus.

Et Google ? Leur approche semble plus voisine de celle de Microsoft, tout du moins dans la dispersion des projets. On peut le voir à la floraison de services proposés par les Google Labs. Nombre d’équipes projets chez Google se battent pour obtenir des ressources pour les faire décoller. S’il n’y a pas formellement de recherche fondamentale chez Google, il héberge de nombreuses équipes dont les travaux peuvent s’apparenter à de la recherche : dans le web sémantique, dans les architectures massivement parallèles. Google est aussi l’un des plus grands constructeurs de serveurs au monde, pour ses propres besoins.

L’avantage clé de Google réside dans son accès au marché qui se passe de tout intermédiaire. Il y a certes quelque déperdition dans la grande panoplie des services en ligne proposés par Google, mais le coût des échecs est assez modéré. Google peut-il se targuer d’être “innovant” pour autant ? Ca se discute : il produit beaucoup d’innovations incrémentales, par association d’idées (comme dans Buzz ou Wave), par la forme de la monétisation (les AdWords du search), par la qualité de l’exécution (la home page de Google Search était la plus légère à son lancement et l’est restée depuis) et aussi par le nombre de ses acquisitions (nous couvrirons cela dans le dernier article de la série). Il est très efficace dans la rapidité de la mise en ligne de ses nouveaux services. Mais, son approche expérimentale lui fait essuyer quelques plâtres comme avec Buzz, Wave, Orkut (hors du Brésil) ou Checkout, surtout si, comme Microsoft, il est plutôt dans le sillon de leaders établis (Checkout vs Paypal par exemple; ou face aux tornades Facebook et Twitter).

Net net, comment résumer tout cela ? L’approche long terme de Microsoft semble lui permettre de consolider l’acquis de ses plateformes dominantes (Windows, serveurs, Office) et surtout dans le domaine de l’entreprise, mais ne l’aide pas vraiment à créer des innovations de rupture et de nouvelles catégories de produits dans son activité grand public. Apple se focalise sur le court et moyen terme et sur la création de nouvelles catégories de produits pour créer de la croissance. Et cela fonctionne très bien depuis 2001. Quand à Google, ils ont un processus de R&D et de mise sur le marché continu de nouveaux services du fait de leur activité 100% Internet, mais avec des hauts et des bas selon leur “time to market”.

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Le prochain et avant dernier épisode de cette saga sera consacré aux méthodes de recrutement et à certains aspects du management

Tous les billets de cette série :

Culture d’entreprise et innovation 1/6 : les dirigeants
Culture d’entreprise et innovation 2/6 : la mission et la codification des valeurs
Culture d’entreprise et innovation 3/6 : les produits et le channel
Culture d’entreprise et innovation 4/6 : le long terme et la recherche
Culture d’entreprise et innovation 5/6 : le management, les ressources humaines, le recrutement, la géographie de la R&D
Culture d’entreprise et innovation 6/6 : les acquisitions, le bilan économique, conclusions

RRR

 
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