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Checkpoint sur le grand emprunt et le numérique

Post de Olivier Ezratty du 20 novembre 2009 - Tags : Enseignement supérieur,Entrepreneuriat,France,Innovation,Politique,Startups,Technologie | 25 Comments

Michel Rocard et Alain Juppé ont remis leur rapport à Nicolas Sarkozy au sujet du grand emprunt ce jeudi 19 novembre 2009. Il est disponible sur le site web de la Présidence de la République.

Je vais ici en faire le point faisant écho au séminaire Grand Emprunt et Numérique organisé par NKM en septembre dernier. J’avais fait part de quelques réserves à l’époque (partie 1, 2 et 3). Voyons ce qu’il en est.

Le numérique est concerné à des degrés divers dans ces propositions. Des sept axes,  un est dédié au numérique (le 7), et deux vont bénéficier à ce secteur d’activité (le 1 et le 2).

Priorités du grand emprunt

On sait que la commission propose un grand emprunt de 35 Md€. Si l’on prend 10% de l’axe 1 sur l’enseignement supérieur et la recherche et 20% de l’axe 2 sur les PME innovantes, cela donne avec l’axe 7 un total de 6,1 Md€, soient 17,4% des investissements proposés dans le plan. C’est assez substantiel quand on compare celà aux sources de financement existantes (voir des données ici et ). Donc, ceux qui criaient au loup au début de l’année en dénonçant un plan de relance qui avait initialement ignoré le numérique ne vont pas être déçus ! D’autant plus que les propositions sont “vues de haut” plutôt bien senties. Mais c’est souvent dans les détails que se nichent les difficultés ou les erreurs d’analyse.

Je vais donc faire un petit point sur ces propositions à la méthode classique bons points / mauvais points.

Plutôt bien… mais à creuser

  • Le rapport place bien la France dans la compétition mondiale (dans l’introduction).
  • Il démontre une volonté de bien faire dans la gestion des fonds qui seront alloués. Il propose la création de Comités de surveillance. Comme ces bonnes volontés sont souvent contournées dans la pratique, espérons que cela sera fait avec sérieux. La composition des dits comités en dira long sur le sujet.
  • Axe 1 (universités/recherche) : la focalisation des investissements sur quelques pôles universitaires d’excellence (5 à 10). Cette approche va-t-elle tenir face aux coups de boutoir des régions, élus et autres lobbies qui vont pousser leur filière ou leur établissement, aboutissant à un résultat similaire à nos 71 pôles de compétitivité ? Je mets ma main à couper que le résultat ne sera pas “5 à 10”, mais “10 à plus…”. Et si je me trompe, alors, tout sera parfait !
  • Axe 1 : la compréhension du besoin de valorisation des résultats de la recherche. Avec l’écueil habituel d’une vision trop traditionnelle des processus d’innovation (de la R&D aux produits puis aux marchés). Les innovations de rupture viennent rarement de ce genre de circuit, tout du moins dans l’immatériel et le numérique.
  • Axe 2 : la volonté d’améliorer le financement en fonds propres des PME innovantes, par le biais notamment du financement direct ou indirect de fonds d’investissement. Cela pourrait compenser la baisse des levées de fonds des VC et des FCPI qui a démarré en 2009 et impactera leur capacité d’investissement dès 2010. Mais est-ce que cela va compenser une déficience du marché, là où la puissance publique doit intervenir en théorie ? En première approche oui. Mais à y regarder de près, non. Le marché est logique : il n’investit pas là où les rendements ne sont pas bons. Et celui des fonds d’investissement dans l’innovation en France n’est pas bon car les sociétés ne grandissent pas assez, les sorties ne se font pas ou se font trop vite, les grandes entreprises françaises font peu d’acquisition (même lorsqu’elles se portent bien). Ce n’est donc pas seulement un problème de financement. C’est aussi un problème de compétences notamment ventes/marketing/communication, de volonté, de style de management, d’exportations, de gestion même du circuit de l’innovation, de marché intérieur timoré, etc. Là, on ne traite que de la partie financière de l’équation. Comme toujours et c’est bien dommage. On entend parler aussi de fonds sectoriels mais les secteurs ne sont pas définis. Le logiciel était dans les rangs, mais là, suspens…
  • Axe 2 : la création de budgets supplémentaires pour Oséo à fin de financer l’amorçage des entreprises innovantes. 1,5 Md€ est très significatif par rapport au budget d’Oséo Innovation qui est de 271md€ en 2009 et s’inscrit dans un total d’aides à l’innovation d’environ 700m€ quand on intègre l’ancienne AII, les pôles de compétitivité et le Concours National des Entreprises de Technologie Innovantes. Donc, cela fait “fois trois” d’un coup. Le rapport ne précise pas sur combien d’années ce financement doit être étalé. Il serait sage de l’indiquer. La commission se contredit un peu car d’un côté (page 43), elle indique que les budgets doivent être gérés de manière étanches par rapport à l’existant. Dans ce cas précis sur Oséo, le budget n’est qu’une augmentation des moyens d’une organisation dont la dotation de l’Etat a baissé dans la catégorie en question (le financement de l’innovation). Le risque est grand de voir l’enveloppe traditionnelle d’Oséo Innovation baisser encore l’année prochaine malgré les précautions de langage de la commission. A surveiller de près…
  • Axe 7 : le financement des infrastructures de très haut débit, pour 2md€. L’intention est bonne. Bravo si cela impulse le déploiement du très haut débit en France et en phase avec la création de startups dans les usages associés. Mais j’écrivais après le séminaire grand emprunt numérique en septembre 2009 que cela améliorerait surtout la couverture géographique mais sans générer d’impact économique majeur. Le rapport fait référence à un effet de levier sur les 20 à 40 Md€ nécessaires dans le privé pour déployer la fibre en France, en s’appuyant sur l’exemple coréen. Mais l’exemple coréen n’est pas réplicable car ce pays est essentiellement concentré sur trois zones urbaines (Séoul = plus de 40% de la population du pays !). La fracture géographique ne les concerne pas vraiment. Donc le fonctionnement de cet effet de levier mériterait d’être précisé pour la France. Ces 2 Md€ serviront seulement à financer les zones faiblement habitées (dites zones 3 pour l’ARCEP) où l’investissement privé ne peut pas être rentable.

Plutôt moins bien, mais pas forcément désespéré

  • Le rapport est assez succinct. Les analyses et les justifications sont très superficielles. Par exemple, la version détaillée de l’axe 7 sur le numérique prend 5 pages en tout et pour tout. Pour être précis : 124 à 128. Pour 4 Md€ d’investissement, cela ne fait pas lourd le business plan comparé aux paperasseries demandées aux startups qui demandent 150 K€ ! C’est le propre de l’action politique que d’effleurer la surface des choses, surtout quand cela sort de son domaine de compétence. Mais là, c’est le pompon.
  • La vision proposée est naturellement focalisée sur le financement et sur ses modalités générales (sinon, pourquoi un emprunt…). Cela limite la portée de l’analyse sur les facteurs de succès non financiers de l’innovation, même si le rapport préconise une gouvernance précautionneuse pour gérer et évaluer des investissements. Donc, il n’y a pas d’analyse de l’existant ni de propositions de réallocations. A noter ce très intéressant rapport du conseil des prélèvements obligatoires remis en octobre 2009 qui met un peu les pieds dans le plat sur certaines absurdités des aides aux entreprises. En est-il tenu compte ?
  • Le côté obscur habituel du processus de décision qui n’en est pour l’instant qu’au stade des propositions, qui passe ensuite par l’Elysée et nos représentants nationaux. Interviendra alors le découpage géographique des aides, le clientélisme, etc. Comment s’en prémunir véritablement et le plus en amont possible et pas seulement dans l’évaluation à postériori ? En amont, le rapport n’indique pas qui a été consulté (des centaines de personnes, oui, mais où et qui ?).
  • Axe 1 (universités) : le modèle proposé tourné “vers la connaissance” et donc de l’immatériel est séduisant mais c’est un fourre tout pratique qui n’est pas forcément bien défini. Construire des Airbus fait-il partie de la connaissance, ou d’une logique industrielle avec des usines (et l’on se bat pour les conserver en France) ? Ou les deux ?
  • Axe 1 : pas un mot sur le besoin de mieux mélanger les disciplines dans les pôles universitaires d’excellence. On parle de “pluridisciplinarité”, mais sans le définir. Quid de l’association des sciences dites molles et dures ? C’est une bonne pratique dans les universités américaines qui ne semble pas reproduite en France. Ainsi, le pôle universitaire en devenir de la Vallée de Chevreuse (Orsay, Gif, Saclay, Joy, Palaiseau) concentre surtout des grandes écoles et universités scientifiques. Il y a juste HEC, un peu décentré, à Jouy-en-Josas. Quid de la santé, du droit, de la sociologie ? Les approches transversales sont pourtant les mieux à même de faire germer des innovations. Pas la culture en bouillon d’ingénieurs ! Même chose dans les aides à l’innovation (axe 2) où rien de spécifique n’est dit sur la partie “business” de l’innovation. Pourtant, l’un des déficits, un peu tabou, en France dans le domaine, et surtout dans le numérique, ce sont les compétences business.
  • Axe 2 (financement des PME innovantes) : on ajoute 2 Md€ pour financer les ETI/PME, mais sans évoquer les différents facteurs qui expliquent le trou démographique d’entreprises de cette taille en France. Donc, on rebascule dans la logique du financement. Qui s’ajoute aux 6 Md€ déjà injectés en début d’année dans le Fonds Stratégique d’Investissement dont le pipe n’est pas suffisant pour avancer. Un FSI qui vient d’investir dans DailyMotion…
  • Axe 2 : la création de nouveaux fonds d’investissement. Il y a d’ailleurs un “Fonds d’innovation sociale” dont le périmètre sectoriel qui n’est pas défini ne va forcément améliorer notre compétitivité. Dans la mesure où il s’agit souvent de services locaux, et pas de création de valeur donnant lieu à des exportations. Les services à la personne, cela ne s’exporte pas !
  • Axe 2 : au sujet du financement PME innovantes pour Oséo, cette permanence de l’inflexibilité sur la proportion des fonds propres qui doivent être apportée par le privé (au moins 50%). Avec un contre-sens montrant une incompréhension des modes de financement des entreprises innovantes. Je cite “La part d’Oséo dans le financement bancaire total ne devant jamais excéder 50%. Cette exigence permettrait de s’assurer d’un réel effet d’entrainement du secteur bancaire et d’un partage des risques”. A moins de considérer que les business angels et les fonds de capital risque font partie du financement “bancaire” ! Est-ce que l’apport de fonds publics va automatiquement augmenter les fonds privés associés ! C’est loin d’être évident. Les banques resteront frileuses sur les PME innovantes dont elles ne comprennent pas le business, surtout dans l’économie de l’immatériel. Les FCPI auront toujours du mal à lever des fonds. Quand aux business angels, on a atteint un palier – certes significatif – avec les exonérations d’ISF. Il aurait été intéressant d’associer ce dispositif avec des propositions visant spécifiquement à augmenter les investissements privés. Ou bien alors, proposer une révision du dogme du ratio de fonds propres !
  • Axe 6 (transports de demain) : circonspection devant les 2md€ proposés pour financer l’industrie aéronautique et spatiale de demain. Comment cela se compare aux budgets de R&D d’EADS, de l’Onéra et de l’ESA ou Arianespace ?
  • Axe 7 (numérique) : la création d’une “agence du numérique”, parait-il suggérée par NKM, qui aurait ainsi “son administration” (modulo le mode de gouvernance et l’indépendance éventuelle d’une telle agence). Quelle gouvernance ? Une agence avec un budget “one shot” ? Quel budget de fonctionnement, qui sera récurrent tout de même ? Malgré les précautions prises dans la méthode proposée, il y a un risque énorme de gaspillages et de clientélisme. Car il propose de créer un “fonds de numérisation de la société” doté de 2 Md€ pour le financement amont de projets soit l’équivalent de 40 appels à projets à la sauce serious gaming / web 2.0 ! Mazette ! A titre de comparaison, le budget de l’INRIA est de 186 m€. En prenant un coût total de 60K€ pour un ingé par an (optimiste, basé sur un salaire de débutant de 30K€ en moyenne, qu’on trouve rarement dans les startups), cela représenterait 33000 années/hommes. Si l’on suppose que le plan est étalé sur 5 ans, cela fait donc un financement de près de 7000 ingénieurs par an dans les startups du numérique. Or, il s’en crée environ 2000 par an maximum, sachant que dans le tas, il y en a quelques centaines qui ont de l’avenir. L’Etat n’a pas sous la main les ressources pour tier et sélectionner autant de projets ! Autant dire que la sélectivité tomberait à l’eau en pareil cas. Ou bien ce dispositif va encore servir à financer par effet d’aubaine les (quelques) grandes entreprises du secteur et déjà habituées des pôles de compétitivité et autres sources de financement public. C’est sûr que si on balance 150 m€ chez Bull pour financer une infrastructure de cloud computing, cela partirait vite. On apprend sinon page 125 que cette agence du numérique sera intégrée à la “future délégation nationale du numérique”. Il s’agit de l’entité dont la création était recommandée dans le plan Besson… datant d’il y un an déjà. Par ailleurs, ces fonds sont des avances remboursables et des prêts. Pourquoi les séparer d’Oséo Innovation et créer un guichet de plus ? N’est-il pas trop focalisé sur la recherche et l’expérimentation alors que, c’est un paradoxe, l’essentiel des innovations d’usage dans le numérique ne sont pas purement technologiques au sens R&D du terme ?

Donc … ?

Bref, modulo la partie qui concerne les universités qui n’est pas trop mal, il y a plus d’argent dans ce plan que d’intelligence mise à le rendre opérationnel et bien intégré à l’existant. Parfois, les proportions frisent la gabegie compte-tenu du dimensionnement du marché. Et je ne me suis pas penché sur les autres priorités (santé, environnement durable, ville)…

Il serait temps que la puissance publique ait une vision systémique globale des mécanismes de l’innovation au lieu de traiter presque tout par le biais du financement. Est-il totalement illusoire d’avoir une telle attente ? Pour ma part, je ne suis pas dans la “protestation permanente”. Cf le guide pour les entrepreneurs et les 29 propositions qui sont toujours d’actualité !

Sur le sujet du grand emprunt, vous pourrez aussi lire cet article tout aussi circonsancié sur 01Net.

RRR

 
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