Opinions Libres - Le Blog d'Olivier Ezratty

Numérique : pas celui que l’on attendait !

Post de Olivier Ezratty du 19 mars 2008 - Tags : Actualités,Communication,Economie,Entrepreneuriat,France,Innovation,Politique,Sociologie,Startups,Technologie | 6 Comments

Les médias et commentateurs s’échinaient depuis des mois à prédire qui pourrait récupérer le poste de Secrétaire d’Etat en charge de l’Economie Numérique (voir cet exemple sur ZDNet). Plein de noms circulaient, la plupart issus de l’UMP. Et paf, c’est Eric Besson qui récupère la mission en complément de la prospective dont il était déjà en charge. Voyons ce qu’il en est et ce qu’il pourrait bien faire.

Besson

L’impact du politique

Ainsi, nous avons bien un Secrétaire d’Etat qui reporte au Premier Ministre, une solution imposée par la grande transversalité de la mission qui couvre l’économie, l’éducation, l’enseignement, la recherche et l’industrie. Mais ce n’est pas du tout celui que tout le monde attendait ! Mais il ne faut pas s’étonner car moins d’un Ministre sur deux est nommé selon son domaine de compétences propres, lié par exemple à son travail passé de parlementaire (comme rapporteur de mission ou membre de commission), d’élu local ou à une responsabilité dans un parti. Dans le cas d’Eric Besson, nous avons affaire à une sorte de généraliste de l’économie, ce qui pour le numérique n’est pas forcément une tare.

Certains regretteront évidemment la nomination d’un personnage connu et emblématique d’une certaine ambiguïté. Et les aigris pressentis et non sélectionnés vaqueront à leurs occupations au mieux, ou nuiront au pire au Secrétaire d’ouverture aux prérogatives ainsi étendues.

Le numérique a donc été une sorte de pion dans le jeu délicat de l’équilibre “d’ouverture” du Président. Il fallait bien trouver un ou deux postes pour l’ouverture qui ne soient pas trop dommageables d’un point de vue politique. L’équilibre a ainsi été trouvé : le numérique (Eric Besson) et le Grand Paris (Christian Blanc) pour l’ouverture, et pour les méritants de l’UMP, la famille (Nadine Morano), l’aménagement du territoire (Hubert Falco), les collectivités territoriales et l’outre-mer (Alain Marleix). Avec le bonus de dédommagement pour Anne-Marie Idrac (commerce extérieur), après sa perte de la présidence de la SNCF. Ce qui calmera certainement les caciques de l’UMP, qui avaient été quelque peu aigris par les nominations d’ouverture au printemps dernier (Kouchner, Amara, Bockel, Jouyet).

La mission

La nomination d’un Secrétaire d’Etat est généralement suivie d’un décret d’application, ici du Premier Ministre, délimitant précisément ses responsabilités et les administrations qui lui sont éventuellement rattachées. C’est un peu le suspens car il n’y a pas grand chose de concret à lui rattacher. A moins de créer un ou plusieurs nouveaux organes: agences, haut commissariat, autorité indépendante, que sais-je. Attendons un peu. L’information clé sera là !

La mission d’un tel Secrétariat d’Etat a été abondamment commentée par les milieux du numériques. Plusieurs associations et groupements cherchent à en influencer l’agenda. L’une d’entre elles est l’AFNET, auteur d’un Pacte Numérique, proposé aux candidats à la présidentielle en 2007, et qui continue d’être promu. Pierre Faure, son président (qui travaille chez Dassault), a immédiatement envoyé une lettre à Eric Besson pour l’inviter à participer à Net2008, une conférence organisée par l’AFNET en avril prochain !

Corniou

La mission potentielle d’Eric Besson a été aussi décrite de manière raisonnée par Jean-Pierre Corniou dans “Pour un ministère de l’Internet” publié sur son blog (ex-DSI de Renault et Président du Cigref, maintenant VP chez EDS, et au passage énarque). Raisonnée, mais en même temps, sans grande illusion.

Le numérique pour le marché intérieur

Dans ces deux cas (AFNET, Corniou), je note un penchant naturel pour des missions relevant du marché intérieur français, notamment, encourager l’Etat et les entreprises à utiliser les technologies numériques pour améliorer leur compétitivité. Et c’est vrai qu’il y a fort à faire. On les complétera avec les propositions répétées de création d’un pôle de compétitivité autour des logiciels libres. La part de ces idées qui relève de l’entrepreneuriat et de l’exportation est généralement faible (voir ici mon raisonnement sur les logiciels libres).

PacteNumerique

Pourtant, dans l’économie numérique, il nous faudra bien trouver un équilibre entre le développement des usages en France (le “marché intérieur”) et l’encouragement de l’industrie locale (le “marché extérieur”), assez mal en point alors que les importations de matériels et logiciels vont bon train, alimentées par la croissance des usages. Et les cercles vertueux du marché intérieur (que l’on peut protéger) ne coïncident pas forcément avec ceux du marché extérieur (qui est très concurrentiel).

Nous avons une situation assez particulière en France: la difficulté à créer des entreprises de taille critique et à exporter, spécialement dans l’industrie high-tech. Alors que la France est un pays exportateur dans son ensemble, efficace dans certaines industries (agro-alimentaire, luxe, aérospatial, distribution) mais pas dans celui-ci. L’héritage des grands projets gaulliens (nucléaire en tête) imprègne encore le tissus informatique français, doté de puissantes SSII sachant gérer de gros projets (enfin … plus ou moins), et une relative faiblesse des acteurs du logiciel, de l’internet, et surtout du matériel. Les diagnostics ne manquent pas et tournent souvent autour du manque de financement, surtout dans l’amorçage, et des lacunes dans la recherche.

Les quelques attributions qu’Eric Besson récupérera lui donneront certainement un penchant naturel sur le marché intérieur : du fait du pouvoir réel de l’Etat et de ses limites. Pour l’extérieur de la France, il sera en recouvrement avec les Ministères en charge de l’Economie, de l’Industrie, du Commerce Extérieur, et aussi de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche. C’est un peu dommage car nous aurions bien besoin d’un coup de fouet pour encourager l’innovation dans les startups de ce secteur.

Comment donc impacter la présence française sur les marchés extérieurs ? Comme c’est souvent le cas en économie, l’impact de l’Etat sur l’innovation devrait être plus indirect que direct. Surtout dans la mesure où les innovations proviennent en général de petites structures. C’est à l’Etat de créer un environnement propice à l’émergence de ces innovations et à leur réussite économique. Pas de vouloir micro-manager l’innovation ou à la financer comme il peut avoir tendance à le faire.

Il y a au moins deux facteurs qui sont sous-évalués par les politiques et la technostructure qui cherchent à favoriser l’innovation et la compétitivité: l’impact de la culture et du système de valeur, et la différence entre recherche et innovation. Ce que je vais tenter d’expliciter.

La rôle de la culture et du système de valeur

Le plus grand défi à long terme est de modifier progressivement la culture et le système de valeur de notre pays au regard de la réussite économique, de l’argent (tabou), du risque et de l’échec. Nous avons un sérieux handicap moral à relever. J’avais eu l’occasion de soulever ce point dans mon compte-rendu de visite de la Silicon Valley en décembre 2007 (première partie et troisième partie) tout comme dans Grandes Ecoles et innovation. C’est toujours d’actualité !

Comment avancer si les français et surtout les jeunes ne rêvent plus et n’ont confiance en rien du tout comme plein d’études le démontrent (vis à vis de la mondialisation, des politiques, des patrons, du futur; voir cet essai de Daniel Martin sur la société de défiance qui rassemble les données du problème) ? La part du rêve est un moteur clé du développement des sociétés. En France, la peur du risque a deux impacts : un marché intérieur mou pour les nouveautés, particulièrement dans l’informatique, et un déficit d’entrepreneuriat, notamment chez les jeunes, que l’on n’encourage pas assez.

Ceci est d’autant plus vrai que nous vivons dans un véritable climat délétère et anxiogène autour de l’entreprise et de l’emploi. Avec l’UIMM. Avec les parachutes dorés. Avec l’affaire de la Société Générale. Tout contribue à clouer au pilori le monde de l’entreprise et dans l’esprit public à mettre dans le même sac les patrons issus des élites françaises et les PME innovantes, tous logés à la même enseigne dans la dénonciation des stock-options. De plus, l’énorme couverture médiatique sur les travailleurs précaires et les SDF, tout en étant fort louables dans leur intention, contribue à ce climat anxiogène. Au point que des cadres supérieurs qui à priori ne devraient pas être dans le besoin ont aussi peur pour leur situation. Un comble !

Dernier épisode en date: les patrons “surpayés” du CAC40 avec un délire économique médiatique basé sur les statistiques pas toujours très claires du groupe Hays sur les 40% d’augmentation des patrons du CAC40 reprises partout, alors que le véritable chiffre serait plutôt aux alentours de 10%. Et qui génèrent des commentaires aussi absurdes que “Un tiers des entreprises distribue ces actions quelle que soit la performance du dirigeant” (dans Le Figaro). Alors que la valeur des stock-options attribuées dépend justement de la performance à la bourse de l’entreprise, en moyenne corrélée par la performance de l’entreprise et de son dirigeant. Et que surtout, si le dirigeant n’est pas performant du tout (genre chez Alcatel), l’action chute et les stock-options ne valent plus rien ! Les stock-options sont en fait un pari, un effet de levier, sur la performance future escomptée, et pas passée. La performance passée est plutôt rémunérée par les bonus, eux aussi indexés sur la performance économique de l’entreprise. A force de torpiller les stock-options, la folie médiatique relayée par les syndicats et certains politiques de gauche comme de droite, a créé une situation potentiellement défavorable aux entrepreneurs de PME !

Dans ce pays qui n’a confiance en rien du tout, il serait utile d’apporter une part de rêve et d’aspirations et de dédiaboliser la réussite économique. Cela pourrait passer par une meilleure circulation de l’argent des grandes fortunes vers des causes favorisant l’innovation: la recherche, l’enseignement supérieur et les startups. Il faut passer de l’argent sale et pas mérité à de l’argent mérité et utile pour la société. Des actes et des symboles forts pourraient créer un choc médiatique pour montrer que l’argent et les fortunes peuvent se recycler positivement pour le pays, comme c’est parfois le cas aux USA. L’Etat pourrait inventer des moyens (notamment fiscaux) pour faire évoluer la structure même du capitalisme à la française, qui est actuellement dans un cercle vicié : on exonère de l’ISF le vieux (les objets d’art) plus que le neuf (l’investissement dans l’innovation) et les grandes fortunes et les entreprises se transmettent par hérédité quand de nombreux milliardaires américains transmettent leur fortune à des fondations (et pas seulement Bill Gates). On pourrait rêver de quelques grandes fortunes françaises créant ainsi des fondations pour l’enseignement supérieur et/ou la recherche ou des fonds d’investissement d’amorçage pour les startups. Au lieu de créer des musées à Venise ou d’investir dans l’immobilier, quand ils ne choisissent pas de s’expatrier – pratique assez courante dans les grandes fortunes issues de la high-tech !

Changer la culture passe aussi par l’éducation, par les liens entre l’université, les grandes écoles et les entreprises. La loi LRU va dans le bon sens, mais à la vitesse de la réforme à la française. Ainsi, les étudiants ont-ils fait grève contre le financement des universités par le privé alors que c’est un des facteurs clés de succès reconnu dans le monde entier, surtout aux USA. Mais le changement culturel évoqué plus haut devrait aussi avoir un impact sur la propension des élites à prendre le risque d’entreprise (voir aussi Grandes Ecoles et innovation).

Enfin, s’il y a bien des ruptures à provoquer, c’est dans la lourdeur de la triple hiérarchie de la société française :

  • Celle de l’âge – encore pesante dans les entreprises et les politiques (la moyenne d’âge des députés a augmenté de 5 ans lors des dernières législatives),
  • Celle du diplôme (les écoles d’ingénieur groupes A, B, C, les grands Corps de l’Etat, …).
  • Celle de l’origine sociale, quand ce n’est pas ethnique.

Réussir la transformation culturelle, c’est aussi créer des valeurs d’exemples pris dans ces trois dimensions pour montrer qu’il est possible de réussir en France malgré un ou plusieurs de ces trois handicaps. Et il serait bon d’aller au delà de la nomination de Fadela Amara et Rachida Dati au gouvernement. Il faut encore plus d’exemples. C’est d’ailleurs aussi comme cela que l’on peut redonner un peu d’espoir aux banlieues. Les exemples créent des mythes, et ils font aussi rêver.

Recherche et innovation

Dans l’innovation, il est un autre mal français issu de l’état et de la technostructure consistant à confondre les bienfaits et moteurs de la recherche et de l’innovation. Avec cette croyance bien ancrée qu’un plus fort investissement dans la recherche va résoudre nos problèmes de compétitivité.

On en est bien loin. En effet, le chemin qui va de la recherche aux innovations et aux succès économiques est complexe. Il intègre la notion de produit, de marchés de volume, de rapidité d’exécution (une des meilleures barrières à l’entrée…), de marketing, de vente et d’exportations. C’est là que nous pêchons le plus souvent dans la high-tech car notre économie de la high-tech a été fortement calibrée pour créer des produits complexes diffusés à faible échelle, sans grand marketing et souvent plutôt localement.

Résultat? Un système vicié :

  • Qui aide plus facilement la recherche (Crédit Impôt Recherche, Concours du Ministère de la Recherche, aides Oséo) que le développement marketing et commercial.  Au point que pas mal d’entreprises passent leur temps à maquiller en R&D des développements produits classiques, souvent déjà réalisés.
  • Qui a tendance à trop aider les grandes entreprises au détriment des petites. Avec les grands projets style Agence de l’Innovation Industrielle (intégrée à l’Oséo depuis le début de l’année), le fameux Quaero (dont j’aurais l’occasion de reparler), les pôles de compétitivitivé et aussi les aides européennes FP6/FP7. Depuis des décennies, l’Etat français arrose les “losers” de l’industrie informatique, ceux qui désinvestissent, ceux qui ne se frottent pas assez ou pas efficacement aux marchés mondiaux. Et malheureusement, on enfonce le clou dans la mauvaise direction, tel Nicolas Sarkozy (voir ici page 4) annonçant au Cebit un projet de “calculateur géant” proposé en partenariat aux allemands (programme qui a au demeurant peu de chances d’aboutir car en France, il sert à simuler les explosions nucléaires au CEA).
  • Qui n’encourage pas les grandes entreprises à acheter les petites. Par le mécanisme précédent: pourquoi racheter si on peut faire subventionner sa propre recherche, et torpiller les petites boites par des méthodes plus ou moins avouables ? Surtout pour de grands ingénieurs ultra-diplômés qui ne tolèrent pas facilement qu’une invention ou innovation puisse provenir d’une petite structure créée par des ‘autodidactes’ et qui ne la jugent souvent que par sa valeur technique et non pas commerciale !
  • Qui n’aide pas les startups à trouver des clients sur leur marché intérieur comme extérieur. La peur du risque des dirigeants et autres décideurs. Xavier Dalloz qui organise le voyage au Consumer Electronics Show de Las Vegas auquel je participe chaque année a ainsi raison de se lamenter du faible nombre d’entreprises présentes sur le salon. On ne les a pas assez encouragées à se bouger !

ll faut donc certainement revoir le système des aides à l’innovation. Comprendre qu’elles devraient être plus indirectes (comme la réduction d’ISF favorisant le développement du financement par les business angels, l’abaissement des délais de paiement, la commande publique) que directes (les “subventions”).

Les mesures clés sont toutes celles qui faciliteront la vie des startups – des PME en général. On en trouve plein de très bien vues dans le fameux rapport Attali, que j’ai déjà eu l’occasion de commenter. Espérons que le gouvernement les mettra en oeuvre rapidement.

What’s next ?

Que va-t-il donc se passer avec Eric Besson ? On peut craindre l’habituelle commande d’un n+unième rapport à une personnalité coiffée d’un rapporteur jeune fonctionnaire, qui fera les mêmes préconisations dont certaines seront issues de la “technostructure” et à défaut d’être à côté de la plaque, ne traiteront pas suffisamment de l’aspect valeurs/culture et de la compétitivité à l’exportation.

Espérons que Eric Besson, mais aussi Christine Lagarde et Valérie Pécresse prendront ce défi en main avec une véritable vision long terme.

RRR

 
S
S
S
S
S
S
S
img
img
img


Lien du blog Opinions Libres : https://www.oezratty.net/wordpress

Lien de l'article : https://www.oezratty.net/wordpress/2008/numrique-pas-celui-que-lon-attendait/

(cc) Olivier Ezratty - http://www.oezratty.net