Opinions Libres - Le Blog d'Olivier Ezratty

Tentative de décryptage du Grand Emprunt

Post de Olivier Ezratty du 4 février 2010 - Tags : Enseignement supérieur,Entrepreneuriat,France,Haut débit,Innovation,Logiciels,Startups,Technologie | 23 Comments

J’avais fait le point en novembre sur le Grand Emprunt et le numérique alors que la Commission Juppé/Rocard avait rendu son rapport, proposant un investissement de 4 milliards d’Euros sur le numérique.

Depuis, les choses ont avancé. Le gouvernement a soumis un projet rectificatif de loi de finance qui définit précisément les allocations budgétaires du grand emprunt et la gouvernance de l’usage de ces fonds. On commence à y voit un peu plus clair. Plus ou moins car l’opacité qui reste de mise pour ce qui est des détails.

Nous sommes en ce moment en plein débat parlementaire sur ce Projet de Loi de Finance Rectificative pour 2010 du gouvernement. Les discussions ont démarré à l’Assemblée Nationale : la Commission des Finances a rendu ses arbitrages et les débats ont lieu cette semaine en plénière. Sachant qu’après, cela passera au Sénat début mars 2010 et reviendra ensuite à l’Assemblée.

J’ai creusé ce projet de loi pour comprendre son impact sur le financement général de l’innovation et plus particulièrement des startups, mais aussi pour voir comment le gouvernement envisageait de remettre le pieds dans la création d’une “stratégie industrielle”.

Structure des allocations budgétaires

Pour commencer, voici une synthèse “jamais vue” sur les allocations du Grand Emprunt par thématique et par type d’allocation. J’ai du compulser le projet de loi et le rapport de la commission des finances pour reconstituer ce tableau associant une description de chaque ligne d’investissement identifiable et de la ventilation des fonds alloués.

Tableau synthese du grand emprunt 2010

Tout d’abord, il faut faire la distinction entre les différentes formes d’allocation du Grand Emprunt que voici ci-dessous. La moitié est du “non consomptible”, un terme pas très grand public ! Il s’agit d’un montant qui est conservé par le Trésor et dont seulement l’intérêt annuel est attribué chaque année aux organismes de gestion des fonds. Le Trésor a emprunté ce montant sur les marchés, il le replace à un taux d’intérêt un peu supérieur et il verse tout ou partie de cet intérêt aux intéressés. Avec l’intérêt de créer une ressource pérenne sur de nombreuses années. Une approche curieuse alors que l’Etat est censé financer ces activités dans ses budgets habituels. C’est une manière de créer des investissements “ring fenced” comme on dit dans les boites américaines, à savoir, protégés des aléas budgétaires du futur.

Ventilation typee du Grand Emprunt

Exemple : l’opération Campus est dotée de 1300 m€ de non consomptible. Supposons qu’ils rapportent 4% par an. Ce qui va donner 52 m€ par an, qui sont répartis sur 10 campus. Soit 5 m€ par université… pour rénover le patrimoine immobilier. Cela s’ajoute aux 15 m€ qui avaient déjà été alloués avec la revente d’actions EDF par l’Etat (3,7 Md€). Donc, en tout 20 m€ pour rénover les bâtiments chaque année. Donc, des travaux qui risquent d’aller bien lentement. On constate alors l’énorme inégalité de traitement qui favorise le campus de Saclay. Il bénéficiera d’une allocation entièrement consumptible de 1 Md€. Il pourra donc engager très rapidement sa transformation et la consolidation comme le déménagement de l’Ecole Centrale Paris de Châtenay à Gif, près de Supelec. Tandis que les autres campus évolueront à la vitesse de l’escargot.

Pour les autres allocations, il y a ce qui relève de véritables dépenses (dépenses directs, subventions) et ce qui relève d’un point de vue comptable de la création de nouveaux actifs : les avances remboursables, prêts et prises de participation. Dans les deux cas, ces allocations sont censées s’étaler sur au moins quatre à cinq ans. Il est donc délicat de calculer une version annualisée de ces différentes allocations. Beau jeu de bonnetots ! Ces distinctions permettent en tout cas de réduire l’impact du Grand Emprunt dans la comptabilité publique. Ainsi, le coût “budgétaire” supporté par le budget de l’Etat au sens de Maastricht n’est-il que de 2 à 3 milliards d’Euros par an (ci-dessous). Etalé sur une dizaine d’années.

Cout annualise du Grand Emprunt

Citons les organismes gestionnaires de ces allocations. Ils couvrent les différents champs de recherche et industriels du Grand Emprunt. La part du lion va à l’Agence Nationale de la Recherche qui va gérer la moitié des fonds pour le compte des Universités et de la Recherche. La Caisse des Dépôts est derrière, avec son rôle prééminent dans le numérique, puis Oséo pour l’investissement dans les PME innovantes. On verse ensuite dans le sectoriel avec le CEA, l’ADEME, l’ONERA, le CNES, etc.

Organismes gestion grand emprunt

Eric Woerth attend 25 milliards de fonds privés pour compléter les 35 du plan. Comme c’est étalé sur de nombreuses années, cela sera difficilement vérifiable, notamment en termes d’incrément réel. C’est la plus grande inconnue car les mécanismes d’effet de levier sur l’investissement privé ne sont pas bien documentés dans le plan du gouvernement. D’autant plus qu’ils risquent de créer des phénomènes de vase communiquant avec d’autres investissements existants.

Côté gouvernement, la mise en application du Grand Emprunt sera enfin sous la supervision du Commissaire Général à l’Investissement, René Ricol, rattaché à Matignon. Il n’est pas payé et est entouré de deux permanents issus de l’inspection des finances. Donc, une structure de coordination très légère. Ce qui va rendre critique le rôle du parlement pour surveiller la mise en application du Grand Emprunt.

Le rôle de l’Assemblée Nationale

Nous avons un projet de loi avec de nombreuses parties impliquées : le gouvernement (Ministres, cabinets), les administrations, les élus, les organismes de recherche, les établissements publics comme Oséo, et différents lobbies industriels. Quels sont les équilibres de pouvoir ? Comment sont prises les décisions ? A l’observation, on ne peut que constater que le gouvernement navigue un peu à vue. Cela se voit avec les montants alloués qui tombent “rond”. Et aussi avec le peu de détails fournis sur chacune des allocations. Certains ministère cloisonnent jalousement l’information concernant leur secteur. D’autres travaillent avec de grosses louches.

L’Assemblée joue-t-elle son rôle de contrôle du gouvernement et de ce qui se cache derrière ? Et bien pas vraiment, et voilà pourquoi…

  • L’opposition parlementaire incarnée par le Parti Socialiste a consacré presque tous ses amendements aux impôts, en proposant d’en augmenter certains ou d’en créer d’autres. Avec en ligne de mire les dispositions du fameux paquet fiscal de 2007. Mais ils n’ont rien proposé concernant les investissements du Grand Emprunt.
  • Le PS propose aussi une majoration du taux du Crédit Impôt Recherche en faveur des PME. Mais en oubliant que rares sont les PME qui peuvent faire de la véritable recherche au titre du CIR. Le PS parle de “recherche et développement” mais le CIR ne couvre pas officiellement le “développement”. L’initiative est en tout cas louable. Cf ce livre blanc du MEDEF sur le CIR de décembre 2009 qui met en avant le fait que le CIR bénéficie déjà aux PME. En fait, tout est question de définition de ce qu’est une PME.
  • Le Rapporteur de la Commission des Finances, Gilles Carrez (UMP) propose des dispositions du contrôle plutôt à postériori des investissements issus du Grand Emprunt par les deux assemblées. Ce qui aura pour conséquence, une plus grande transparence pour le public des investissements en question. Une bonne chose, mais qui laisse plutôt les mains libres à l’administration.
  • Patrice Martin-Lalande (UMP), déjà connu pour ses prises de position autour d’HADOPI (pour en modérer la nocivité…), a proposé quelques modifications sur les aides à l’industrie des jeux vidéo et sur le rôle du parlement dans la gouvernance du Fonds National de la Société Numérique.

A part cet intérêt sectoriel de Patrice Martin-Lalande pour le numérique, je constate au vu des débats le peu d’intérêt des élus pour la politique industrielle. Aucun élu n’a remis en cause les allocations et n’a posé de question sur leur fonctionnement. Sujet trop consensuel pour être un enjeu politique ? Manque de connaissances et d’intérêt ? Insuffisance des lobbies ? Je penche pour la deuxième piste…

La focalisation sur la recherche

Le grand emprunt a fait la part belle au financement de la recherche, tant fondamentale qu’appliquée, jusqu’à la création de prototypes et démonstrateurs. Avec 14,5 Md€ sur 35 Md€, dont 6,6 Md€ dédiés à la question environnementale (surtout par le biais des transports qui se font la part belle des allocations). On voit là une volonté louable de financer un peu plus de l’aval de la R&D, tout en respectant les critères de la Commission Européenne. Ainsi, dans la R&D “filières industrielles”, seuls 28% des crédits prennent la forme de subventions et aides, le reste relevant de prêts et de prises de participation, moins contraints par Bruxelles.

On retrouve malgré tout ce tropisme pour les projets “collaboratifs” dans un grand nombre de lignes budgétaires. Une mécanique qui favorise l’amont, les gens qui ont du temps et les investissements assez éloignés du marché. On y trouve beaucoup de pertes en ligne !

Autre focalisation du gouvernement, la valorisation de la recherche. Comment améliorer la transformation des travaux de labos en valeur ajoutée économique, en création de nouveaux produits dans les grands groupes comme dans les startups ? Alors que les programmes de valorisation ont historiquement donné peu de résultats, on continue d’amplifier le mouvement en améliorant la dotation des sociétés de valorisation industrielle de la recherche et de fonds d’amorçage. Ce système finance l’amont de l’innovation : les études d’intérêt, le pré-amorçage (maturation des projets avant de créer une entreprise) et enfin l’amorçage. Dans le circuit, Oséo prend le relai pour contribuer au financement des PME innovantes.

Mais cela reste une vue assez classique et linéaire du processus d’innovation de la recherche vers les marchés. Elle est certes complétée par la mise en réseau, notamment par les pôles de compétitivité qui bénéficient eux-aussi d’un surcroît de financement dans le Grand Emprunt. Mais ce sont de telles usines à gaz qu’on se demande encore ce qu’elles ont pu générer en sortie.

Tout cela reste donc encore trop éloigné d’une véritable valorisation économique et de la création d’emplois marchands.  Et pour plusieurs raisons fondamentales :

  • Tout d’abord, l’absence de diagnostic (relevée aussi dans le blog Sincérités) sur les carences du dispositif français de l’innovation dans le Grand Emprunt. On raisonne toujours trop avec l’oeil rivé sur le % du PIB investi dans la recherche.
  • Les règlementations Européennes et de l’OMC entrainent une concentration des aides sur l’amont de la R&D, là où le marché est censé être déficient. Même si sous d’autres formes (prêts, avances, participations), elles peuvent aussi toucher l’aval de l’innovation.
  • On manque cruellement de compétences dans le “business development” de l’innovation. Et beaucoup plus que de financements. Il est d’ailleurs dommage qu’aucun investissement ne porte spécifiquement sur ce point. La constitution des pôles d’excellence universitaires comme celui de Saclay va certes créer une masse critique d’ingénieurs, universitaires et chercheurs. Mais essentiellement dans les “sciences dures” et sans regroupement avec les sciences molles utiles au business (écoles de commerce, de marketing, de design, de droit, de sciences humaines, …). Investir dans ces compétences aurait été plus que souhaitable, et de plus, faisable ! Si je salue les 300m€  alloués au développement de la culture scientifique (on manque d’ingénieurs, …), je me demande où l’on va valoriser les compétences business indispensables pour valoriser tous ces investissements dans l’amont de l’innovation !
  • Une réelle difficulté à vendre la technologie à l’étranger, incarnée par notre balance commerciale ultra-déficitaire dans les technologies numériques tout comme les difficultés à vendre le Rafale, TGV et autres centrales nucléaires.
  • La valorisation de la recherche est de plus trop souvent vue sous l’angle de la propriété intellectuelle par les organismes de valorisation. Si il est utile de la protéger, elle est bien insuffisante pour la valoriser ! Et c’est en général une barrière à l’entrée assez illusoire. La meilleure barrière reste la capacité à exécuter rapidement son plan, à commercialiser l’offre et à constituer un écosystème autour.

Le corpus idéologique dominant n’a donc pas vraiment changé avec le Grand Emprunt. C’est bien dommage.

Les infrastructures

Un emprunt peut aussi servir à bâtir des infrastructures préparant le futur. Il y en a cinq essentiellement dans le Grand Emprunt, mais pour des montants assez modestes :

  • Le financement du renouveau du parc immobilier des universités dans le cadre du plan campus. C’est du bon vieux basique de rattrapage (1,3 Md€). Il y a aussi des créations d’établissements de prévues.
  • Le financement d’acquisition de matériels de laboratoires de recherche (1 Md€).
  • Le cofinancement des infrastructures haut débit, le plus souvent pour des collectivités locales en sociétés mixtes (2 Md€).
  • La rénovation thermique des bâtiments privés (0,5 Md€), dans un montage compliqué impliquant l’Agence Nationale pour l’Habitat.
  • Une part des prêts verts (1 Md€) dans le cadres des recommandations des Etats Généraux de l’Industrie, qui visent à financer le renouveau de l’outil industriel pour l’adapter aux normes environnementales.

Le reste ne relève pas d’infrastructures matérielles, mais plutôt immatérielles (recherche, valorisation, etc).

Et le numérique ?

C’est une grosse enveloppe obtenue après un lobbying persistant au sein du gouvernement et auprès de la Commission sur le Grand Emprunt réalisé par Nathalie Kosciusko-Morizet pendant la seconde moitié de 2009.

On trouve trois pôles d’investissement dans le numérique :

  • L’enveloppe de 2 Md€ pour le cofinancement des infrastructures régionales de haut débit. Certains trouvent déjà qu’elle sera insuffisante pour assurer une bonne couverture des territoires et qu’elle profitera surtout aux agglomérations moyennes.
  • Le financement de la numérisation des contenus proposée par le Ministère de la Culture (ce qui explique notamment la présence de Frédéric Mitterrand au séminaire numérique grand emprunt de septembre 2009). Son impact économique reste à déterminer. Il est dit que cette initiative permettra des usages commerciaux des contenus numérisés, avec valorisation par les administrations concernées. Mais lesquels ? On hésite entre “exception culturelle”, “francophonie” et véritable bénéfice économique. Il serait intéressant d’obtenir le détail de ces investissements. Si par exemple, ils permettaient de mieux valoriser économiquement notre patrimoine touristique, cela pourrait avoir de réels débouchés économiques.
  • Le financement de projets divers sans que la répartition soit indiquée : dans le cloud computing, la e-santé, la e-éducation, la ville, les transports, les nanos-technologies et les logiciels. Seul le projet Smart Grid géré par l’ADEME, est détaillé (250m€). Beau bric à brac ! On y retrouve un projet en gestation de data center de cloud computing copiloté par Thalès, Dassault Systèmes et Orange. Mais ces gens là ont-il vraiment besoin de l’Etat, les deux derniers étant plus que profitables ? Si c’est un bon business, pourquoi n’utilisent-ils pas leurs fonds propres pour s’y lancer ? Et au train où cela va aller, ils auront raté une ou deux révolutions de l’Internet ! Ce qui m’inquiète est aussi la forte proportion des marchés explicitement visés où l’économie est avant tout locale et/ou le financement est lui-même d’origine publique (santé, éducation, ville) et où il est donc plus que difficile de créer des acteurs d’envergure internationale. Restent les logiciels et les nanotechnologies. L’honneur est sauf ! On va certainement voir fleurir des appels à projets du style de celui sur le serious gaming et le web 2.0 du printemps dernier. Avec des travers bien identifiés qui, je l’espère, seront corrigés.

Sachant que le numérique est également concerné par la partie du grand emprunt qui concerne les PME, et est essentiellement géré par Oséo et le FSI qui voient leurs moyens renforcés. Moyens qui vont probablement surtout compenser la baisse prévisible des levées de fonds des sociétés de capital risque sur les années à venir.

Et vous startups, comment profiter du Grand Emprunt ? Les règles ne changent pas trop : s’impliquer si cela a du sens dans des projets collaboratifs (je n’en pense pas beaucoup de bien, mais c’est comme cela) et gérer avec soin vos dossiers de demandes d’aides, avances et prêts auprès Oséo. Et puis sinon, ne pas s’en préoccuper est peut-être une très bonne option !

Saupoudrage ?

A la vue de la répartition budgétaire de ce Grand Emprunt, on ne peut pas échapper à l’impression d’un grand saupoudrage. Quand tout est prioritaire, rien ne l’est plus ! Les arbitrages semblent relever d’un consensus mou. Il y a quelques perles comme la construction navale (100m€) ou le développement des interpôles de compétitivité (200m€). D’autres actions comme la création d’un fond pour l’entrepreneuriat solidaire (100m€) ou la rénovation thermique de logements privés (500m€) ne sont pas contestables, mais restent un peu déconnectées du reste des investissements.

Voici une vision systémique du processus de l’innovation financé par le Grand Emprunt synthétisée sous forme de graphique avec des rectangles de taille à peu près proportionnée aux budgets consacrés :

Cycle de l'innovation du grand emprunt Fev2010

Le bon point : le secteur du développement durable qui récupère la plus grosse part du gâteau la plus avale du cycle de l’innovation. Cela couvre aussi la filière transport puisque les investissements correspondants visent à créer les automobiles, trains, navires, avions et fusées du futur moins consommateurs d’énergie.

Mais en dehors du développement durable, on voit que l’amont du cycle de l’innovation est bien mieux couvert que l’aval. C’est parfaitement logique au vu des contraintes réglementaires. Mais est-ce que cela va réellement permettre de créer de la croissance et des emplois et de mieux exporter notre savoir faire ? Pas sûr que cette question ait été vraiment traitée à défaut d’être posée !

RRR

 
S
S
S
S
S
S
S
img
img
img


Lien du blog Opinions Libres : https://www.oezratty.net/wordpress

Lien de l'article : https://www.oezratty.net/wordpress/2010/tentative-decryptage-grand-emprunt/

(cc) Olivier Ezratty - http://www.oezratty.net