TV numérique paradoxale
Post de Olivier Ezratty du 5 mai 2007 - Tags : France,Internet,Logiciels,Médias,Microsoft | 10 Comments
La France est une terre de paradoxe dans la télévision numérique.
D’un côté, nous avons une avance certaine dans la TV numérique via l’ADSL “triple play” avec le taux d’équipement le plus élevé et le plus grand marché en taille absolue d’Europe. La France compte ainsi trois des cinq plus grands opérateurs en Europe avec Orange, Free et Neuf Telecom.
Mais nous semblons en retard dans un domaine clé pour le futur: le marché et les usages des enregistreurs numériques de télévision. Ils sont quelque peu en panne en France et en Europe, alors que le potentiel est énorme.
Vous souhaitez recevoir la TV numérique (HD ou pas) et l’enregistrer en numérique pour la regarder quand vous le souhaitez, le tout aussi bien pour les programmes gratuits que l’on reçoit sur la TNT, mais aussi pour les programmes payants, notamment ceux qui proviennent des bouquets câbles/satellite tels que ceux de Canal+? Et bien, en France, c’est plus proche du rêve que de la réalité. Alors que c’est établi chez nos voisins anglais et aux USA et depuis pas mal de temps. Pourquoi donc?
Chez Canal+
Canal+ avait pourtant bien innové en lançant son terminal enregistreur Pilotime en 2003 (image ci-dessous). Quatre ans plus tard, les 100000 terminaux fabriqués par Thomson ont été écoulés. Non sans mal, car cela représente un bien faible nombre au regard des plus de cinq millions d’abonnés à Canal+ et trois millions d’abonnés à CanalSatellite (bouquet diffusé par satellite, câble et via l’ADSL chez les principaux fournisseurs d’accès). Le Pilotime n’avait pas été aidé par son ergonomie et sa fiabilité approximatives, mais bon, il fonctionne!
Le stock de Pilotime étant écoulé, il n’est plus vraiment proposé même s’il apparait toujours pour la forme sur le site de Canal+. Aujourd’hui, Canal+ n’a plus d’offre d’enregistreur numérique. Le “top” chez Canal, c’est le décodeur Mediasat Max (image ci-dessous) qui permet de reçevoir la HD, mais qui n’enregistre pas. Sa prise USB n’est pas encore utilisable pour connecter un enregistreur externe. J’enrage de constater cette démarche à contre-courant de ce qui se fait aux USA, démarche qui chez Canal+ s’aliène les 100000 utilisateurs de Pilotime qui ne peuvent passer à la HD qu’au prix de l’abandon de l’essentielle fonction d’enregistrement numérique. Chez Canal+, le client est donc condamné à enregistrer ses programmes avec un PVR (enregistreur) externe ou avec un PC Media Center, mais via une connexion analogique son/image qui dégrade fortement la qualité de l’enregistrement et un report de télécommande et des guides de programmes pas toujours bien alimentés. Et bien sûr, sans HD.
Ce décodeur Mediasat Max sera peut-être extensible mais aucune information n’a filtré et il semble que Canal ne soit pas bien avancé sur le sujet. D’un autre côté, Canal+ devrait supporter les PC à base de Windows Media Center dans une future mouture de Windows Vista. Des accords ont été signés avec Microsoft et Nagravision en 2005 mais leur concrétisation ne devrait pas voir le jour avant 2008. De plus, les PC Media Center, même s’ils ont ma faveur personnelle, ne sont pas encore assez grand public pour se substituer aux Pilotime.
TPS proposait aussi un terminal enregistreur, le Platinium, mais personne n’en parle plus depuis le rachat de TPS par Canal+. Et son succès n’a pas du être extraordinaire, notamment du fait d’une offre de programmes de TPS quelque peu en retrait par rapport à celle de CanalSat.
Bref, Canal+ qui est maintenant le point de passage obligé pour les contenus “premium” (cinéma, sport, documentaires, etc) ne propose pas vraiment de solution pour l’enregistrement numérique de ses programmes.
Chez les opérateurs ADSL
Les opérateurs ADSL sont plus avant gardistes, mais ils ne sont pas toujours plus avancés car leurs solutions sont soit confidentielles, soient peu intégrées soit pas assez grand public :
Il faut au passage relativiser le rôle de l’IPTV. Ce type de service présente le plus fort taux de croissance, mais il restera encore de nombreuses années plus faible en proportion que le câble et le satellite: 10% en 2009 (voir ci-dessous une projection 2009 des moyens de réception de la télévision payante en Europe, source: Screendigest). Il faut aussi tenir compte de ce qu’un abonnement en triple play n’implique pas l’usage régulier de la télévision via l’ADSL. En particulier pour les deux raisons déjà évoquées: le choix des programmes et la qualité de service et la cohabitation dans le foyer de plusieurs sources.
Donc, pour le marché dans son ensemble, les utilisateurs ont besoin d’une fonction d’enregistrement de la télévision adaptée aux contenus payants du câble et du satellite. Et ce pour encore quelques bonnes années.
Enregistrement de la TNT
La TNT est une exception. Les solutions pour l’enregistrer en préservant la qualité numérique de bout en bout commencent à fleurir:
Ces offres sont poussées par un usage en croissance de la TNT en France. L’offre de programmes plus dense qu’avec la réception hertzienne et la qualité de l’image et du son en font des solutions intéressantes et à moindre coût, en tout cas pour la partie de la TNT qui est gratuite.
Les pays où l’offre existe
La France est en retrait sur ce marché car d’autres marchés de taille sont bien en avance et comme par hasard, ce sont les marchés anglophones:
Vous pouvez si vous ne l’avez pas déjà fait consulter mon rapport de visite du CES de Las Vegas de janvier dernier pour avoir un aperçu de toutes ces offres.
Pourquoi ce retard?
On peut toujours expliquer ce genre de retard, mais cela ne l’excuse pas pour autant:
Ce que l’industrie des contenus craint par dessus tout, c’est d’être simultanément “Napsterisée” et “Microsoftisée”. Le premier est déjà bien enclenché avec le peer to peer qui est maintenant bien exploité pour les contenus vidéo. Le second relève de l’horizontalisation du marché comme celui du PC, où l’on peut choisir ses composants indépendamment les uns des autres mais où quelques composants génériques clés sont maitrisés par des acteurs dominants tels que Microsoft ou Intel. Au détriment des autres dans la chaine de valeur. D’où un travail actif sur les standards, à l’échelle de blocs économiques (en Europe avec notamment le DVB pour la diffusion numérique, le MHP pour le middleware, et le MPEG7 pour les guides de programmes). Mais des standards qui n’horizontalisent pas l’industrie pour autant et protègent donc les positions des grands acteurs.
J’ajouterai un point clé: la manière dont l’innovation est gérée chez les grands acteurs en France, Canal+ en premier. Est-ce que leur innovation est vraiment orientée client? Est-ce qu’ils prennent des risques? Est-ce qu’ils anticipent les grandes ruptures technologiques et d’usage? Free prend beaucoup plus de risques qu’un Canal+. Notamment avec leur programme d’équipement en fibre optique qui pourrait leur permettre de tailler des croupières aux groupes médias comme Canal+. Car avec la fibre, ils feront sauter l’un des verrous bloquant la généralisation de la TV sous IP. Le futur, c’est clairement la TV sous IP, mais le chemin qui y mènera est long de plusieurs années, sachant qu’il y aura même plusieurs chemins (récepteurs hybrides, Internet en canal descendant pour les guides de programmes, en montant pour certains services, etc).
Je crains fort que beaucoup d’acteurs soient un peu paumés dans ce marché en pleine ébullition.
L’impact de la régulation
J’avais déjà noté que le marché français – et Européen en général – est très fermé, notamment parce qu’il est très intégré verticalement (contenus, programmes, diffusion, boitiers). Cette fermeture et l’inertie des grands groupes a une conséquence: elle limite le potentiel de développement de startups innovantes dans le secteur. Je l’avais évoqué dans ce post sur la bulle des set-top-boxes. Ce n’est pas étonnant dans ces conditions que l’industrie du “consumer electronics” française soit quasiment inexistante.
L’environnement régulatoire pourrait influencer la croissance et la diversité des marchés. Si les pouvoirs publics souhaitaient augmenter les opportunités de création de valeur dans le domaine de la télévision numérique, ils pourraient modifier la régulation pour ouvrir le jeu et non pas le fermer. Mais cela irait peut-être à l’encontre des intérêts à court terme des grands opérateurs.
La loi du 5 mars 2007 relative à la modernisation de la diffusion audiovisuelle et à la télévision du futur est ainsi décevante de ce point de vue là. Elle couvre la répartition des canaux de la TNT, la fin de la télévision hertzienne analogique, les modalités de la télévision sur mobile, et chose curieuse, l’industrie des jeux vidéos (!). Mais elle ne traite pas de l’ensemble du champ de l’innovation dans la télévision numérique et sa vision du futur est calquée sur le présent. Les lois anticipent rarement les grandes évolutions technologiques, elles ont plutôt tendance à s’y adapter au fil de l’eau.
L’enjeu dans ce monde d’innovations en ébullition, c’est pourtant de prendre la mesure des changements nécessaire et de bousculer un peu ces habitudes confortables. C’est un enjeu à la fois pour les usages dans le pays, et pour offrir des opportunités aux acteurs locaux, notamment les startups. Dans le monde du numérique, l’innovation ne relève pas seulement de dispositifs type “Small Business Act” (qui couvre surtout le “business to business”) mais également de la manière dont le marché s’ouvre pour laisser la place aux innovateurs.
Là aussi, il y a quelques ruptures à provoquer…
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(cc) Olivier Ezratty - http://www.oezratty.net