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La bulle des set-top-boxes

Post de Olivier Ezratty du 15 février 2007 - Tags : Internet,Logiciels,Médias,Startups,Technologie | 11 Comments

J’avais constaté dans la rédaction de mon épais rapport de visite du CES 2007 une profusion des set-top-boxes, média centers et autres systèmes multi-room.

Le nombre de start-ups françaises qui se lancent également dans ce créneau est frappant. Si elles ont toutes de bonnes idées sur la création de valeur utilisateur, peu d’entre elles ont un business plan qui se tient. Il me semble que nous sommes en pleine “bulle” dans ce secteur, un peu comme dans le Web 2.0 ou dans la publication de vidéos en ligne. A ceci près que – comme pour le Web 2.0 – c’est une bulle qui si/quand elle explosera, n’aura pas d’impact négatif sur l’économie en général.

Il y a malgré tout des choses intéressantes à faire dans ce secteur. Les “business plans” devront être plus peaufinés que ce que j’ai en général pu voir jusqu’à présent.

Les bulles précèdent souvent une consolidation salutaire

Les phénomènes de bulle tels que ceux du Web 1.0 ou du Web 2.0 précèdent souvent une maturation et consolidation de l’industrie. En voici une petite démonstration basée sur les valorisations boursières.

Les valeurs technologiques avaient plongé juste après l’éclatement de la bulle Internet/Web 1.0. On oublie généralement que l’un des déclencheurs de cet éclatement a été l’effondrement de l’action Microsoft au printemps 2000, alors que le juge Jackson s’apprêtait à demander son démantèlement (cassé  en appel en 2001). A l’époque, Microsoft avait un PER (Price earning ration, le rapport entre le prix de l’action et la marge nette par action) de 75, et Cisco de plus de 100, ce qui était exhorbitant.

Cette représentation issue du site SmartMoney.com date de mai 2000. La taille des rectangles est proportionnelle à la valorisation boursière des entreprises (à la bourse de New York: NYSE et NASDAQ). La couleur indique leur évolution ou dans la journée ou par rapport à une période que l’on peut choisir, n’y faites pas attention dans ces deux extraits. La proportion des valeurs Internet n’a en fait pas significativement évolué entre l’avant et l’après de l’éclatement de la bulle 1.0 car cet éclatement a touché toutes les valeurs technologiques.

La même représentation de février 2007 ci-après montre que les valeurs Internet représentent une part plus grande du secteur technologique. Et avec l’émergence de Google introduit en bourse entre temps. En gros, le secteur Internet se porte MIEUX qu’avant l’éclatement de la bulle 1.0. Tout simplement parce que les usages ont explosé, notamment par le biais de l’équipement ADSL qui n’existait pas lorsque la bulle 1.0 a explosé. On en était encore à l’analogique à 56K en général si vous vous rappellez bien!

Ceci est légèrement hors sujet par rapport à ce qui va suivre. Mais sert surtout à ne pas trop s’inquiéter de “l’éclatement” des bulles lorsqu’elles sont un prélude à une recomposition de l’industrie dans un marché en forte croissance. C’est clairement le cas de la télévision numérique et ses nouveaux usages qui n’en sont qu’à leurs balbutiements.

Un marché fragmenté

Le marché des set-top-boxes devient très fragmenté. Avec des dizaines de solutions de STB de toutes sortes gérant qui la réception des contenus “broadcastés”, qui leur enregistrement, qui leur diffusion dans la maison, et éventuellement, musique, photos, DVD et multiroom.

Cette fragmentation est accélérée aux USA car l’industrie se structure de plus en plus horizontalement avec la possibilité pour le consommateur de choisir sa set-top-box – et le système de contrôle d’accès standard du câble et du satellite CableCards – indépendamment de son bouquet de programmes (Direct TV, Dish TV, Comcast, etc). On trouve ainsi des STB chez Motorola (photo ci-dessous), TiVo, Scientific Atlanta (filiale de Cisco), Sony, Samsung, Thomson, Sagem, et tout un tas de constructeurs chinois (voir cet annuaire impressionant ici).

Mais ce n’est pas le cas de la France où les STB sont toujours fournies en majorité par les fournisseurs de programmes et d’accès avec un marché dominé par le groupe Canal+ pour le broadcast et par Orange/Free/Neuf pour les FAI triple-play. Résultat, pour accéder à un marché de masse avec “sa” set-top-box, il faut passer par eux d’une manière où d’une autre. Où se fournissent-ils donc? Souvent, chez des industriels français comme Sagem ou Thomson, ou en concevant leur propre STB comme chez Free. Ce sont donc des marchés en apparence fermés et il faut être malin pour les conquérir ou bien se contenter de niches de marché. Mais ces niches sont souvent le fait d’utilisateurs plus techniques, alors que les marchés visés par ces startups sont souvent celui d’utilisateurs “lambda” peu technologues.

Certains industriels ont des idées saugrenues comme ces constructeurs japonais qui intègrent des fonctionnalités de set-top-boxes dans des télévisions à écran plat. Pourquoi saugrenues? Parce que la réception et l’enregistrement de la TV est encore immature et évolue beaucoup plus vite que l’écran plat que l’on va s’acheter. Celui-ci doit normalement durer quelques années. Alors que les STB et les logiciels qui vont avec évoluent plus vite. Et les japonais ne sont pas connus pour leurs talents dans le logiciel. Ceci constitue d’ailleurs une fenêtre de tir pour des acteurs du logiciel dans ce domaine.

Vers le broadcast IP

La télévision va peut-être un jour passer au “tout IP” mais cela prendra du temps. Nous allons continuer pendant quelque temps à recevoir les contenus télévisuels par le biais de transmissions broadcast traditionnelles câble, satellite et hertzienne (TNT). La diffusion en “IP” qui présente l’avantage d’être bidirectionnelle va augmenter avec le temps, mais prendra des années à atteindre et dépasser ces moyens traditionnels. C’est une affaire d’infrastructure de l’Internet : il ne propose pas (encore) la bande passante et la qualité de service nécessaires à une bonne diffusion de la TV, a fortiori pour la haute définition. Qui n’a pas pesté contre la pixelisation des images sur la TV émise par sa Freebox ou sa LiveBox? Les initiatives de Free qui équipe Paris en fibre optique pour assurer des débits de 100 mbits/s vont dans ce sens.

On va donc voir se généraliser des modèles de STB hybrides, assez couteux, avec réception broadcast traditionnelle, réception de TV en IP (à la YouTube ou intégrée à la MSTV) et canal retour Internet permettant une personnalisation de l’expérience. C’est cette personnalisation qui attire beaucoup les startups avec en ligne de mire l’invention de nouveaux modèles publicitaires contournant le zapping de la publicité généré par la visualisation de programmes enregistrés et le “time shifting”.

La télévision du futur “2.0” est effet prometteuse. Elle pourrait intégrer à terme ce qui fait le succès actuel du web 2.0: de la personnalisation, des contenus créés par les utilisateurs, des contenus notés et commentés par les utilisateurs, des recommandations de contenus permettant de s’y retrouver dans l’océan grandissant de l’offre, notamment de vidéo à la demande:

Orientation des startups de “STB”

Il y a quelques tendances dans ces startups qui se lancent dans les set-top-boxes que ce soit au niveau logiciel ou matériel:

  • L’invention de nouveaux modèles publicitaires divers avec notamment le couplage d’un logiciel sur la set-top-box et des services logiciels côté serveur, la personnalisation des contenus, et la possibilité d’achats de produits et services divers intégrés dans l’expérience utilisateur. C’est le rêve de toute marque: générer une envie et un achat d’impulsion, à partir de la publicité diffusée à grande échelle. Enchainer tout le cycle de vente sur le canapé du téléspectateur!
  • L’intégration de solutions de vidéos à la demande. Un grand classique, dans un marché bien alimenté où se pose l’habituelle question de l’accès aux catalogues de contenus “premiums” (notamment les films en première exclusivité dans la chronologie des programmes).
  • Des modèles divers destinés à faciliter l’accès aux programmes aux personnes âgées. Que ce soit en termes d’ergonomie, de facilité de programmation des enregistrements, de connectique ou de services tels que l’accès aux “UGC” (user generated content) de la famille attentionnée.
  • Pas mal de set-top-boxes sous Linux, souvent plus orientées vers la diffusion des contenus que vers leur réception. En effet, il n’est pas facile sous Linux de récupérer (légalement) les contenus cryptés des Canal+ et consorts. Le côté fermé des systèmes de contrôle d’accès limite la capacité à gérer de bout en bout les contenus TV numériques. Sauf à ce que la boiboite soit réalisée en partenariat avec les groupes médias en question.
  • Des combinaisons variables: Hard, hard+soft, soft, soft + service, hard+soft+service. Parfois jusqu’à intégrer la STB avec le boitier d’accès à Internet (alors que Free a fait le contraire en séparant les deux fonctions en deux boitiers distincts dans “sa” FreeBox 5). Et quelques rares projets d’extension des fonctionnalités de Windows Media Center avec des solutions logicielles et de services en ligne.

Des questions clés sont souvent un peu laissées en suspens dans ces business plans. Elles sont liées à la combinaison des aspects suivants:

  • Clients: la dominance de Canal+ et des FAI sur le marché français les rend  incontournables. Comment les séduire par rapport à leurs fournisseurs existant et à l’inertie de leur infrastructure? La startup botte souvent en touche en indiquant qu’elle va attaquer les marchés hors de France. Mais ces marchés présentent des contraintes équivalentes qu’il vaut mieux anticiper. Côté utilisateurs, est-ce que la solution proposée est suffisamment différentiée pour en justifier l’acquisition par rapport aux solutions standards proposées par les grands acteurs? Côté publicité, les plans éludent souvent le fait qu’en commercialiser est un métier à part entière et qu’il y a des centrales d’achat à séduire. Et surtout que l’évolution des pratiques publicitaires suit d’assez loin les potentialités technologiques, et même les évolutions des usages des consommateurs.
  • Concurrence: qui fournit actuellement ces grands opérateurs? Quelle est la position de NDS, NextGen et autres ExpWays? Est-ce que ces fournisseurs sont spécialisés (contrôle d’accès, guides de programmes, etc) ou généralistes (STB tout en un)? Quelles sont leurs forces et faiblesses, leurs plans de développement, leur implantation géographique? Et comment va évoluer la part de marché des PC Media Centers? Qui ne sont pour l’instant effectivement pas assez grand public, malgré l’incorporation de la fonctionnalité Media Center dans Windows Vista Premium, qui ne sera pas suffisante pour générer de l’usage. Mais cela peut vite changer.
  • Ecosystème: comment construire une plate-forme extensible qui va susciter la création de compléments matériels, logiciels et services? Car tout seul, on ne peut pas tout faire!
  • Canaux de distribution: il est difficile de vendre du soft dans le hard dans ce marché (il faut plutôt “bundler”), mais difficile de vendre du hard tout court du fait du poids dans la trésorerie de l’entreprise. Faut-il choisir un modèle indirect (avec marge revendeur) ou direct (mais avec moins d’effet de levier et besoin d’un gros budget marketing)? Vendre dans le retail est difficile et coûte cher, il y aura peu d’élus, la place dans les rayons est limitée, tout comme la bande passante des vendeurs dans les magasins. Alors, comment vendre la STB si elle doit éviter les canaux dominants?
  • Logiciel: le poids du développement logiciel est souvent largement sous-évalué dans les coûts et le planning de la startup. Surtout lorsque celle-ci se lance dans la création d’un boitier généraliste capable de gérer non seulement la télévision enregistrée, mais également la musique, les photos, les vidéos et le multiroom. Cela coute cher de faire du logiciel grand public facile à utiliser et qui prévoit tous les cas de figure, d’intégrer des solutions de contrôle d’accès et de DRM, etc. Et surtout un bon guide de programmes! Ensuite, il faut en assurer la maintenance et le support technique. Le mieux pour limiter les coûts est de s’appuyer sur des logiciels et standards existants. Mais tout en ayant une véritable valeur ajoutée logicielle.

Ces constats sont un composite de la grosse demi-douzaine de situations j’ai pu rencontrer en France et leurs équivalents observés au CES et sur le marché Nord Américain. S’y ajoutent les éléments clés et génériques d’un projet de startup comme l’équipe, sa complémentarité, son réseau, et sa capacité à attirer des talents.

Avec toutes ces contraintes, il n’est pas évident de trouver des investisseurs à même de prendre un risque financier et industriel à la hauteur des enjeux. Il faut miser très gros sur ce marché pour y émerger. Mais tout est envisageable!

Quelques pistes

Après ce tour rapide des lacunes ou interrogations que ces projets suscitent, voici quelques pistes d’amélioration ou de réflexion:

  • Il vaut mieux se focaliser sur un point particulier dans un premier temps (EPG, personnalisation, recommandation) avec une bonne maitrise de son écosystème plutôt que les projets trop généralistes qui se heurteraient rapidement à une logique de coût prohibitive et à un existant pas facile à bousculer, tout du moins sur le marché français. Eviter d’avoir les yeux plus gros que le vente avec une douzaine de services divers qui ne pourront pas être raisonnablement bâtis.
  • Il faut évidemment être “béton” sur la facilité d’installation (câblage, etc) et d’utilisation de la STB et de son logiciel. Cela demande de créer une bonne ergonomie de l’interface utilisateur, compatible avec les télécommandes du marché. Prévoir également de reçevoir une grande diversité de contenus: gratuits, premium, et assurer la qualité de la réception des images quelle que soit la source. Il faut voir loin de ce côté là.
  • Se focaliser sur le logiciel et autour des standards du marché. De jure (OCAP, MHP) comme de facto (NDS, Microsoft, etc). J’éviterai le matériel qui devient une commodité sauf si, comme dans le business des consoles de jeu, c’est un mal nécessaire dans le business model et le circuit de distribution.
  • Bâtir partenariats et effets de levier pour la distribution. Avec une analyse des faiblesses des leaders du marché pour démontrer une valeur ajoutée spécifique. Démontrer au passage une bonne compréhension des différents acteurs de la chaîne de valeur de la télévision. Viser au passage l’international mais de manière ciblée avec une bonne connaissance des acteurs (contenus, FAI) dans les pays visés.
  • Et bien entendu, bâtir un modèle économique qui se tienne, qui soit réaliste sur le “ramp up” du revenu, et aussi des dépenses, notamment en développement logiciel.

On peut espérer en tout cas que les startups de ce marché titilleront les grands acteurs et les pousseront à innover. Le marché français en a bien besoin car en matière de STB et d’enregistrement de la télévision, il est bien en retard par rapport aux USA. 

A bons entendeurs…

RRR

 
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