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Retour de Corée et Japon – culture et innovations

Post de Olivier Ezratty du 23 février 2009 - Tags : Blogs,Innovation,Politique,Sociologie,Technologie | 8 Comments

Je vais commencer le retour sur ce voyage concernant le fond de la visite sur un thème qui m’est cher : le lien entre la structure des sociétés (culture du pays, système de valeur, organisation sociale) et la nature des innovations qu’elles sécrètent et adoptent. Les cas de la Corée et du Japon sont intéressants car très typés, et assez éloignés des référents habituels des pays occidentaux.

Le neuf génère du neuf en Corée

L’appétence pour les innovations numériques que l’on trouve en Corée s’expliquent par l’histoire récente de ce pays. Séoul a été détruit en 1950. Résultat : le parc immobilier est récent. Le pays a une culture et des traditions anciennes mais il sans socle matériel sur l’ancien. D’où l’intérêt pour les nouvelles technologies comme la domotique qui permettent de créer de la valeur dans les habitations.

Ce pays est donc vers le présent et vers l’innovation. Il est aussi tourné vers l’extérieur car son marché intérieur est trop petit pour faire vivre ces innovations. Samsung qui représente 20% du PNB du pays exporte ainsi 80% de sa production. Cette ouverture vers l’extérieur entraine un plus grand intérêt pour les standards internationaux qu’au Japon dont le marché intérieur est bien plus vaste. Les coréens parlent ainsi plus souvent l’anglais que les japonais. Les coréens disent d’eux-mêmes qu’ils sont les italiens de l’Asie.

Chez NC Soft (7)

Le pays vit à 100 à l’heure. Avec une culture du travail très forte, un sens du défi permanent qui est accentué par le poids des villes dans le pays. Tout va très vite, donc les technologies qui aident à aller vite comme tout ce qui tourne autour du mobile, prennent bien. Le versant de la médaille est un stress permanent au travail et un taux de suicide élevé.

Même la démocratie est nouvelle : elle a moins de 20 ans. Et elle se modernise dans ses pratiques à une très grande vitesse. C’est ce qui ressortait de la présentation faite par Jung-hee Song, la Directrice Informatique de la Ville de Séoul (ci-dessous à droite). Le plan u-Seoul – u pour ubiquitous – qui s’étale sur 2003 à 2010 vise à faire de la ville la meilleure du point de vue du “e-government”.

Seoul CIO

u-Seoul intègre un bel exemple de consultations populaires et votes sur décisions spécifiques en ligne grâce au Cyber Policy Forum (en plus des programmes Seoul Oasis et de l’UGC Service) qui associe les propositions et avis de citoyens avec le retour d’experts. C’est un moyen de d’apporter du rationnel à la politique locale avec des discussions basées sur les faits. Quelques milliers d’avis sur une trentaine de thèmes ont ainsi été collectés depuis la création du forum Cyber Policy en 2003. Sachant qu’il y a un petit cadeau d’offert aux huit contributeurs les plus actifs chaque mois. Cette approche de démocratie participative rappelle l’initiative indépendante “Comment on fait” d’Alexandre Jardin lancée pendant le printemps 2007 et avortée un an après. Ca a l’air de porter ses fruits à Séoul. Question de posture des politiques et de la haute administration ! Ont ainsi été préparées diverses décisions locales comme la construction d’espaces ouverts en face de la Mairie, le mode de circulation des bus et l’organisation des voies qui leur sont dédiées, et dans la promotion du tourisme.

On y trouve sinon en vrac dans e-Seoul : des cartes de réservation et de paiement en ligne pour le sport, le théâtre ou les expositions, les trajets et horaires de bus sur mobiles, des applications pour trouver le métro, les magasins et les lieux d’histoire les plus proches. Il y a aussi des bornes dans les parcs pour prendre une photo ou une vidéo avec une webcam et l’envoyer sous forme de carte postale, des vidéophones pour les séniors, le paiement des impôts en ligne sur mobile, la cartographie 3D de la ville, y compris à l’intérieur des grands hôtels, de la cartographie statistique pour les citoyens, des tableaux d’information multitouch dans les abribus déployés depuis 2005, et le e-Seoul Child Protection System, une solution de protection des enfants à base de géolocalisation et de télésurveillance lancée en mai 2008 qui limite les risques d’enlèvements !

Presentation Ville de Séoul (2)

Le paradoxe du management hiérarchique

Comment peut fonctionner l’innovation dans ces conglomérats très hiérarchiques ? Sur le papier, ces entreprises devraient être à la traine. Pourtant, elles s’en sortent bien, surtout en Corée.

Les conglomérats (Samsung, LG, Hyundai) que l’on appelle les chaebols contrôlent l’économie de la Corée. Les 21 premiers représentent ainsi les deux tiers du PNB du pays ! Leur structure de management est extrêmement pyramidale. Les top managers décident et les autres exécutent. Le système se reproduit à chaque étage de la chaine de commandement. Il y a peu de remontées terrain spontanées de la part des “troupes”. Les top managers demandent des comptes et questionnent. Cela explique d’ailleurs le côté honorifique en apparence de ces postes de haut rang tandis que chez nous les top managers ou politiques ont tendance à beaucoup se mêler de l’exécution. Cette focalisation sur l’exécution dans les échelons intermédiaires a peut être un bénéfice : les gens se posent moins de questions et font plus de qualité.

A côté des chaebols, la société coréenne semble faire plus confiance aux scientifiques et aux ingénieurs. Le gouvernement a une politique très pro-technologies, il soutient la recherche et les expérimentations. La société coréenne présente ainsi moins de réticences et de frictions face aux nouveautés, est prête à les tester. Cela accélère l’adoption d’innovations dans le pays.

Senateur Le Grand dans le showroom Samsung

L’orientation très internationale des chaebols les aide ensuite à réussir à croitre tandis que les équivalents japonais, les zaibatsu, sont plus tournés vers leur marché intérieur. Le Japon est ainsi moins bien préparé à la mondialisation de l’économie et des échanges que la Corée.

Le Japon ou les risques d’une société fermée sur elle-même

On disait que c’était au sortir de la seconde guerre mondiale le pays de la copie. Cet attribut est passé à la Chine. Le Japon reste une terre d’innovations. Mais celles-ci semblent très tournées vers la société japonaise et ses choix parfois très spécifiques et différents du reste du monde.

La société japonaise est des plus traditionnelles. C’est un monde d’hommes (aux postes de responsabilités) tandis que les femmes sont surtout au foyer. La jeunesse subit une éducation rigoureuse et se défoule ensuite dans les jeux. Les composantes du mode de vie on entrainé une baisse de la natalité. Il est aussi surprenant de constater que la jeunesse japonaise ne parle pas du tout l’anglais. Un petit test dans la rue à Akihabara était très parlant. D’autant plus surprenant qu’en général, les geeks connaissent un peu mieux l’anglais que le reste de la population d’un pays puisque les innovations technologiques (logiciels, Internet) requièrent souvent la maitrise de cette langue.

Les investissements dans les robots sont présentés comme une solution à ce phénomène de société : le vieillissement de la population et la décroissance de la population liée à une faiblesse de la natalité, et au refus de l’immigration. Les robots sont donc un choix de société explicite alors que dans d’autres pays comme en Europe ou aux USA, on privilégie l’immigration choisie ou régulée. Et aussi les relations humaines, notamment pour s’occuper des personnes âgées. Car en France, les personnes âgées ne seraient pas prêtes intuitivement à être accompagnées par des robots humanoïdes comme celui ci-dessous du laboratoire IRT que nous avons visité. L’IRT est l”Information and Robot Technology research initiative de l’Université de Tokyo, établie sur un campus qui rappelle un peu celui du MIT. C’est un laboratoire public cofinancé par de grandes entreprises privées comme Panasonic, Toyota, mais aussi Sega et Olympus.

Robots (9)

En robotique, les recherches vont tout azimut. La priorité semble donnée aux robots ménagers qui vont accompagner les personnes âgées dans leur vie quotidienne :

  • Nettoyer le sol, mettre le linge dans la machine à laver et débarrasser la table (ci-dessus).
  • Laver la vaisselle, ou tout du moins, la placer dans un lave-vaisselle situé à hauteur d’évier.

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  • Surveiller les allers et venues et la prise de médicaments.

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  • Aider à la déambulation dans une pièce avec ce système qui avance quand la personne se penche en avant ou latéralement, et se bloque dès que les pieds sont posés par terre.

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  • Aider à la déambulation en extérieur avec cette chaise roulante à deux roues utilisant le principe des Segway.

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  • Accompagner les personnes avec ces robots bipèdes que je n’ai pas pu voir, NKM ayant eu l’opportunité fortuite de les croiser dans une salle cachée à la fin de la visite. Elle les a appelés les “Goldoraks”.
  • Plus généralement, l’appel au RFID pour identifier les objets alentours sera une solution plus élégante que la vision artificielle et les capteurs en tout genre.

A l’IRT, nous avons assisté à une démonstration qui ne relevait pas à proprement parler de la robotique. Le jeune homme ci-dessous était équipé de la tête aux pieds de capteurs divers pour faire ses exercices et l’affichage en face de lui présentait l’état d’avancement de son exercice physique et de ses muscles.

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Le tout est basé sur des travaux de recherche pointus sur l’électromyographie et la modélisation du fonctionnement des muscles et des articulations menés notamment par Gentiane Venture, une jeune associate professor française du laboratoire (ci-dessous) passée avant par le CEA et PSA, et sortie de Centrale Nantes.

Robots (15)

Les défis sont de taille pour la recherche robotique. Il faut d’abord que cela fonctionne dans toutes les circonstances. Et au vu des démonstrations, il semble que le manque de fiabilité de nos outils informatiques d’aujourd’hui soit une paille par rapport aux risques de défaillance de ces engins. Il faut ensuite que cela tienne la route économiquement. Au delà du coût des robots, lorsque l’on voit l’infrastructure à installer (ci-dessous, au plafond), on peut se poser la question !

Robots (5)

Robots (21)

Le tout repose sur des technologies qui évoluent très lentement. Ce sont toujours des objets de laboratoire et d’expérimentation. Il n’empêche que ces travaux de recherche qui portent à la base sur toutes les techniques d’intelligence artificielle : reconnaissance des formes, systèmes d’aide à la décision,  traitement linguistique, auront des applications diverses et pas seulement pour s’occuper d’une population vieillissante. C’est donc aussi dans les dérivés inattendus de ces recherches que le Japon pourrait trouver une nouvelle source de compétitivité à l’échelle mondiale.

Pour terminer sur cette partie liée au sociétal, nous pouvons aussi citer l’idée d’utiliser les voitures comme groupes électrogènes en cas de tremblement de terre. Le Japon est le pays développé le plus sujet à ce genre d’événement naturel !

Cette focalisation sur des besoins internes spécifiques et une forme de refus du monde extérieur est un symptôme de déclin dans l’histoire de l’humanité. La Chine a régressé au moyen-âge et jusqu’à la première moitié du vingtième siècle car elle n’était pas assez ouverte vers le monde. En se fermant ainsi, le Japon risque aussi une régression. Mais je n’irai pas jusqu’à relier cela aux difficultés économiques actuelles du pays. Dans les années qui viennent, le Japon sera amené à revoir certaines de ses stratégies. Le marché intérieur ne suffit plus. Il sera obligé de se tourner plus vers le monde et d’adopter des standards plus ouverts. Cela a commencé en apparences avec l’adoption de logiciels libres embarqués. Mais cela devra s’étendre à la téléphonie mobile (comme avec les standards LTE pour les mobiles de prochaine génération) et à la télévision numérique (via l’IPTV).

Les risques sur la vie privée

Avec l’usage croissant de solutions basées sur le RFID dont nous parlerons dans un autre post, avec la télésurveillance, avec les différentes applications des mobiles et de l’Internet, grands sont les risques sur la vie privée.

Mais la société tant en Corée qu’au Japon semble moins soucieuse de ces risques qu’en occident. Est-ce lié à un conformisme sociétal plus fort ? A une confiance plus forte dans son voisin du fait d’une plus faible criminalité ? A une société assez ouverte comme en Corée ?

Au Japon, nous avons tout de même senti chez les élites des craintes au sujet de la RFID.

Nous avions un diner avec des responsables scientifiques de haut niveau dans les TICs ou la santé : le très distingué Professor Kiyoshi Kurokawa du National Graduate Institute for Policy Studies, Professor Jiro Kokuryo, de la Faculty of Policy Management, Professor Masuo Aizawa (ci-dessous), du Council of Science and Technology Policy qui reporte au premier ministre, et Hiroyuki Yoshikawa, président du Advanced Industrial Science and Techology et ancien président de l’Université de Tokyo).

Professor Masuo Aizawa

Premier étonnement : des personnalités très ouvertes sur le monde, parlant parfaitement l’anglais et très affables.

Second étonnement : leur admission que la compréhension du monde actuel leur échappe, qu’ils ne voient pas comment l’on va sortir de la crise, et que l’on ne maitrise pas du tout la dimension temps dans la prospective.

Troisième étonnement : leur volonté affichée d’améliorer la gouvernance technologique à l’échelle de la planète. Que ce soit pour le stockage des montagnes d’information via l’Internet et les mobiles ou sur les usages des RFID qui menacent la vie privée. Et de proposer par exemple la limitation du nombre d’objets RFID liés à une personne pouvant être surveillés.

L’évolution des réseaux sociaux

C’est un sujet que nous n’avons pas pu couvrir véritablement.

En Corée, nous avons entendu parler de Cyworld, une filiale de SK Telecom par le biais d’une créatrice de startup Internet locale, Agnès Jiyong Yun. C’est le Facebook local qui domine largement son marché avec plus du tiers de la population coréenne l’exploitant. Le site est généraliste, avec le blogging (ci-dessous), le partage de médias, la gestion des amis, le support des mobiles et un monde virtuel 3D à la Second Life. Le site utilise sa propre monnaie virtuelle pour échanger des biens immatériels, notamment médias. C’est un modèle économique voisin de celui du Minitel qui semble bien fonctionner en Corée.

Cyworld

Nos interlocuteurs Coréens spécialistes de l’Internet évoquaient les difficultés à étendre ce genre de service dans le reste du monde. Cyworld est certes établi dans d’autres pays d’Asie (Japon, Chine, Taiwan, Vietnam) et aux USA depuis 2006. Mais il a du mal à y percer, notamment face aux leaders établis que sont Facebook et MySpace. Chaque pays a un leader différent comme le montre la carte ci-dessous (lien).

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Quand aux japonais, ils privilégient les usages “ptop” et sont plus soucieux du partage d’informations privées. D’où une relative discrétion sur les blogs et le partage de photos.

J’ai l’impression qu’en matière de logiciels et de services en ligne, les Coréens comme les Japonais ne comprennent pas bien la manière de créer des écosystèmes avec des développeurs de solutions tierces. Ils appliquent souvent des réflexes d’intégration verticale à leurs stratégies alors que les stratégies d’écosystèmes sont souvent horizontales. Il n’y a que dans les jeux que les Japonais ont compris ces stratégies et réussissent plutôt bien, tout comme le coréen NC Soft que nous avons rencontré.

Dans le prochain épisode, nous aborderons les contenus et la télévision mobile.

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A lire également au sujet du voyage de Nathalie Kosciusko-Morizet en Corée et au Japon :

Jusqu’où peut aller la Politique 2.0 ?
Avec NKM en Corée et au Japon
La délégation
Le voyage et le séjour
Télévision mobile et autres contenus
Smart objects

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