Un retard qui ne date pas d’hier 2/2
Post de Olivier Ezratty du 17 août 2011 - Tags : Communication,France,Internet,Technologie,USA | 13 Comments
Dans l’article précédent, nous avons observé et analysé rapidement le retard de la France dans l’adoption de la radio et de la télévision. Passons donc au téléphone et à l’Internet pour voir les différences éventuelles pour ces deux ruptures technologiques qui relèvent aussi des télécommunications. Nous évoquerons aussi les fameux projets “gaulliens” et puis le “pattern du retard français” et les leçons que l’on peut en tirer pour l’éviter dans le futur.
Le téléphone
L’histoire française de l’adoption du téléphone est encore plus indigente que celle de la radio et de la télévision. C’est peut-être même la pire étude de cas d’adoption dans le domaine des technologies de la communication !
Nous avons d’abord eu moins d’inventeurs français qui se sont distingués dans le domaine, à part Charles Bourseul qui a imaginé en 1854 le principe du téléphone sans pour autant le prototyper. Les inventeurs étaient au départ plutôt des italiens (Antonio Meucci, Innocenzo Manzetti), Allemands (Johann Philipp Reis), anglais (Graham Bell) et américains (avec surtout Thomas Edison), ces deux derniers étant à l’origine de sociétés industrielles majeures (Bell devenu ATT et General Electric). La figure de l’inventeur-industriel est clé dans la réussite économique des USA !
C’est aux USA que le téléphone s’est le plus rapidement développé comme l’attestent les courbes ci-dessous que j’ai laborieusement reconstituées en compilant des sources d’informations diverses. Autant il est assez facile de récupérer des statistiques pour les USA, autant c’est la croix et la bannière pour la France, le Royaume Uni et encore pire pour l’Allemagne qui ne figure pas dans le graphe.
Jusqu’aux années 1960, la situation française est calamiteuse ! Les explications sont nombreuses. A commencer par le conservatisme des élites de la fin du 19ème et du début du 20ième siècle. Le téléphone a aussi été nationalisé très tôt en France et au Royaume-Uni, à peine le marché initialisé (avant la première guerre mondiale !). Très rapidement, nous avons aussi dépendu des industries américaines, notamment pour les autocommutateurs qui permettaient d’éviter le “22 à Asnières”. La France a alors accumulé un retard incroyable qui a perduré jusqu’aux années 1970 pendant lesquelles il fallait encore attendre jusqu’à deux ans pour obtenir l’installation d’une ligne téléphonique chez soi. L’équipement était évidemment moins bon dans les campagnes que dans les villes. Les anglais se sont mieux comportés, en ayant un taux d’équipement qui était au moins le triple du notre pendant plusieurs décennies (années 1920 à 1960).
Ce n’est que pendant les années 1980 que le retard a pu être massivement comblé. Une période pendant laquelle la France s’est plutôt bien illustrée technologiquement avec ses premiers autocommutateurs numériques Alcatel. Et puis, il y a eu la télématique et le Minitel, très en avance sur leur temps. Le projet avait germé à la fin des années 1970 au CNET, le laboratoire de la DGT, l’ancêtre de France Télécom. Il a été d’abord expérimentée en 1980 puis déployé à grande échelle après l’élection de François Mitterrand, en 1982.
Les données sur le nombre de lignes téléphoniques divisées par la population font peur : il atteignait 2,6% en France en 1954, un niveau atteint avant 1900 aux USA ! Plus de 50 années de retard ! Voici encore une explication aux lacunes commerciales de notre pays : au 20ème siècle, le téléphone était indispensable aux échanges de savoirs, biens et marchandises comme l’est devenu depuis l’Internet ! On peut juste espérer que ce décalage entre la France les autres pays étudiés était moins grand pour ce qui est de l’équipement des entreprises par rapport à celui des ménages ! Je me demande ce qu’il en fut ensuite pour l’adoption du fax, mais j’ai ma petite idée, même si j’ai bien du mal à trouver les données correspondantes.
Au fait, est-ce que ce retard chronique de la France était un enjeu des élections présidentielles ? En 1965, 1969, 1974 et 1981 ? Pas vraiment ! En 1981, le bilan de Giscard se gargarisait de la création du “leader européen de l’informatique” avec la CII-Honeywell Bull et d’être leader mondial des industries des télécommunications. De son côté, RAS dans les 110 propositions de Mitterrand à part cette belle perle sur la politique industrielle ci-dessous qui évoque “des actions industrielles… pour reconquérir le marché intérieur et créer des emplois” ! Plus loin dans proposition la 17, on trouve une volonté d’aider les PME à innover. Très bien. Mais rien sur le téléphone. Les choses ont bien changé puisque et l’entrepreneuriat et le numérique sont déjà ou seront vraisemblablement intégrés dans les programmes des principaux candidats à la présidentielle de 2012.
Et Internet ?
Pour ce qui est de l’accès à Internet, la France est au-dessus de la moyenne Européenne. Tient donc ! Grâce à qui ? France Télécom ? Pas sûr ! A Bruxelles et à Free ? Fort possible ! En effet la dérégulation des années 1990 a permis à l’opérateur alternatif de se lancer dans le triple-play en faisant baisser le prix de marché – tout en étant profitable. L’explosion de l’accès à Internet et au haut-débit en France a ainsi décollé au milieu des années 2000. Avant 2005, notre position était plutôt dans le bas du panier des pays européens. Et nous avons dépassé la moyenne de l’Europe des 27 en 2007 (cf données Eurostat ci-dessous). Il ne faut pas cependant tirer sur France Télécom : l’opérateur historique a tout de même bâti une bonne part des infrastructures dorsales, notamment en fibres optiques, pour permettre ce déploiement. Free a été le premier à commercialiser une offre triple-play et surtout à définir un prix de marché à 30€ par mois, l’un des plus bas d’Europe.
C’est un cas intéressant de rattrapage rapide et le seul où l’Etat n’était pas l’opérateur dominant ou tout du moins, où il a laissé une place significative à des opérateurs privés. Ce phénomène a affecté toute l’Europe, et en particulier le Royaume-Uni et l’Allemagne, qui ont des résultats voisins.
C’est lorsque l’on passe un cycle technologique avec le très haut débit et la fibre (FTTH) que les choses se gâtent pour l’accès Internet grand public. Pas vis à vis de nos confrères européens mais surtout vis à vis de l’Asie : Japon, Corée et Chine. Et aussi vis à vis des pays qui ont une infrastructure du câble dominantes, qui passée au numérique (en DOCSYS 3.0), permet d’atteindre d’honorables débits de 50 Mbits/s.
Les infrastructures du très haut débit sont bien là dans nos grandes villes mais c’est le dernier kilomètre qui pêche. Soit parce que pas encore déployé, soit à cause des Syndics qui sont lents à la détente dans les immeubles. Et le financement du déploiement de la fibre à l’échelle du pays semble être un casse-tête. Il associe les opérateurs télécoms, les collectivités locales, l’Etat et l’ARCEP. L’Etat a décidé de consacrer 2 milliards d’Euro du Grand Emprunt pour cofinancer ces déploiements. Le tout sur un total évalué à 40Md€ par France télécom, mais surévalué selon ses concurrents. Je ne connais pas le détail de l’histoire, mais il parait que c’est un bon sac de nœuds pas facile à démêler !
Toujours au niveau d’Internet, les indicateurs d’usage de l’Internet dans les PME mettent en évidence un autre retard, notamment dans le commerce en ligne (ci-dessus, graphe avec données Eurostat à prendre avec un grain de sel). Il y aurait un lien de cause à effet avec le fait que nous avons moins de PME exportatrices que certains voisins européens. Le phénomène est peut-être aussi lié à la nature des activités des PME d’un pays à l’autre, notamment dans le mix entre services, produits et commerce. Là encore, des différences culturelles doivent aussi jouer un rôle.
Le “pattern” du retard français
Vous l’avez constaté, l’histoire de l’adoption des nouvelles technologies de la communication n’est pas glorieuse en France, et ce, sur la durée : plus d’un siècle !
Nous avons quasiment systématiquement un retard significatif à l’allumage dans les usages des nouvelles technologies de la communication grands publics pendant le 20ième siècle. Autant celles qui étaient unidirectionnelles (radio, TV) que bidirectionnelles (téléphone). Depuis une dizaine d’année, ce retard s’est déplacé au niveau des entreprises et en particulier des PME. Cela a concerné la messagerie électronique, le travail collaboratif, le client serveur, plus récemment le cloud computing et aussi le commerce en ligne. Les études montrent que les entreprises qui utilisent Internet exportent plus. Je dirais même le contraire : celles qui exportent plus… utilisent Internet pour y arriver !
Est-ce que ces différents retards ont des points communs ? Est-ce une fatalité ? Voici ce que j’ai pu trouver, et que vous complèterez surement :
Dans quels cas la France est-elle en avance ? Je n’en connais pas des masses. Il y a eu le Minitel mais aussi l’adoption du Macintosh qui a été particulièrement bonne chez nous. Et puis celle de l’iPhone car nous sommes l’un des rares pays ou les autorités de la concurrence (le CNC dans ce cas précis) ont obligé Apple à diffuser ses smartphones chez tous les opérateurs télécoms qui le souhaitaient.
Et les grands projets “gaulliens” ?
Les projets d’Etat dits “gaulliens” génèrent une certaine nostalgie. C’était le temps où l’Etat lançait de grands projets industriels et palliait les lacunes du privé, ou plus simplement, pilotait la reconstruction de l’après-guerre, après de nombreuses nationalisations. Les grands projets industriels lancés par l’Etat ont en fait démarré sous la Quatrième République et se sont poursuivis au moins jusqu’au septennat de Giscard d’Estaing :
Ces grands projets dits “gaulliens” avaient en commun de créer des infrastructures physiques lourdes ou bien des capacités industrielles requérant de très gros investissements et à une époque où de nombreuses entreprises étaient nationalisées. On peut se demander quelle proportion répondait à des besoins internes (le rail) et quelle autre a permis de développer nos exportations. Dans les faits, nous avons su exporter pas mal de savoir faire dans ces grands projets : dans le rail, les énergies, la construction, et puis l’aéronautique civile. Par contre, dans les transports, le Concorde et le TGV ne sont pas des réussites, sans compter les projets financés indirectement par l’Etat comme le Rafale de Dassault. Heureusement, l’Airbus a bien sauvé la mise. Probablement grâce à la combinaison de talents complémentaires de nombreux pays européens. Mais aucun de ces projets n’a permis de développer directement ou indirectement une industrie de produits de volumes hightech, contrairement aux USA qui ont su créer un écosystème complet de ce point de vue là, sans compter les asiatiques qui ont ensuite pris le relai. Du point de vue des compétences, cela a spécialisé les créateurs français dans la grosse ingénierie de systèmes complexes. Quatre décennies plus tard, on a même créé le “pôle de compétitivité des systèmes complexes” (Systematic).
La période Mitterrand a connu son flux de nationalisations industrielles avec les tentatives de sauver ce qui restait d’industries en déclin (le charbon, l’acier, Bull, etc) et de reflux avec les privatisations, surtout sous les gouvernements Chirac et Balladur. Mais c’en était terminé pour les projets industriels type “Trente Glorieuses”. On a alors pris une mauvaise habitude d’aider les industries en déclin plutôt que de réellement encourager sérieusement les nouvelles. D’où les ratage de la micro-informatique, du logiciel et de l’électronique grand public, le pompon ayant été atteint avec le projet “Informatique pour tous” lancé sous le gouvernement Fabius en 1985 pour équiper les écoles en ordinateur Thomson TO7.
Dans les télécommunications et le numérique, seuls les tuyaux répondent véritablement aux critères des projets d’infrastructure gaulliens. Et encore, car la dérégulation a rendu l’approche compliquée, comme dans le cas de la fibre optique aujourd’hui, alors qu’un rapport de 1994 sur les autoroutes de l’information recommandait déjà de lancer un plan fibre en France, avant la privatisation de France Télécom. Les logiciels, les services, les usages, les contenus ni même les matériels ne peuvent relever de la démarche de “grands projets industriels”.
Comment sortir du “pattern” ?
La révolution numérique ne s’arrête pas aujourd’hui. Elle est toujours en marche et dans un tas de domaines : nanotechnologies, robotique, paiement sans contact, dans la télévision délinéarisée, la visioconférence, tout ce qui concerne la santé, etc. Est-ce que nous pouvons éviter de rater ces trains ? A la fois comme utilisateurs mais aussi comme producteurs de technologies ? Peut-on être plus ambitieux que de simplement “rattraper notre retard” ou “éviter d’être en retard” ?
Reprenons donc le “pattern” ci-dessus :
L’équation est en tout cas bien plus délicate pour l’Etat que pendant les Trente Glorieuses. Sauf rares cas, il doit créer les conditions du succès de ces innovations mais sans être le pilote de projets industriels. Il doit donc aider là où il pense devoir aider et créer les meilleures conditions de succès industriels français. Il peut être tenté de focaliser les aides sur tel ou tel secteur et micro-manager l’industrie de l’extérieur, une approche dont la pertinence reste à démontrer. La politique industrielle actuelle est en tout cas bien plus difficile à mener qu’il y a quarante ans !
Et vous, qu’en pensez-vous ? Quelles autres erreurs du passé faudrait-il éviter de reproduire… d’un point de vue pratique, si possible ?
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