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Apple peut-il réussir dans la TV ?

Post de Olivier Ezratty du 25 août 2010 - Tags : Apple,Digital media,France,Google,Internet,Microsoft,TV et vidéo | 15 Comments

Nous sommes en pleine période de préannonce contrôlée (ou pas) du remplaçant de la décevante Apple TV (ci-dessous). Après avoir déclaré en 2007 que ce produit relevait du “hobby” tant qu’il n’avait pas trouvé de modèle économique adéquat, Steve Jobs serait-il en train de retenter une entrée dans le marché de la set-top-box ? Cela deviendrait intéressant !

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Il semblerait cette fois-ci que cela soit sérieux (cf itunes logo Un tel prix fait penser au business des consoles de jeu : vente presque à perte du matériel pour faire sa marge sur les contenus et sur un % des contenus tiers.

  • De la vente de séries TV à 99c et de contrats en cours de signature avec les majors de la TV aux USA, histoire de frapper les esprits comme pour le lancement d’iTunes. Cela existe en fait déjà dans iTunes : on peut y acheter des séries TV, sur son PC, son Mac, etc.
  • De l’utilisation de iOS4, le système d’exploitation qui équipe l’iPhone 4 et l’iPad, couplé à un application store associé (cf “Les opportunités de la télévision numérique” paru en juin 2009 où j’évoque ce sujet). Rien de très surprenant. Reste à faire évoluer l’interface utilisateur et éventuellement révolutionner le mode de télécommande. Elle pourrait provenir de la synergie avec l’iPad et l’iPhone qui pourraient servir tantôt de guide de programmes et d’application store, tantôt de télécommande.
  • De l’intégration de Facetime avec une webcam dans l’iTV. Et une intégration iPhone / iTV serait du meilleur effet ! C’est dans l’air du temps d’intégrer la visioconférence dans la TV. Au CES 2010, LG avait annoncé l’intégration de Skype dans ses TV haut de gamme, Panasonic allait dans le même sens avec une solution propriétaire, tout cela de manière assez sporadique.
  • Alors, Apple peut-il réussir dans ce marché fragmenté de la set-top-box là où il a auparavant échoué ? Peut-il comme pour l’iPad créer un produit tellement bien construit qu’il va donner vie à une nouvelle catégorie de produit qui peine à émerger, celle des set-top-box dites “over the top” permettant d’accéder à des contenus télévisuels et vidéo via Internet et indépendamment de son opérateur de tuyau ? Avec une bataille Homérique en perspective, face à Google qui jouerait le rôle de Microsoft, intégrant son logiciel et une partie de ses services dans des matériels tierce-parties, les TV et set-top-boxes. La bataille du PC vs le Mac reproduite sur un nouveau marché ?

    Pas évident et nous allons voir pourquoi.

    Lors des deux derniers Consumer Electronics Show, j’avais évoqué le cas de ces nombreux boitiers “média center” connectant les TV à différents services Internet. Il y avait notamment ces offres intéressantes de Netgear accédant à Netflix, aux chaines TV streamées, à YouTube et tout le toutim. L’offre est pléthorique. Il y a aussi les Boxee qui ont bien fait parler d’elles. Entre temps, le marché ne décolle pas vraiment, et en particulier en Europe. Et même auprès de la population la plus à même d’adopter ces solutions : l’emblématique génération Y.

    Les obstacles

    Il y a au moins trois raisons qui expliquent la lente émergence de ces solutions et qui feront aussi obtacle à Apple :

    • La prééminence de la TV broadcast locale dans la consommation télévisuelle. En effet, dans les foyers, le contenu télévisuel consommé en priorité reste celui des chaînes TV locales, le tout dans un marché qui s’est fragmenté du fait de la TNT. Cela concerne en priorité les événements “temporels” que sont les informations, le sport, les docus et la téléréalité. Et puis enfin, les séries télévisées, rendez-vous télévisuels qui ont remplacé les films dont la consommation baisse à la TV du fait des autres sources disponibles (DVD, VOD… et piratage). Tout boitier prétendant être “là” solution pour consommer la TV doit intégrer cette offre. Sinon, il devient un boitier “accessoire” utilisé plus rarement que celui que l’on a déjà, ou que la TV avec son tuner intégré (pour le cas de la TNT voire du câble). Il doit gérer correctement le direct, le léger différé (catch-up), et le différé (vidéo à la demande). Pour le payant comme pour le gratuit. Aucun boitier “over the top” n’est arrivé sur le marché avec une solution satisfaisante, en tout cas à l’échelle mondiale.
    • L’inégalité de l’accès au haut débit : elle subsiste, et même dans les villes dès lors que l’on est à plus de quelques kilomètres de son central téléphonique. Résultat : la consommation de TV via Internet avec un bon niveau de qualité d’image n’est accessible qu’à une partie de la population. En HD, il faut au moins disposer de 6 mbits/s. Cette inégalité fragmente naturellement le marché de la télévision numérique et les solutions techniques associées.
    • La base installée de la “pay TV” : que ce soit le câble, le satellite ou l’IPTV. Le marché qu’Apple souhaite aborder n’est pas vierge. Il est occupé par des opérateurs qui sont bien implantés dans les foyers. Et qui facturent mois par mois les consommateurs, habitués ainsi à un budget prévisible pour leur consommation de la TV. L’IPTV comme l’offre de TV du câble est bundlée avec l’accès Internet dans de nombreux pays comme la France. Le satellite l’est moins, mais il est surtout utile là où justement le haut débit n’arrive pas. Et aussi parce que sa qualité de réception est très bonne (le taux de compression de la TV HD est le plus faible sur le satellite). Apple attaquerait donc non pas un nouveau marché mais un marché de remplacement ou au mieux un marché de complément de solutions existantes. Ce serait bien plus simple si Apple permettait de se débarrasser entièrement du fatras existant, au lieu de n’être qu’une solution de plus qui se branche sur l’une des prises HDMI libres de sa TV numérique !

    Et je passe sur les aspects de qualité de service, sur le poids des infrastructures serveur ou sur les négociations avec les opérateurs télécom en plein débat sur la neutralité des réseaux.

    Les contournements

    La question est donc de savoir comment Apple peut-il contourner ces différents obstacles.

    Reprenons nos trois points :

    Apple est face à l’écosystème particulier de la télévision, qui est assez fermé et qui a tendance à même ralentir les progrès technologiques pour protéger les revenus des uns et des autres, notamment les chaînes TV et leur publicité. Avec iTunes, la négociation des droits sur les contenus a été relativement simple pour Apple. Il était le premier acteur sérieux sur le marché et il lui suffisait de convaincre les cinq majors de la musique pour couvrir plus de 80% de l’offre mondiale, enfin, dans les pays occidentaux. Ce n’est pas possible dans la télévision ! Il leur faudra signer des accords par pays et avec en général, plusieurs intervenants par pays. Et des intervenants qui ne vont pas forcément accepter les conditions d’Apple. Ni accepter toute solution logicielle qui mettrait en danger d’une manière ou d’une autre leurs revenus publicitaires. Ce n’est pas infaisable, c’est juste une course d’obstacle avec des haies bien plus nombreuses et aussi beaucoup plus hautes.

    Pour le haut débit, Apple peut juste patienter ou bien cibler son offre sur ces audiences cibles susceptibles d’être déjà bien connectées. Le débit moyen accessible dans les foyers ne fait qu’augmenter. Il est déjà supérieur à 5 mbits/s en France. Ce qui veut dire que le marché est découpable en gros en trois tiers en France : un tiers avec du haut débit suffisant pour la TV, un tiers avec du haut débit insuffisant pour la TV, et un tiers sans Internet – qui n’intéresse probablement pas Apple. Les produits d’Apple sont surtout adoptés dans les villes, chez les jeunes et les CSP+. Il semble qu’Apple devra en tout  cas s’attaquer à la “génération Y”, celle qui consomme moins de TV traditionnelle (quoi qu’en disent les études de marché et autres baromètres). On le verra au positionnement de l’engin ! Apple se contenterait bien à l’échelle mondiale d’une modeste part du gâteau de la TV à la demande dans un marché rebeloté. Il nous a donné l’habitude de créer un business profitable dans une approche intégrée verticalement et sans pour autant devenir dominant dans quelque domaine que ce soit.

    Pour ce qui est de la base installée, Apple peut aussi la différence avec l’expérience utilisateur et là tout reste à faire et à repenser. Notamment en intégrant mieux l’expérience télévisuelle dans l’ensemble des écrans fixes et mobiles du foyer. Et puis, Apple peut aussi éclipser toutes les autres solutions du marché avec un “application store TV” ressemblant à celui de l’iPhone. En tenant compte de ce que cette fin d’année 2010 et puis 2011 vont être très riches en évolutions de ce côté là. Rien qu’en France, Free, SFR puis Orange vont introduire leurs nouvelles set-top-box TV avec de sérieuses avancées côté interface et services connectés ! Et l’IBC devrait voir arriver des évolutions chez les fournisseurs de middleware tels que NDS. Enfin, Apple pourra mettre en évidence un équilibre économique profitable au consommateur. Il est clair qu’à niveaux de qualité d’image et de son équivalents, payer son épisode de série TV $1 ou 1€ peut à la longue être plus intéressant qu’un abonnement à de la TV payante type Canal+ ou un bouquet type CanalSat. Tout du moins pour ce qui est des contenus dits “premium” (genre les séries que l’on a en première diffusion que sur les chaînes payantes comme Canal+).

    Bref, Apple sera certes attendu les bras ouverts par ses aficionados habituels, mais réussir dans ce marché compliqué et verrouillé qu’est la télévision ne sera pas une sinécure. Microsoft s’y est plus ou moins cassé les dents. Google s’apprête à user les siennes. Apple retenterait donc le coup.

    Dans une interview publiée dans les Cahiers de l’ARCEP de mai/juin 2010, Xavier Niel de Free déclarait :

    “D’ici 15 à 20 ans, ces équipements auront fait disparaître le concept de box du marché français et il est vraisemblable que la télévision devienne un bien de consommation quasi « jetable  […] Sur le fixe comme sur le mobile, la révolution viendra de ceux qui seront capables d’inventer des terminaux disruptifs comme l’iPhone, et de les vendre directement sans passer par l’opérateur, tout en se faisant rémunérer pour reprendre une petite marge sur la vente de l’abonnement.”

    Une lucidité qui interpelle. C’est peut-être inéluctable, mais cela arrivera bien lentement dans le meilleur des cas !

    Voilà pour les conjectures. Attendons maintenant patiemment l’annonce en tant que telle pour voire de quoi il en retourne concrètement. Si Apple réussit son lancement, cela fera deux catégories de produits créées en un an ! Un palmarès permettant d’enrichir les études de cas dans les écoles de commerce et autres MBAs…

    RRR

     
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