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Le marketing de Firefox 3

Post de Olivier Ezratty du 19 juin 2008 - Tags : Internet,Logiciels,Logiciels libres,Microsoft | 6 Comments

En période relativement calme dans l’actualité du logiciel, la Mozilla Foundation a fait fort en lançant à grand renfort médiatique la dernière version de son navigateur open-source Firefox. Difficile d’y échapper !

Au delà du bruit ambiant, essayons d’analyser ce lancement sous l’angle marketing.

La petite bête qui monte

Firefox est un navigateur qui revient de loin, héritier de la mouvance de feu Netscape. Et qui a gagné ses lettre de noblesse grâce à un développement bien structuré, une attention portée aux détails et des parts de marché qui ne cessent d’augmenter, aux alentours de 20% à l’échelle mondiale.

Au point que la forteresse Internet Explorer cède inexorablement du terrain (ci-dessous, la part de marché d’Internet Explorer selon e-Janco Associates).

IE_Market_Share

Les différentes études donnent Firefox à environ 17% de parts de marché. Mais cela varie beaucoup d’un pays à l’autre. En Europe, Firefox serait à près de 30%, avec 25% en France et 42% en Pologne (cf carte ci-dessous source: XiTi Monitor qui date de janvier 2008).

firefoxeurope

Et Firefox 3.0 aurait déjà atteint 6% de parts de marché (on dirait plutôt de “part d’usage” vu la gratuité de la chose) !

Au passage, sur ce blog et les derniers 30 jours (source: Google Analytics), Firefox a une part de 55% et sa version 3.0 est à 14%.

Une nouvelle version incrémentale

Comme toute nouvelle version d’un logiciel de commodité, Firefox 3.0 apporte des nouveautés intéressantes, mais pas de révolution. Elles sont essentiellement organisées autour :

  • Des évolutions dans l’interface, surtout la belle barre d’URL qui mémorise tout ce que l’on fait et propose un site au fûr et à mesure que l’on tape quoi que ce soit. Peut faire gagner du temps. et aussi plein de fonctionnalités de bookmarking.
  • Des gains significatifs en performance, effectivement observables dans le chargement des pages, notamment celles qui contiennent du code JavaScript.
  • D’un look and feel adapté aux systèmes d’exploitation du marché : Windows XP, Windows Vista, MacOS et Linux.
  • D’une plus grande sécurité, avec un anti-malware intégré au navigateur, s’appuyant sur une base de données synchronisée et utilisée en local.

Au quotidien, c’est la meilleure vitesse d’exécution qui me semble la plus marquante. Mais l’objet de ce post n’est pas de passer en revue les nouveautés de Firefox 3.0. Plein d’autres sites l’ont déjà décortiqué en long et en large.

Tactiques marketing… classiques !

C’est une autre nouveauté qui m’a marqué et pas des moindres : l’usage de techniques marketing empruntées aux éditeurs de logiciels propriétaires, quand ce n’est pas au concurrent direct Microsoft.

On les trouve surtout dans le discours :

  • Le record de téléchargements, un bon moyen d’attirer l’attention avec des chiffres difficiles à comparer. Avec 8 millions de téléchargement en 24 heures, on peut dire que la base installée est fidèle et suit sans broncher les évolutions du navigateur. Ils avaient affiché un objectif de 5 millions et l’ont dépassé. Résultat : c’est cette information qui fait la une de la presse, et pas les fonctionnalités de Firefox 3, plus difficiles à expliquer et à “titrer”. Plutôt Bien vu ! Le “hype” devient le message, pas le produit.
  • Les gains de performances avec présentés avec divers benchmarks choisis évidemement pour renforcer le contraste avec le concurrent numéro un. Notamment, un cas d’application JavaScript, 6 à 9 fois plus rapide. Et un benchmark de fuite mémoire après chargement et déchargement de 300 sites, où FF3 est excellent, FF2 moyen, et IE exécrable. Pourtant, j’avais remarqué dans mon cas qu’après quelques sites, FF2 pouvait consommer jusqu’à 500 Mo de RAM dans le Task Manager, et pas IE7 (mais bon…). Voir quelques bench ici chez ZDNet.
  • Un discours sur la sécurité avec un antiphishing qui fonctionnerait bien mieux que celui de Microsoft car la base est synchronisée localement et les données utilisateurs ne sont pas envoyées aux serveurs. Cela serait à la fois plus rapide et plus respectueux de la vie privée des utilisateurs. Sur la performance, cela se discute car le temps réel présente l’avantage d’une meilleure sécurité lorsque la menace évolue très vite (c’est expliqué ici chez Microsoft). En tout cas, l’antimalware intégré dans Firefox n’a pas d’équivalent dans IE.
  • Le pompon marketing avec “15000 améliorations” qui font penser à une corne d’abondance de nouvelles fonctionnalités. Alors que pour l’essentiel, il s’agit de corrections de bugs. Mais le terme “amélioration” est bien choisi. Il est moins déformant de la réalité qu’un éventuel “fonctionnalité”. Corrections de bugs peut-être, mais en attendant, mon Firefox 3 plante souvent alors que cela n’était pas le cas du 2 ! En tout cas, cela me rassure : il y aurait donc bien des bugs en quantité dans les logiciels open source et ils ne seraient donc pas corrigés à la volée mais en attendant la version suivante du logiciel ? :).

Firefox a même emprunté sans le vouloir à Microsoft puisque moins de 24 heures après son lancement, une vulnérabilité de sécurité était annoncée pour Firefox 3. Un coup d’un sous-traitant de Microsoft ?

Bon, et puis, quelques bloggeurs dont je faisais partie ont été sympathiquement invités à une soirée par Tristan Nitot, qui dirige la Fondation Mozilla en Europe. Et là, hop, rebelotte : stickers, pins, dossier de presse (et agence de presse: Text100), et tee-shirt ! Et même une présentation sous forme de slides. Mais heureusement interactive car nous pouvions poser des questions au fil de l’eau à Tristan.

Enfin, l’effet médiatique du lancement est mondial avec un lancement simultané dans tous les pays, et avec plus de cinquante langues supportées !

La Mozilla Foundation a la chance de diffuser un logiciel qui peut bénéficier d’un manne sous la forme d’un deal avec Google, de plusieurs dizaines de millions de dollars par an, lié au placement du moteur de recherche par défaut dans Firefox. Le financement de Google représenterait plus de 85% des ressources de Mozilla Corp, la branche “for profit” de la Mozilla Foundation. Cela finance notamment les développements (je serais curieux de savoir quelle est la part des contributeurs externes au développement de Firefox) ainsi que la vente et le marketing (7,2% du revenu, moins de la moitié par rapport aux éditeurs commerciaux traditionnels). Tous les projets open source ne peuvent pas bénéficier de la même manne, ce qui met Firefox dans une position unique sur le marché.

Le modèle économique de Firefox est la quintescence du logiciel financé par la publicité car l’utilisateur ne la voit pas vraiment ! Mais le modèle est-il scalable ? L’audience de Firefox est supérieure à 125 millions d’utilisateurs, cela leur ferait un ARPU (average revenue per user) de 0,4€ par utilisateur mensuel. Pas énorme, donc pas évident de financer un grand nombre d’autres logiciels de commodité par ce biais là !

La force de l’écosystème

Un atout de taille pour Firefox 2 comme 3 vaut largement tous les autres : son impressionant écosystème avec plus de 5000 extensions disponibles, une grande partie ayant été adaptée à Firefox 3.0.

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Là, on ne peut être que baba devant cette performance qui est une différence durable et solide face à Internet Explorer. La Mozilla Foundation a créé un logiciel extensible à la fois pour les développeurs et pour les utilisateurs (la fonction de gestion des extensions est remarquable).

C’est pourtant l’habitude de Microsoft de savoir rendre ses logiciels extensibles (certes, autour de standards de fait) et d’attirer les développeurs sur ses plate-formes. Dans les années 1990, l’éditeur avait d’ailleurs fait des efforts énormes pour recruter des développeurs de logiciels “Active X”. C’est vrai, à une époque où la bataille était rude contre Netscape Navigator.

Depuis, plus grand chose et l’extensibilité d’Internet Explorer est certes possible, mais n’est ni courante, ni facile à gérer pour les utilisateurs, ni très sécurisante. Ce qui est une véritable erreur stratégique pour Microsoft. En effet, les utilisateurs passent de plus en plus de temps dans leur(s) navigateur(s) pour y exécuter un grand nombre d’applications, y compris leur messagerie avec par exemple Google Gmail en mode web. Le navigateur est donc véritablement une plate-forme et pas seulement une fonctionnalité du système d’exploitation comme dans Windows. On pourra arguer du fait que c’est normal, “en situation de quasi-monopole, Microsoft s’est endormi sur ses lauriers“. Pas si simple ! Il y a aussi un travers assez ancien de certains développeurs de Microsoft qui ont une vue trop technicienne de certaines fonctionnalités et ne se mettent pas assez à la place des utilisateurs.

Qu’en est-il de la migration de cet écosystème à la version 3.0 ? Elle n’est pas automatique. Il faut à la fois utiliser de nouvelles interfaces de programmation (APIs) et modifier les paramètres de création des extensions. Et c’est bien documenté. La migration des milliers d’extensions représentait donc du travail pour leurs développeurs. Et elle n’est pas encore terminée car à ce jour, le taux de compatilité des extensions Firefox avec la version 3.0 serait située aux alentours de 75%. C’est une belle performance et la communication sur les records de téléchargements de la version 3.0 a été une bonne incitation pour les retardataires. En effet, la base installée Firefox va migrer extrêmement rapidement à la 3.0. On peut tout de même installer Firefox 3.0 à côté de Firefox 2.0 sur tous les systèmes d’exploitation, le plus facile étant sous Windows. Une solution bancale qui ne durera pas longtemps.

Epilogue

Comme d’habitude, Microsoft va se réveiller, sortir sa prochaine version d’Internet Explorer (la 8.0) qui rattrapera une partie de son retard – notamment dans le support des standards – et inventera un nouveau gimmick d’interface utilisateur sympatique. Si la part de marché de Firefox augmente trop dangereusement – on n’en est pas loin ! -, ils se bougeront même encore plus. Et l’histoire recommencera.

Finalement, cette histoire d’écosystème, en plus des effets de manche marketing, sont tous une bonne réutilisation par la Mozilla Foundation des pratiques marketing de Microsoft. Au point de les dépasser à leur propre jeu. Au même titre que de nombreux acteurs du logiciel libre sont amenés à emprunter non seulement les pratiques marketing mais également, de tarification et de business model, des éditeurs de logiciels commerciaux. Les modèles mixtes souche open source + couche commerciale au dessus semblent par exemple courants.

Il n’y a donc pas de schisme radical entre l’open source d’un côté et les logiciels commerciaux de l’autre, mais toute une panoplie de pratiques qui vont de l’un à l’autre avec toutes les nuances de gris. Firefox en est un exemple parmi d’autres.

RRR

 
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