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Google Maps et les migrations de valeur

Post de Olivier Ezratty du 3 novembre 2009 - Tags : Google,Innovation,Internet,Logiciels,Logiciels libres,Marketing,Médias,Microsoft,Startups | 4 Comments

Google a fait grand bruit fin octobre 2009 en annoncant la version 2.0 de son système d’exploitation mobile Android. Cette annonce était surtout accompagnée de celle de la nouvelle bêta de Google Maps pour Android qui intègrera une fonction de navigation très évoluée, connectée, et de surcroît gratuite.

Au menu : vue satellite, Street View en 3D, reconnaissance de la parole pour indiquer sa destination, même “floue” (en anglais pour commencer), recherche avancée de tout (adresse, type de lieu, tirant parti du moteur de recherche de Google), gestion du trafic, etc. On se dit alors que cette solution va couper l’herbe sous le pieds à pas mal de fournisseurs de systèmes de navivation dédiés comme Garmin ou Tom Tom, dont les actions on dévissé en bourse après l’annonce de Google.

Google Android 2.0 Maps Navigation Street View

Cette annonce est un exemple de plus de trois phénomènes qui affectent l’industrie du numérique depuis pas mal de temps et semblent jouer en faveur d’Android sur le long terme :

  • L’innovation par l’intégration de fonctions disparates.
  • Les effets de plateforme et d’écosystème.
  • La gratuité des services en ligne et leurs sources de financement.

Décryptons cela. En se posant la question : jusqu’où peuvent aller ces phénomènes ?

L’innovation par l’intégration

Si l’on y regarde de plus près, la grande majorité des innovations sont le fait de l’intégration de plusieurs fonctionnalités auparavant séparées et disparates. Et cette intégration est de plus en plus simple dans l’univers de l’immatériel et des services en ligne. Quand les appareils électroniques peuvent être généralistes, ils coupent souvent l’herbe sous le pieds des appareils spécialisés dont le format physique est équivalent. L’annonce de Google est ainsi un exemple de plus d’une évolution inéluctable vers le mobile généraliste au détriment des outils spécialisés comme les GPS embarqués, ou les baladeurs musicaux.

Dans le cas présent, c’est la combinaison d’un composant GPS pas cher (<$1) déjà intégré dans des mobiles généralistes, la capacité à faire tourner du logiciel et la démocratisation de la bande passante mobile. Cela ouvre la porte à l’intégration de nouveaux services dans les mobiles, voire dans le système d’exploitation lui-même.

Certes, les mobiles – avec Android ou pas – ne sont pas encore la panacée pour la navigation : la petite taille des écrans, l’usage intensif de la 3G pour accéder au service, alors que pour la géolocalisation, on se sert encore largement de cartes “locales” stockées en support mémoire (CD, carte SD, etc) qui sont généralement plus fiables, notamment en zones non urbaines. Mais Google a plus d’un tour dans son sac et dispose de la technologie (notamment Gears) permettant de faire tourner ses services en ligne de manière déconnectée. La carte et le parcours d’un trajet sont stockés localement et donc disponibles dans les zones non couvertes par la 3G. Mais il faut partir d’une zone couverte par la 3G tout de même. Ce qui est certes limitatif, mais pas pour les concepteurs qui habitent dans la dense Silicon Valley et raisonnent souvent de manière un peu “sociocentric” en créant des innovations adaptées à leur cadre de vie spécifique et en ne se mettant pas assez à la place de ceux qui vivent “ailleurs”. Par contre, le propre des innovations est souvent d’élargir des marchés existant. Si ce Google Maps pour Android était aussi positionné pour les piétons, il pourrait jouer ce rôle.

Cette innovation par l’intégration a valu et vaut toujours des déboires juridiques antitrust à Microsoft. L’incorporation d’un navigateur Internet et d’un player média dans Windows a valu à l’éditeur près d’une vingtaine d’année de procès et plus de 10 milliards de dollars d’amendes et règlements à l’amiable divers. Ce qui pouvait sembler normal pour n’importe quel éditeur de système d’exploitation (avec Linux ou MacOS) ne l’était plus du fait de l’écrasante dominance de Windows dans le marché des PCs. Ce n’est donc pas par hasard si Google Maps est présenté comme une application pour Android, et non pas comme une fonctionnalité d’Android. L’histoire nous dira si elle est préinstallée dans les mobiles ou pas et à l’initiative de qui : les constructeurs, les opérateurs télécoms, les utilisateurs.

Le renforcement de l’atout plateforme de Google Android

Dans l’immatériel et dans les services Internet, l’innovation par l’intégration a un autre impact : le renforcement de l’effet de plateforme et l’horizontalisation du marché séparant les services en ligne des fournisseurs de matériel. Un fournisseur de GPS comme Garmin fournit et le matériel et le logiciel associé, si ce n’est les contenus. Nokia essaye de faire de même en tirant parti de son acquisition de Navteq. Avec Google, on a un acteur qui se concentre sur le logiciel et les contenus, et qui laisse les autres se dépatouiller avec le matériel : les constructeurs de mobiles. Les opérateurs télécoms sont un peu laissés sur le carreau au passage, eux qui certes vendent de la “data” mais aimeraient bien aussi capter leur dime de ces nouveaux services qui alimentent les mobiles.

Avec l’annonce de cette fonction de navigation, l’effet de plateforme est multiplié car contrairement à la plupart des systèmes GPS dédiés, Google Maps est une plateforme sur laquelle les développeurs peuvent bâtir des applications. Autour d’Android et de Google Maps, on verra donc fleurir des milliers d’applications qui exploiteront ses fonctions de navigation avancées. L’écosystème généré pourra être un clou de plus dans le cercueil en cours de fabrication des constructeurs de GPS spécialisés. Les tentatives de Garmin de se lancer (sans succès) dans les mobiles en sont un symptôme.

Après seulement un an d’existence, l’écosystème d’Android grandit à raison de 2600 applications par mois avec un total d’environ 15000 applications. Sachant que le nombre de nouvelles applications mensuelles est lui aussi en croissance. Et que la part de marché d’Android est pourtant assez faible (moins de 5% des smartphones). Cela signifie que l’effet plateforme fonctionne à plein en faveur d’Android.

On peut se demander si cette horizontalisation générée par Google fera de l’ogre de Mountain View l’alter-égo de Microsoft face Apple (Android vs iPhone, par analogie à Windows vs MacOS). Android semble bien placé pour créer un écosystème très dense de solutions tierces parties et même s’il n’en est qu’à ses débuts, il progresse très vite alors que Windows Mobile régresse inexorablement, ayant raté la vague des OS mobiles “multitouch” pour le grand public.

Alors, bataille d’écosystème ouvert contre écosystème fermé ? L’iPhone a tout de même plus d’avance et d’implantation sur le marché que n’en avait l’Apple II/III au moment de l’avènement des IBM PC au début des années 1980. Il a bien généré un écosystème de plus de 100000 applications autour de son iPhone. Et Google Maps et sa fonction de navigation pourra sans doutes un jour fonctionner sur l’iPhone.

Mais à part iTunes, il ne fournit pas une plateforme de services aussi dense que celle de Google pour bâtir des services mobiles. A ce jeu, Google propose une plateforme incommensurablement plus étoffée qu’Apple, à l’exception près des contenus médias (surtout, dans la musique).

Cela nous fait une belle bataille d’écosystèmes en perspective dans la mobilité.

L’évolution vers la gratuité

L’annonce de Google pose une fois de plus la question clé du périmètre de la gratuité des services en ligne. Cette gratuité semble sans limite. Jusqu’où ira-t-elle ? On a ici un service gratuit qui se substitue potentiellement à celui d’entreprises faisant des milliards de $ de chiffre d’affaire (avec certes… du matériel, et pas seulement des services). Est-ce de la destruction de valeur ? En fait, il s’agit d’un processus de migration de valeur assez complexe.

Les services gratuits sont financés selon cinq principaux cas de figure :

  • Par la publicité, sachant que seuls une minorité de services arrivent à s’en sortie de ce point de vue là, une fois qu’ils ont atteint une audience de taille critique et que la publicité couvre bien les coûts. Les médias en ligne savent à quel point un modèle publicitaire ne couvre pas les coûts habituels d’une rédaction. Cette gratuité là transforme complètement le modèle des contenus. Elle peut financer des services comme la navigation dans Android 2.0 car tout ce qui relève du commerce de proximité peut en profiter, même si le bon modèle (associant les segments clients, les besoins et la contextualité) reste à trouver. Au total, c’est environ $50B.
  • Par les investisseurs, ce qui est le cas des sites de partage de vidéo comme DailyMotion qui sont de véritables pompes à cash. C’est un effet indirect du mode de financement de l’innovation. Les business angels et autres capitaux risqueurs financent régulièrement des projets dont seuls quelques uns émergeront avec succès et de manière profitable. Le reste, ce sont des boites qui vont soit se transformer pour survivre, soit disparaitre, soit tomber dans la case suivante, après l’acquisition par un grand groupe par ailleurs bénéficiaire. Cela fait un lot important de services en lignes gratuits pour les Internautes que nous sommes. Leur pérennité n’est cependant jamais garantie. DailyMotion vient tout juste de passer de cette case à la précédente, non sans avoir mené une nouvelle levée de fonds de 15 millions d’Euros pour financer la "croissance”, après 25 millions levés en 207 qui devaient le mener à la rentabilité, récemment acquise. Quand on additionne les milliards de dollars et d’Euros injectés dans les startups, cette source de financement est véritablement significative. Même en période de vaches maigres comme en ce moment. La France a ceci de spécifique que, par effet domino, ce sont les contribuables financent aussi ces services en ligne gratuits. Par les dépenses fiscales que constituent les dégrèvements d’ISF et d’impôt sur le revenu pour les investissements dans les PME innovantes et autres FCPI et fonds ISF. Et par les innombrables aides publiques à l’innovation tout comme par le Crédit Impôt Recherche.
  • Par une entreprise bénéficiaire grâce à une “vache à lait” assurant un matelas financier confortable – vache à lait pouvant elle-même provenir de la publicité comme chez Google. C’est le cas de nombreux services en ligne de Google et aussi de Microsoft. YouTube en est un qui parait-il coute encore deux à trois fois plus cher qu’il ne rapport à Google en revenus publicitaires. Il y a aussi Picasa, autant le logiciel qui s’installe sur votre micro-ordinateur que le service de partage de photos en ligne, qui s’appuie sur un modèle de fremium – payant à partir de 1 Go de stockage. Et plus récemment, Android qui génèrera pour Google une source de revenus, publicitaires, indirecte, car le système d’exploitation servira de “socket” (socle) pour faire tourner son moteur de recherche et les différents services de Google, notamment géolocalisés. Avec rien que Google et Microsoft, nous avons encore quelques milliards de $ de financement de services gratuits dans la balance.
  • Par les donations, pour les services qui sortent d’une manière ou d’une autre de la sphère marchande. C’est le cas de logiciels open source comme Firefox, créé par la fondation Mozilla (certes, largement financée par Google), mais aussi de services comme Wikipedia, financé par des dons pour la partie infrastructure, et par des contributions gratuites pour ce qui est des contenus. Cette source de financement est encore marginale.
  • Par le temps des utilisateurs, consacré à l’enrichissement des services en ligne. C’est l’une des recettes des services du web 2.0, qui consiste à faire “bosser” les clients pour créer de la valeur. Cette forme de financement est à ne pas négliger, quoique difficile à déclencher à grande échelle et à estimer en $. Elle intervient comme complément des autres sources de financement qui couvrent ce qui n’est pas créé par les utilisateurs dans les services en ligne (l’infrastructure, les logiciels serveur).

En compilant ces différentes sources, juste au niveau des ordres de grandeur, j’aboutis à cette répartition du financement des services en ligne gratuits à l’échelle mondiale. Ce sont juste des ordres de grandeur.

Financement des Services en Ligne par la Publicité 2009

Les hypothèses sont les suivantes, sur la cinquantaine de milliards de $ de la publicité en ligne mondiale, la moitié arrive dans les services en ligne, le reste aux intermédiaires publicitaires (dont… Google). Je table sur $8B de financement à fonds perdus par les majors du web (Google et Microsoft représentent un bon trois quart de l’ensemble). Les services gratuits financés par la publicité comme le Search de Google sont dans la partie bleue. Et enfin, j’intègre environ 10% du capital risque et des investissements de business angels mondiaux dans les services en ligne. Ce qui fait une part aussi significative.

Mon schéma est très approximatif car c’est la manne publicitaire du search et d’AdSense sur le web qui alimente la machine à cash de Google (en bleu au dessus des pointillés) qui en retour finance les services gratuits “à perte” (en vert) alors que dans le cas de Microsoft la partie verte est financée par les revenus des vaches à lait traditionnelles de l’éditeur (les logiciels).

Cette masse de financement publicitaire est amenée à poursuivre sa croissance, essentiellement au gré de la captation du marché publicitaire par la publicité en ligne, qui en représente environ 10% aujourd’hui, et pourrait atteindre les 20% d’ici quelques années. Cela se fera au détriment de médias classiques qui déclinent plus ou moins vite devant les coups de boutoir des nouveaux usages numériques, notamment dans les jeunes générations : la télévision, la radio, la presse écrite, la musique.

En simplifiant un peu la migration de valeur, au lieu de financer la presse écrite – principale victime du jour de la webisation des contenus, la publicité finance Google qui finance à son tour Google Maps qui fragilisera par effet domino les Garmin et Tom Tom. Soit beaucoup de perdants et deux gagnants : Google et les utilisateurs.

On voit que la part du financement provenant des grands acteurs du numérique est significative. Google le premier pourra donc continuer à innover par l’intégration et capter une part de plus en plus grande à la fois du temps utilisateur et de la valeur publicitaire générée après coup.

On n’a donc pas fini de voir arriver des services gratuits de la trempe de Google Maps pour Android. Mais au prix de quelques laissés pour compte sur la route…

RRR

 
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