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Faux départ pour Bill Gates

Post de Olivier Ezratty du 15 juin 2006 - Tags : Actualités,Microsoft | 8 Comments

L’annonce du retrait de Bill Gates d’un rôle opérationnel de Microsoft était prévisible. Ce qui l’était plus difficilement, c’est la réorganisation qui s’en suit et qui mérite quelques commentaires. Je vais donc m’adonner à un petit exercice de Microsoftologie.

Poursuivant la démarche de retrait progressif qu’il avait entamée il y a six ans lorsque Steve Ballmer était devenu CEO de la société, Bill Gates largue donc sa fonction de “Chief Software Architect” (une sorte de CTO) et transmet ce rôle à Ray Ozzie, arrivé il y a un an chez Microsoft suite à l’acquisition de Groove et à qui il avait confié la définition de la nouvelle stratégie Internet (Web 2.0?) de MS.

L’organigramme de Microsoft Corp avait ceci de bizarre que la Recherche fondamentale (Rick Rashid, environ 900 personnes), trois CTO (Mundie, Ozzie, Vaskevitch, représentant au total quelques dizaines ou centaines de personnes), un autre VP en charge des processus de développement (Jon De Vaan) et un super-conseiller technique (Eric Rudder, ex Senior VP de la Division Serveur) reportaient tous à Bill Gates et pas à Steve Ballmer. Ce dernier tout en étant CEO reportait à Bill Gates, formellement en tant que Chief Software Architect. Ce montage très curieux d’un point de vue de la gouvernance d’entreprise créait une sorte d’aigle à deux têtes au top de Microsoft. Normalement, un Chairman n’a pas de rôle opérationnel dans une entreprise quand il n’en est pas également le CEO. Mais la très bonne complémentarité entre les deux leaders fonctionnait (l’un est technique et intro-verti, l’autre est orienté business et terrain, et super-extraverti).

Cette bizarrerie va donc être progressivement levée d’ici le départ de Gates. Tous ces techos qui lui reportaient vont donc travailler pour Ballmer. On aura alors un vrai CEO. Ce sera un choc pour eux car Ballmer est l’opposé de Gates et certains d’entre eux n’apprécient pas forcément Ballmer qui est un “vendeur” pour eux. Il y aura donc consolidation et de tous les gars qui bossaient pour Gates, Ballmer n’en aura plus que deux “en direct” (Ozzie et Mundie). Les nombreux autres qui reportaient à Gates se retrouvent donc “réorganisés” à savoir qu’ils vont reporter à Ozzie, Mundie, ou on ne sait pas encore trop comme pour Eric Rudder.

Le cas de Ray Ozzie est largement commenté par la presse et je ne vais pas m’éterniser dessus d’autant plus que je ne l’ai jamais croisé, contrairement aux autres protagonistes de l’affaire. Ozzie est positionné comme le grand sauveur qui va définir la stratégie Internet de Microsoft. Il est apprécié et respecté dans l’industrie. Reste à savoir s’il va arriver à bouger ce mamouth de R&D qu’est devenu Microsoft (plus de 30000 personnes en R&D sur un total de plus de 70000). En tant que speaker dans les grands événements Microsoft, il ne casse pas des briques. Il m’endort autant que Bill Gates, c’est dire. Par contre, il a une bonne réputation d’accessibilité ce qui favorise les liens avec “la base” de la R&D au travers des nombreuses couches de management.

Craig Mundie est plus un homme de l’ombre. Il n’a pas un excellent “track record” pour les années 1990 lorsqu’il dirigeait diverses petites divisions consumer qui ont essuyé plein d’échecs ou créé des produits qui n’ont jamais été lancés. Dans les années 2000, sa cote a remonté. Il a pris en main l’initiative de sécurité de Microsoft en 2002 avec d’assez bons résultats en termes de mobilisation des équipes de R&D. Il a théorisé la position de Microsoft face aux logiciels libres. C’est aussi l’homme de la normalisation des relations avec la Chine! Il a milité pour l’installation là bas d’un laboratoire de R&D et a obtenu gain de cause. C’est le chef techos qui fait le lien entre la technologie et la politique chez Microsoft. D’où le lien avec Brad Smith, patron du juridique, mentionné dans le communiqué de presse.

Rick Rashid dirige quant à lui la plus grosse entité dépendant encore de Bill Gates, Microsoft Research, soit près de 1000 personnes. Il va se retrouver sous Craig Mundie. Cela ne me dit rien qui vaille et je ne serais pas étonné qu’un jour on apprenne que Rashid quitte Microsoft pour revenir dans un grand laboratoire de recherche (ce gars là est à l’origine du noyau Mach d’Unix).

Eric Rudder semble être un autre loser de cette réorganisation. Depuis la fin des années 1980 chez Microsoft (il y a développé les couches réseau de Windows qui sont encore en service), il avait été quelques années patron de la Division Server & Tools. C’est-à-dire près de 6000 personnes. Lors d’une dernière réorganisation en septembre 2005 alors que Kevin Johnson prenait la tête de la Division Windows qui englobe la Division Server & Tools, il était reparti travailler pour Bill Gates, là d’où il venait. Ce dernier a un parcours “sales, marketing et services”, et pas R&D. Les patrons de la R&D ne voient pas d’un bon oeil de travailler ainsi pour un “sales guy”. Mais c’est une bonne chose que d’avoir mis Johnson à la tête de cette Division car un, il y insuffle un sens du client et du business, et deux cela a accompagné la mise en retraite (elle aussi progressive) de Jim Allchin. Ce dernier est un peu à l’origine des retards de Vista, s’il faut trouver un coupable. Eric Rudder avait passé presque un an en Europe (à Paris) en 2005 tout en dirigeant sa Division de 6000 personnes à Redmond. Il semblait que c’était pour lui un parcours initiatique pour lui faire rencontrer la vraie vie du terrain et des clients. Les bruits le présentaient comme un successeur potentiel de Bill Gates. Certains journaux américains s’en étaient fait l’écho en 2004. Résultat des courses: il semble être maintenant hors course.

Revenons à Bill Gates. Il est en train de battre le record du monde de la transition vers un rôle unique de Chairman (président du conseil d’administration): plus de deux ans. De quoi peut-être tester les deux successeurs au rôle de leaders techniques de l’entreprise? Entre temps, Gates restant Chairman, c’est lui qui joue un rôle clé sur le sort de Steve Ballmer. Il a le pouvoir d’orienter le conseil d’administration dans le sort du CEO. Cependant, c’est un pote de Steve Ballmer de l’époque de Harvard, ils sont cul et chemise depuis 26 ans chez Microsoft. Ces liens “affectifs” seront très difficiles à casser même si Gates n’est pas un grand affectif.

Il est intéressant de regarder l’aspect financier des choses. Malgré la vente régulière de titres (au moins $1B par an), Bill Gates reste le premier actionnaire de Microsoft avec environ 9,5% des parts de la société. Steve Ballmer en a lui environ 4% soit à peu près l’équivalent du fond institutionnel le plus important dans le capital de Microsoft. Or Steve Ballmer ne vend quasiment jamais d’actions Microsoft (rien dans les Insider Trading). En 2000, il déclarait à un journaliste français qui l’interrogeait sur cet état de fait: “When you got a family, you don’t sell your kids”! Ballmer est viscéralement attaché à Microsoft et n’a pas de seconde passion connue. Tout du moins une passion qui pourrait facilement l’occuper si il quittait Microsoft. Contrairement à Gates qui, avec sa fondation, s’est trouvé un “hobby” utile pour l’humanité le positionnant au firmament de la pyramide de Maslow. Bill restant à la fois le premier actionnaire et le Chairman, cela reste qu’il soit full time ou non dans la boite, le décideur ultime de la société. Le Chairman est toujours au dessus du CEO dans la gouvernance des entreprises, même si les décisions du Conseil d’Administration sont prises avec les autres membres du Conseil, dont Ballmer fait partie. Donc la relation de dépendance de Ballmer par rapport à Gates reste énorme. Quelle sera la prochaine étape? Peut-être le remplacement de Ballmer par Kevin Johnson. Quand Ballmer aura trouvé un autre but dans la vie car c’est un hyper-actif!

La grande question de la presse américaine est : quel sera l’impact de tout ce remue ménage pour la qualité des produits Microsoft et sa capacité à générer une croissance satisfaisante pour les actionnaires? A mon sens, pas énorme. Les mouvements de ce genre sont plus des histoires de personnes que d’organisation. Cela ne transforme pas nécessairement les processus et la culture interne. Le changement le plus important pourrait être que Ray Ozzie arrive réellement à imposer une vision cohérente aux nombreuses baronnies des groupes produits. Il aura du boulot car il n’est pas le seul “smart guy” dans la place, et la foire aux “smart guys” génère souvent plus de cacophonie qu’autre chose. Sa légitimité récemment acquise et son changement de reporting (Ballmer au lieu de Gates) pourrait l’aider un peu dans cette tâche.

Au fait, si vous êtes numérologues, notez que Gates aura été 33 ans à la tête de sa boite. Age symbolique de l’ère chrétienne! Certains vont sûrement gamberger sur la signification de cette coincidence… :).

Voici pour terminer deux sources d’information intéressantes sur cette actualité: Business 2.0 qui recommande à ce que Ballmer parte également de Microsoft pour laisser la place à une nouvelle garde. Position contredite par Bill Gates qui a déclaré faire entièrement confiance à Steve Ballmer jeudi soir. Mini-Microsoft qui couvre l’événement de l’intérieur de Microsoft avec un tas de pointeurs utiles pour en savoir plus. Et le transcript de la conférence de Gates et Ballmer du 16 juin.

RRR

 
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