Le numérique peut-il améliorer les démocraties ? – 3
Post de Olivier Ezratty du 18 octobre 2016 - Tags : France,Intelligence artificielle,Internet,Logiciels libres,Mobilité,Politique,Sociologie,Startups,Technologie | 7 Comments
Dans cette troisième partie sur l’impact du numérique sur le fonctionnement des démocraties, après une entrée en matière sur les raisons pour lesquelles la soif de démocratie participative grandit, et une seconde partie passant en revue les grandes applications du numérique en politique et dans le fonctionnement de la démocratie, cela sera la fête aux civic techs.
Je vais passer en revue les civic techs qui ambitionnent d’améliorer le fonctionnement de la démocratie avec les associations et des startups du secteur que j’ai essayé de regrouper en plusieurs catégories, la plus importante étant celle des solutions de consultation des citoyens et de mise en relation avec les élus. Nous verrons que leur modèle économique les rend assez dépendantes des élus ou d’autres corps constitués.
L’essor des civic techs
L’aspiration pour une démocratie plus participative a déclenché la création de nombreuses startups à l’étranger comme en France. Elles font partie des civic techs, celles-ci comprenant aussi des services de e-gouverment qui visent à améliorer la qualité des services publics sans que cela ait un impact direct sur le fonctionnement des démocraties.
Ces solutions relèvent d’un périmètre assez variable selon les études. Les données les plus impressionnantes proviennent de l’étude IDC Government Insights de novembre 2014, financée par Accela, un fournisseur de solutions intégrée de relation entre collectivités locales et citoyens créé en 1999 et ayant levé en tout $223m ! L’étude a ceci de particulier que ses trois pages ne nous apprennent rien de plus que son résumé relayé par les médias ! A savoir que les civic techs représentaient en 2014 $6,4B des $25,5B dépenses informatiques du secteur public aux USA (Etat fédéral et états). Mais ce ne sont pas 24% de dépenses dédiées au fonctionnement de la démocratie. Elles comprennent l’ensemble des e-services destinés aux citoyens dans divers domaines tels que la santé.
Le rapport fait aussi état d’un autre rapport, issu de la Knight Foundation paru fin 2013, qui a identifié $431m d’investissements privés et philanthropiques dans les civic techs entre 2011 et 2013 (source du schéma ci-dessous). La fondation Knight a contribué de son côté à hauteur de $25m entre 2010 et 2013. Elle classe les projets de civic-tech en deux catégories : l’ouverture du gouvernement et la participation citoyenne. Dans un autre classement, le TOP 100 des “government techs”, 18 des sociétés inventoriées sont à proprement parler dans les civic techs.
Une très bonne segmentation des civic techs en date a été réalisée en 2015 par l’équipe fondatrice de l’association française Démocratie Ouverte, fondée par Cyril Lage et Armel Le Coz (voir cette interview de ce dernier de 2013).
L’association a notamment Gilles Babinet et Jean-Paul Delevoye comme membres de son board. Elle se présente comme un collectif qui accompagne les innovateurs démocratiques, permet aux citoyens de faire entendre leur voix et d’agir, de valoriser la diversité des initiatives citoyennes en France et par extension dans la francophonie, d’accompagner les élus et administrations pour prendre en compte le phénomène et innover dans la conduite de la politique, et in fine, de faire émerger une société ouverte, plus transparente, participative et collaborative. Leur rosace comprend trois grandes catégories d’actions : ce qui améliore d’un côté la transparence de l’action publique, et ce qui permet la collaboration et la participation des citoyens dans les processus de conception et de décision d’actions publiques.
Ceci rappelle au passage que les civic techs ont démarré d’abord par le biais d’associations et mouvements intellectuels comme l’initiative democraTIC lancée par la FING, de 2010 à 2012, dédiée à la démocratie locale et numérique. Ce n’est qu’ensuite que se sont lancées des startups dans le secteur, dans la lignée de celles qui s’étaient déjà lancées dans celui du e-government.
Les associations et mouvements citoyens
Les approches associatives sont à la lisière entre les partis politiques, les associations et les ONG.
Presence-citoyenne.fr, une association aux contours flous qui “a pour objectif la concrétisation des principes républicains par l’action démocratique. Pour ce faire, nous utiliserons tous les moyens civiques qui sont à notre disposition. Notre engagement, animé par l’esprit de liberté, d’égalité et de fraternité, est non-violent. Nous croyons fermement que la lutte pour la paix et dans la paix est sa première condition de possibilité”. Que font-ils ? De la formation des citoyens comme avec l’initiative des Saventuriers du Droit et de l’organisation d’événements.
Bleu Blanc Zèbre est un mouvement citoyen lancé par Alexandre Jardin sous la forme d’association. Il regroupe 200 associations, fondations, acteurs des services publics, collectivités locales, mutuelles ou entreprises qui réalisent des projets terrain impliquant les citoyens. Les projets sont labellisés “zèbres” ou “zébrillons” (pour les padawan zèbres) par un comité. Alexandre Jardin est connu pour avoir inventé la notion de “faizeux” par oppositions aux “dizeux”. Les problèmes traités par les zèbres touchent beaucoup à l’économie sociale et solidaire et à la réinsertion. Alexandre Jardin avait fait une promotion remarquée de son initiative dans le meeting du mouvement “En marche” d’Emmanuel Macron le 12 juillet 2016 à la Mutualité, pendant 22 longues minutes à partir de 22mn20 dans cette vidéo.
Nous Citoyens est un mouvement citoyen lancé en 2013 par l’entrepreneur Denis Payre. Il se présente comme un mouvement pour tous les citoyens mais dans la pratique représente surtout des entrepreneurs et des professions libérales. Son credo est plutôt libéral côté politique économique. Le mouvement qui s’apparente à un parti politique a connu des hauts et des bas depuis sa création, avec des querelles de personnes incarnées par l’arrivée puis le départ de Jean-Marie Cavada de sa présidence et de la difficulté à intégrer des personnalités comme le Maire de Neuilly, Jean-Christophe Fromentin. Le mouvement a présenté des listes dans différentes élections locales ainsi qu’aux élections européennes de 2014, y recueillant 1,41% des suffrages. Bref, la mayonnaise ne prend pas.
Il y a aussi LaRuche.io, une autre initiative participative établie sous forme associative en octobre 2016 qui vise à développer le dialogue entre élus et citoyens à l’échelle locale. Et j’en oublie certainement des dizaines d’autres du même genre ! Les événements ne manquent pas non plus avec en premier lieu le Personal Democracy Forum dont la dernière édition française avait lieu en juin 2016 pendant le festival Futur en Seine organisé par Cap Digital.
Les civic techs de la démocratie participative
Côté startups, c‘est une véritable foire d’empoigne ! Comme le développement d’applications n’est pas bien cher, elles se multiplient comme des lapins. Les startups privilégient les applications mobiles et délaissent souvent le web traditionnel. Too bad pour les seniors dont la vue baisse et qui ne vivent pas plongés dans leur mobile toute la journée. Mais cela s’explique facilement : les créateurs de ces startups sont jeunes, ont rarement plus de 30 ans et ciblent donc leurs semblables et sans forcément le vouloir.
Les applications proposées ont un ensemble de fonctionnalités assez voisines qui panachent les sondages, la soumission de projets des élus ou de propositions des citoyens, la discussion associée, le vote consultatif et la relation avec les élus ou les administrations. Le véritable enjeu pour ces startups n’est pas vraiment dans le logiciel mais dans l’emballage et le démarrage d’une communauté. Dans les contenus, la mise en forme des idées et surtout, la création d’une communauté. Il faut aussi se rappeler qu’il en coûte cher pour un citoyen lambda pour bien présenter ses idées. Tout le monde n’a pas de budget ou les compétences pour faire une maquette 3D, un plan d’architecture ou un plan financier !
Les startups de gestion des débats participatifs
Voici un petit tour d’horizon de quelques startups de ce secteur en commençant par celles qui permettent de faire participer les citoyens à des processus de décisions, souvent locaux. Elles sont très nombreuses et les zones de recouvrement entre solutions assez fréquentes. Les solutions logicielles relèvent essentiellement du MVP (Minimum Viable Product) au point d’être assez simplistes.
C’est une véritable avalanche de solutions ! Elle pourrait générer une avalanche de travail pour les élus et les administrations. C’est bien beau de promettre monts et merveilles dans les débats entre citoyens et élus. Il faut du temps pour répondre aux sollicitations ! Ce temps est limité. Les élus doivent faire des choix et gérer des priorités, liées au mandat qu’ils ont obtenu lors des élections.
Les briques technologiques
Ces startups proposent des solutions logicielles qui sont applicables à divers environnements.
On peut aussi citer l’initiative Open Democracy Now qui vise à rassembler les acteurs de la création de solutions open source pour l’open government. Elle regroupe notamment DemocracyOS, Open Law (porté par Etalab et la DILA), Open Source Politics, République Citoyenne et Etalab (services du Premier Ministre). Elle organise notamment régulièrement des hackathons depuis début 2016 pour développer collectivement des solutions open source de “projets ouverts à portée démocratique”.
Les startups de l’information citoyenne
Quelques startups sont spécialisées dans l’information des citoyens, un thème très important qui permet aux citoyens de s’informer et de s’impliquer en connaissance de causes.
On peut y ajouter les nombreuses initiatives de fact-checking des déclarations des politiques. Le site américain Politfact passe au crible les dires des candidats à la présidentielle. Des sites d’information comme Le Monde font de même, faisant appel aux lecteurs pour la vérification des affirmations des politiques. La pratique est elle-même contestée car pouvant être biaisée. Un bon système de fact-checking devrait être une sorte de fractale, permettant de creuser un sujet au-delà des simples petites phrases.
Saluons au passage l’initiative de Steeve Morin, un développeur, visant à publier le code civil et ses modifications successives sous Github. Elle permet de traduire presque en langage naturel les évolutions des textes de loi au lieu de faire des renvois entre articles de loi.
Aux USA
Les initiatives privées indépendantes ne manquent pas non plus aux USA. L’une des plus connues était America Speaks, une ONG lancée en 1995 par Carolyn Lukensmeyer qui organisait des débats citoyens autour de décisions clés. Elle avait créé les 21th Century Town Hall Meeting, qui rassemblait des milliers de participants. L’association travaillait avec des états et des organisations internationales. Elle avait planché sur la protection sociale ainsi que sur la reconstruction de New York à Ground Zero et à la Nouvelle Orléans après Katrina. L’ONG a été dissoute début 2014 après avoir rencontré des difficultés à récupérer des donations, asséchées après la crise financière de 2008. C’est le sort qui menace de nombreuses initiatives et startups des civic techs dont le modèle économique ne repose généralement pas sur des revenus commerciaux prédictibles mais sur le bon vouloir de donateurs. Il est aussi possible que la structure d’America Speaks ne s’appuyait pas assez sur le numérique dans son fonctionnement.
On trouve également une myriade de startups dans les civic techs que je n’ai pas le temps d’analyser. Elles s’intéressent souvent à des domaines d’activité plus faciles à monétiser et surtout à grande échelle. C’est le cas des systèmes de financement participatif d’activité citoyenne neighbor.ly et citizenvestor.
D’autres se focalisent sur l’approche communautaire sans forcément la relier aux élus locaux, comme avec Nextdoor et frontporchforum. Il faut aussi compter avec Change.org, la plateforme de signature de pétitions en ligne qui est l’une des rares solutions déployée à l’échelle internationale. Et aussi avec Nation Builder qui permet à des candidats de gérer leur campagne électorale de manière intégrée avec site web, applications mobiles, gestion des dons, des volontaires et des argumentaires et réseaux sociaux. Il est même utilisé en France, notamment par Alain Juppé !
Le modèle économique des civic techs
Qu’en est-il maintenant du modèle économique de ces civic techs? Leurs moyens financiers peuvent provenir de plusieurs sources qui ont un impact sur la nature du service :
Sont à exclure les business angels et le capital risque traditionnels. Dans la pratique, la réussite des projets dépend de facteurs humains plus que numériques. Le réseau des fondateurs est clé, surtout pour capter les premiers utilisateurs. La qualité de l’équipe et le charisme de ses fondateurs permet de porter le message. Le système est sélectif car le budget des mécènes n’est pas extensible à l’infini. C’est une autre forme de ploutocratie ! Au moins, en tout cas, ces startups sont bien loin de pouvoir générer une bulle financière. On ne devrait pas trop entendre parler d’unicorn de civic tech de la démocratie participative.
Comment cet écosystème pourrait-il évoluer ? Il respire la diversité et la dispersion des efforts propre à tout processus d’innovation dans ses phases initiales. Sa consolidation permettrait de générer de belles économies d’échelle. Il serait souhaitable qu’elle se fasse d’abord en France car il est difficile de gérer le dialogue citoyen à l’échelle mondiale, barrière des langues oblige, tout du moins, sans un bon système de traduction automatique. Quelles startups pourraient jouer le rôle de plateforme ? A priori, les mieux financées et celles qui ont l’offre la plus transversale. Serait-ce un moteur d’idées et de solutions ?
La Knight Foundation donne un éclairage intéressant sur le modèle des startups civic tech avec cinq recommandations dont deux sont bien spécifiques au domaine. Tout d’abord, se focaliser sur des causes précises plutôt que sur des plateformes génériques faiblement mobilisatrices. Ce n’est visiblement pas le cas de la plupart des startups que nous avons examinées ci-dessus. On pourrait ajouter : quitte à devenir une plateforme ensuite, un peu comme l’a fait Amazon. Comme pour une bonne majorité des outils du web depuis plus de 10 ans, les applications de civic tech sont appréciées pour leur capacité à se faire rencontrer les participants, si possible en IRL. Et enfin, s’assurer de l’implication et de l’engagement des élus dans le processus participatif, au risque sinon de le tuer dans l’œuf.
Le modèle de la démocratie participative en ligne fait en tout cas penser à celui des logiciels open source avec une très forte proportion de consommateurs par rapport à celle des producteurs. Elle est habituellement de l’ordre d’un rapport de 1 à 30 – 100. Ce qui explique pourquoi il y aura probablement toujours une moindre participation contributive à ces sites de e-democracy que de votants aux élections classiques, même avec un fort taux d’abstention. Même en rythme de croisière, la démocratie participative jouera le rôle d’une démocratie intermédiaire entre les électeurs “de base” dits “de la majorité silencieuse” et les élus.
____________________________________
La quatrième partie est consacrée à un tour des initiatives de démocratie participative qui visent à sélectionner puis présenter des candidats aux élections traditionnelles, notamment présidentielles.
____________________________________
Voici toutes les parties de cette série d’articles :
Partie 1 : les limites de l’action traditionnelle de la société civile, démocratie représentative, participative et directe, l’impact sociétal du numérique.
Partie 2 : la démocratie participative à l’échelle locale, à l’échelle nationale, le numérique en campagne électorale et le populisme 2.0, le numérique dans les programmes électoraux.
Partie 3 : l’essor des civic techs, les mouvements associatifs citoyens, les civic techs de la démocratie participative, petit tour aux USA.
Partie 4 : quand la démocratie participative se veut représentative avec notamment un passage en revue des candidats de LaPrimaire.org et d’autres initiatives du même genre.
Partie 5 : les grands du numérique privatisent-ils la démocratie ? L’intelligence artificielle au secours du politique ? La constructions citoyenne de plans structurés. L’arbitraire séparation entre citoyen actif et politiques. De la démocratie participative au leadership 2.0.
Lien du blog Opinions Libres : https://www.oezratty.net/wordpress
Lien de l'article : https://www.oezratty.net/wordpress/2016/numerique-ameliorer-democraties-3/
Cliquez ici pour imprimer
(cc) Olivier Ezratty - http://www.oezratty.net