Les clivages de la présidentielle sur le numérique 1
Post de Olivier Ezratty du 18 février 2012 - Tags : Entrepreneuriat,France,Internet,Politique,Sociologie,Startups,Technologie | 20 Comments
Comme pour chaque élection présidentielle, les candidats sont sollicités par nombre de lobbies professionnels et d’industries pour que leurs préoccupations et propositions soient intégrées dans leurs plans. Le numérique en fait partie. Il est progressivement devenu un enjeu des présidentielles, depuis au moins 2002. Au gré du développement des usages dans le grand public et de la compréhension du poids du numérique dans l’économie et sa compétitivité. Deux sujets ont été traditionnellement sur le devant de la scène : la couverture haut débit et très haut débit du territoire et la rémunération des auteurs, ce dernier ayant abouti à la création de la HADOPI. Mais il y en a d’autres !
Alors, le numérique est-il un sujet majeur de la campagne ? Non, si l’on en croit l’Express, du fait de la complexité du sujet qui verse facilement dans le débat d’experts. Mais on peut en dire autant d’un tas de métiers et industries qui se sentent pas assez bien traités dans les programmes des candidats qui privilégient des sujets très génériques comme l’emploi, la justice, la réduction des déficits ou l’immigration. L’épineux sujet de la réindustrialisation de la France fait cependant émerger l’économie de l’immatériel et le numérique dans les discussions. Le numérique est tout de même plus en vogue dans la campagne qu’en 2007. Il y a un Ministre qui en est en charge (Eric Besson) et deux plans successifs (France Numérique 2012 et France Numérique 2020) qui permettent de jauger de l’action gouvernementale. Malgré tout, vous n’entendrez probablement pas beaucoup parler de numérique dans les grands débats à la télévision avec les candidats ou leurs représentants.
Le numérique est cependant un outil incontournable de la campagne au vu de la présence des candidats dans les réseaux sociaux. La plupart des candidats ont leur compte Twitter, alimenté essentiellement par leurs équipes de campagne. La timeline Facebook de Nicolas Sarkozy est même devenue un sujet de polémique avec l’équipe de François Hollande. Ce n’est pas anodin !
Les propositions des fédérations professionnelles que nous allons analyser prêchent évidemment pour leur paroisse et leur métier. Elles font appel à la puissance publique pour être reconnues, pour bénéficier de financements, de grands projets, d’avantages fiscaux nouveaux et d’une stabilité dans la durée à cet égard. Certaines se focalisent sur les besoins en formation.
L’objet de cet article en plusieurs parties est de faire le point sur ces propositions et de les mettre en regard de celles des principaux candidats. Dans ce tour d’horizon, je vais me focaliser sur les propositions liées à l’univers entrepreneurial.
Les organisations professionnelles du numérique
Avant de rentrer dans le vif du sujet, essayons de de nous y retrouver dans le foisonnement des dizaines d’organisations qui représentent les différents métiers du numérique. Ce petit exercice nous sera utile à d’autres occasions !
On peut distinguer plusieurs types de structures représentatives :
Ce système de représentation est loin d’être unifié. Il présente notamment quelques redondances. Les entreprises sont souvent membres de plusieurs syndicats professionnels, surtout si elles sont à cheval sur plusieurs métiers (matériel, logiciels, services, télécoms). Nous avons ainsi dans l’univers des télécoms : l’AFORS (opérateurs télécoms avec SFR, Bouygues Télécom, mais ni Orange ni Free), l’AFA (fournisseurs d’accès à Internet, avec Orange, SFR, Bouygues Télécom, Numericable et aussi Google France) et la FFTelecom (avec encore SFR, Bouygues Télécom, Orange, et divers MVNOs). Dans l’édition du logiciel, nous avons le collège éditeurs de logiciels de Syntec Numérique et l’AFDEL, affiliée à la FIEEC. Les deux associations partagent quelques dizaines de membres communs sur plusieurs centaines. C’est pour cela que le Syntec Numérique a lancé un appel fin janvier 2012 aux associations professionnelles du numérique pour améliorer leur concertation dans le cadre de cette présidentielle. 12 ont répondu positivement, dont l’AFDEL et le SNJV.
Le schéma ci-dessous explique la structure en poupées gigognes des syndicats, fédérations et groupements professionnels nationaux. Il ne prétend pas être exhaustif… et je le complèterai ou corrigerai au gré des feedbacks (le schéma est téléchargeable en PDF pour faciliter sa lisibilité).
Ces différentes organisations ont à la fois des équipes de permanents et des membres actifs parmi les entreprises membres. Ces derniers font généralement partie des équipes de lobbying dites de “relations institutionnelles” de grandes entreprises. On les retrouve régulièrement dans les conférences tout au long de l’année, surtout celles qui sont organisées sous les auspices du gouvernement ou des représentations nationales (Assemblée et Sénat). Les lobbyistes sont souvent des juristes, des anciens membres de cabinets ministériels ou assistants parlementaires voire des professionnels de la communication et des relations publiques. Mais cela reste l’implication étroite des dirigeants des entreprises qui conditionne leur efficacité.
Cet inventaire à la Prévert ne serait pas complet sans citer le Conseil National du Numérique, une instance rattachée à la Présidence de la République, créée en mai 2011 et présidée par le très actif Gilles Babinet. Si ses membres ont été nommés par l’exécutif, ils ont semble-t-il conservé une assez bonne liberté d’expression. Leur représentativité a été contestée et elle est effectivement très teintée “Internet et commerce en ligne”. Les industries du matériel sont généralement sous-représentées dans ce genre d’instance et plus généralement dans les débats sur le numérique. Et pourtant, il y a fort à faire dans ce domaine où tout n’a pas disparu en France au profit de l’Asie.
Propositions des organisations professionnelles
Pour cette élection présidentielle, les associations professionnelles apparemment les plus actives dans le numérique sont celles qui représentent le logiciel (AFDEL, Syntec Numérique) et les industries matérielles (GFI, FIEEC). Les fédérations des télécoms sont plutôt en mode défensif, tentant de résister à la vague de taxation de leurs activités grand public qui ponctionne 0,9% de leur chiffre d’affaire pour financer les industries des contenus et notamment compenser le retrait de la publicité sur France Télévisions depuis 2009.
Voici un petit tour de leurs propositions sachant que nous allons revenir en détail sur les plus significatives plus loin :
J’imagine que d’autres associations vont se remuer dans les semaines qui viennent, et continueront de le faire après la présidentielle. C’est en effet à ce moment-là que le lobbying va se démultiplier car on en saura plus sur les personnes qui auront en charge le numérique dans le prochain gouvernement !
Propositions des partis
Plus le parti qui soutient le candidat est important, plus grandes sont les chances que le numérique soit traité dans le cadre de la campagne. Gérer un pays est complexe et il est souvent bien désolant de voir comment certains petits partis proposent de le faire, avec des plans à l’emporte pièce.
Dans les 45 propositions de l’UMP publiées en juin 2011 sous la responsabilité de Laure de la Raudière (ci-dessous à gauche, cf son blog), Secrétaire Nationale en charge du numérique, on retrouve des morceaux de “Small Business Act”, la création d’un statut de JEI pour les PME du numérique, la création de nouvelles filières numériques universitaires et autres établissements d’enseignement supérieur, un gros effort sur le numérique dans les autres cycles de formation (primaire, secondaire), de la e-santé et notamment pour les personnes âgées, de la e-administration, de l’open data et du télétravail. Le plan couvre donc à la fois les usages, la e-citoyenneté et l’économie. La particularité des propositions de l’UMP est qu’elles s’appuient sur le bilan du quinquennat qui s’achève et qu’elles sont documentées avec beaucoup de données chiffrées. Côté Nicolas Sarkozy, c’est Nicolas Princen qui prend en charge la campagne sur Internet dans la lignée de ses responsabilités passées à l’Elysée, mais il aura surement son mot à dire sur le thème du numérique du fait de sa longue intégration dans l’exécutif.
Même s’il ne s’agit pas du programme de François Hollande, le PS avait publié ses propositions en juin 2011, avec notamment la création d’une banque publique d’investissement reliée aux régions, avec comme mission de faire émerger des “actions forts de l’Internet mondial”, l’orientation des achats publics vers les PME – qui ne concerne pas que le numérique -, des aides à l’innovation qui devraient aussi couvrir les innovations d’usage. Il y avait la fameuse licence globale et un financement encore plus “public” de la création culturelle accompagnée de l’abrogation de la HADOPI. François Hollande a depuis mis de l’eau dans son vin en transformant les propositions un peu radicales du PS en offre de concertation ouverte aux parties prenantes. Après la sélection de François Hollande à l’issue des primaires, c’est Fleur Pellerin qui a été choisie pour piloter le secteur numérique de la campagne (ci-dessus à droite, et cf son blog). Elle a lancé un travail de concertation, un appel au peuple et s’appuie sur une quarantaine de spécialistes pour construire le programme numérique du candidat qui à ce jour n’était pas encore disponible.
François Bayrou n’a pas formalisé de plan sur le numérique mais s’est tout de même impliqué dans le sujet. Il intervenait dans une table ronde le 14 février 2012 sur le numérique en rappelant notamment son opposition à la loi HADOPI. Le reste était assez plat et pas très dense en propositions. Même si François Bayrou se targuait d’intervenir sans notes, on sentait qu’il n’était pas à l’aise sur un tas de sujets et se faisait même balader par certains des intervenants de la table ronde. Le candidat s’était fait remarquer un peu plus tôt en proposant aux business angels de déduire les pertes des startups dans lesquelles ils investiraient. Il s’agirait d’appliquer aux Business Angels la même règle qu’aux fonds d’investissements permettant de déduire fiscalement ses pertes d’investissements en cas de sortie “par le bas”. Comme aux USA, la fiscalité d’encouragement à l’innovation ferait en effet bien de mieux s’équilibrer entre l’amont (réductions d’ISF et d’IR) et l’aval (déduction des pertes, faible imposition des plus-values).
Quid d’Eva Joly ? Sur son site web de campagne, elle indique juste être contre ACTA. Il n’y a rien d’autre au programme qui est entièrement consacré à l’écologie et à l’environnement ! Le programme complet ne contient pas une ligne sur le numérique, ni même le mot “numérique”. Eva Joly a sinon rencontré Richard Stallman en décembre 2011, qui n’est malheureusement pas le plus expert pour parler d’économie numérique ou de compétitivité. Un certain Frédéric Neau est responsable du volet numérique de la campagne.
Chez Marine Le Pen, il n’y a pas non plus de programme spécifique au numérique. Par contre, le programme fait la part belle aux PME/PMI. On y trouve une proposition partagée avec le PS : “Le Crédit Impôt Recherche visera en priorité les PME/PMI innovantes et cessera de constituer une subvention non-justifiée aux très grands groupes qui délocalisent. Il sera conditionné au maintien intégral des centres de recherche et de développement en France” (nous y reviendrons). Le mot “intégral” montre une bien mauvaise compréhension des enjeux des grands groupes industriels qui se doivent de développer une présence mondiale dans ces domaines. On est bien contents d’attirer en France les laboratoires de R&D de sociétés comme Google et Microsoft grâce au CIR !
Chez Dominique de Villepin, on trouve la proposition 24 visant à jeter les bases d’une véritable stratégie industrielle. Et comment ça ? En créant un “Conseil National Stratégique”. On voit la patte de l’énarque ! Et la proposition 25 dédiée aux PME – dont celles du numérique – qui devraient bénéficier d’un effort de R&D publique et privée, du regroupement et de la réforme des pôles de compétitivité (mis en place alors qu’il était Premier Ministre…) et d’une relance de l’investissement en faveur des TPE et des PME. Tant que l’on n’explique pas comment on va faire tout cela, on ne risque pas de se faire d’ennemis ou d’enclencher quelque débat que ce soit !
Au NPA de Philippe Poutou, les entreprises sont des ennemies qu’il faut réguler et tondre. Il propose notamment le passage aux 32 heures (comme Eva Joly au demeurant…), la réquisition des moyens de production par les salariés et le démantèlement des institutions européennes. Ah, et puis, “la dette est illégitime”. On est bien avancés !
Enfin, chez Nathalie Arthaud de Lutte Ouvrière, pas besoin de programme ! Et encore moins de numérique ! Le programme ? Des affiches, des tracts et une brochure qui est en fait un ensemble de questions/réponses digne d’un cours de rhétorique communiste des années 1950 pour justifier le grand soir rouge où les salariés remplaceront les patrons. Les entreprises sont des ennemies qui ne sont pas créatrices de valeur, mises dans le même sac que les bien mal aimées institutions financières.
Au passage, le bouillonnement qui précède une élection présidentielle est toujours fascinant. Un nombre incroyable de corps constitués interpellent les candidats et ceux-ci répondent généralement volontiers pour s’en attirer les faveurs. Voici quelques exemples vus sur le site du Front de Gauche, qui n’a cure du numérique : les étudiants en STAPS (sport), le syndicat national des monuments historiques, le personnel de Météo-France… de l’Allier, le Maire de Vaux-le-pénil, l’appel des 44 pour la création d’un observatoire des suicides, le comité de lutte contre l’hypertension artérielle, le SNPL (pilotes de ligne) et les professeurs de langues anciennes de l’enseignement supérieur.
Je vous épargne Cheminade, Dupont Aignan et Nihous dans cet inventaire un peu affligeant. Au final, je constate que le traitement du thème du numérique est un marqueur parmi d’autre des “partis de gouvernement” qui bénéficient du travail et du réseau de leurs permanents et de leurs élus.
Next ?
Finalement, cette longue mise en bouche n’a fait qu’effleurer les clivages de la campagne sur le numérique. Alors, promesse non tenue ?
Non non ! Dans la suite de cet article, nous allons y venir, thème par thème en se focalisant sur :
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