Un retard qui ne date pas d’hier 1/2
Post de Olivier Ezratty du 15 août 2011 - Tags : Entrepreneuriat,France,Innovation,Loisirs numériques,Médias,Startups,Technologie,TV et vidéo,USA | 6 Comments
Le rapport de l’Institut Montaigne pour développer les PME que j’ai dépiauté dans mon dernier article n’est pas le seul du genre. Il y en a d’autres du même acabit qui portent souvent sur l’Internetisation du pays et en particulier, pour traiter du retard chronique des PME à adopter le web et le commerce en ligne et aussi sur les faiblesses du financement de l’entreprenariat.
Ce retard d’équipement technologique français est toujours manifeste par rapport aux pays du nord et nous sommes mêmes parfois en retrait par rapport à certains pays du sud de l’Europe. Heureusement, ce retard est moins accentué sur l’équipement numérique grand public. Mais tout de même, notre marché intérieur est toujours plus conservateur que dans les pays anglo-saxons, très férus de nouvelles technologies.
Je me suis dit qu’il pourrait être intéressant de remonter dans le temps et d’identifier d’autres retards français, de trouver les points communs entre tous ces retards, d’analyser ce qui pourrait les expliquer et d’imaginer des moyens de contourner cette apparente fatalité. C’est l’objet de cet article, second de mes “devoirs de vacances” 2011 ! La tâche me semble aussi utile pour préparer une (éventuelle) contribution au Plan France Numérique 2020.
De la révocation de l’Edit de Nantes à la révolution industrielle
Ce phénomène ne date pas d’hier ! Son histoire est même très ancienne. Il a démarré a minima lors de la révocation de l’Edit de Nantes par Louis XIV en 1685. Cet événement regrettable a fait partir de France une population riche en ce que l’on appellerait aujourd’hui des entrepreneurs. Se dessinait alors une France toujours d’actualité : Colbertiste, centralisatrice, n’aimant pas tant que cela ses PME et culturellement antipathique à la notion de réussite économique. A l’époque, la France était la première démographie et puissance économique d’Europe. L’Allemagne était fragmentée et la population du Royaume Uni représentait environ le tiers de la population française. Bien avant, le commerce n’avait pas été non plus le fort de la France, dépassée de ce point de vue là par les anglais, les hollandais, les génois et j’en passe.
S’en est suivie au 19ième siècle une révolution industrielle qui a démarré en Angleterre. La France a passé tout ce siècle – si ce n’est le suivant – a courir après. Que ce soit en termes d’infrastructures ferroviaires, de production de charbon, de fer puis d’acier, et de machines à tisser, nous étions toujours loin derrière les anglais. Les “startups” françaises du 19ème siècle ont toutefois connu un bel essor. On leur doit certains groupes industriels qui existent encore, par le jeu de nombreuses fusions/acquisitions. Mais elles dépendaient étroitement de la production de machines-outils britannique, comme aujourd’hui, nous dépendons parfois des allemands. Au point qu’au milieu du 19ième siècle, les gouvernements de l’époque a dû assouplir les barrières douanières protectionnistes pour permettre à nos industries de s’équiper convenablement ! Nos usines étaient un peu l’équivalent de l’époque de nos SSII actuelles dans le numérique.
Je tiens cela du livre “Histoire de l’entreprise et des chefs d’entreprise en France”, dont je n’ai pas encore terminé la lecture mais dont de nombreuses parties me rappellent la situation d’aujourd’hui dans l’écosystème français de l’innovation (couverture et lien Amazon ci-dessous) !
Les busines angels existaient déjà dans le financement de ces entreprises. Les banques aussi, et à l’époque, elles prêtaient aux entreprises en phase de création. Mais ces investisseurs étaient aussi en retrait par rapport à leurs homologues anglais. Les investisseurs et entrepreneurs français se lançaient souvent en retard de phase par rapport aux anglais et subissaient de plein fouet les retournements du marché européen. Le 19ème siècle a connu maintes crises économiques avec flux et reflux de l’activité à l’échelle européenne. L’outil industriel devait aussi évoluer rapidement au gré des changements technologiques de l’époque !
Bref, lorsque l’on creuse l’histoire de la révolution industrielle, on retrouve des similitudes sidérantes entre la situation de l’époque et celle d’aujourd’hui pour nos PME innovantes ! A ceci près que l’Etat intervenait beaucoup moins pour soutenir l’économie.
L’adoption de la radio
Passons quelques décennies. Je me suis penché par curiosité sur le cas de l’adoption de la radio hertzienne entre deux guerres. Et j’y ai découvert un “pattern” qui n’est pas sans rappeler quelques phénomènes bien actuels de retards d’adoption de nouvelles technologies.
Observez le graphe ci-dessous qui est édifiant. On y constate le décalage dans l’équipement grand public en postes de radios pendant les vingt premières années de son développement commercial qui est situé au début des années 1920 (1922 en France). L’essor date de 1927, mais l’encéphalogramme français est quasiment plat jusqu’en 1932 alors que le marché explose dans les trois autres économies majeures de l’époque : les USA, le Royaume-Uni et l’Allemagne, pourtant toutes affectées à partir de 1929 par la fameuse “grande crise”.
Voici les données chiffrées qui ont servi à créer ce graphe (à gauche, la base installée, à droite, la population des pays). Mes sources ? Elles sont d’origines diverses, notamment Wikipedia et divers documents glanés sur l’histoire de la radio. Il n’est pas facile de consolider ces données !
Comment expliquer ce retard français de l’époque ? Voici quelques hypothèses :
On peut gamberger sur l’impact de ce décalage de taux d’équipement à l’orée de la seconde guerre mondiale. L’Allemagne et le Royaume-Uni avaient 50% de postes de radio par habitant de plus que la France ! Est-ce que cela a contribué à l’efficacité de la propagande allemande pour mobiliser son peuple avant et pendant la guerre ? La production et la vente de postes radios n’ont en tout cas pas été encouragées en France pendant les années d’occupation et il faudra attendre la fin des années 40 et les années 50 pour que le taux d’équipement en radio français atteigne plus ou moins celui des pays anglo-saxons.
Fast forward… dans le dernier Ofcom Market Report 2011 (l’ARCEP+CSA anglais), on découvre que 37% des foyers UK ont accès à la radio numérique et 26,5% en profiteraient régulièrement dont 16,7% au standard du DAB. La radio numérique a été timidement déployée en France, puis abandonnée en 2007 faute d’une offre attrayante ! Tout le monde s’en fou un peu. Il est vrai que la bande FM convient encore, malgré son encombrement gênant dans les grandes villes.
Le cas de la télévision
Ce retard de la France s’est reproduit après-guerre pour la télévision, et de manière encore plus marquée. Là encore, nous avons eu des inventeurs européens qui se sont succédés pour permettre à la technologie d’émerger, et notamment le français René Barthélémy. Les années d’entre deux guerres étaient celles de l’invention et de l’expérimentation. A part aux USA, la seconde guerre mondiale a ralenti la diffusion de la télévision. Et l’équipement s’est mis à décoller véritablement pendant les années 50. On peut certes se justifier en rappelant que la France a été occupée, alors que l’Allemagne était occupante (mais pourtant bien plus détruite à la fin) et le Royaume Uni non occupé pendant cette seconde guerre mondiale.
On peut dégoter des données d’équipement en télévision par pays entre 1950 et 1960 dans un rapport de l’Unesco : “Statistics on radio and television 1950-1960”. Le taux d’équipement par habitant plaçait la France en queue de peloton des pays disposant de plus de 40 postes par 1000 habitants. Dans un rapport de 1 à 7,5 avec les USA, 1 à 5 avec les anglais et de 1 à 2 avec nos voisins allemands. Et nous étions dépassés par la Tchécoslovaquie et Cuba !
Ce retard flagrant était pire dix ans avant, en 1950. Dans les années 1950 qui ont marqué l’essor du développement de la télévision, il n’a donc été que partiellement rattrapé (courbe ci-dessous, toujours issue du rapport de l’Unesco de 1960). Il faudra en fait attendre les années 1970 pour que le taux d’équipement en TV français se rapproche vraiment des pays anglo-saxons. Sans compter l’équipement en postes couleur qui lui aussi a connu un bon retard. Il faut dire que les anglais ont bénéficié du couronnement de leur Reine Elizabeth II à la télévision en 1953 !
Là encore, l’équilibre entre privé et public a été particulièrement biaisé en France puisqu’il a fallu attendre 1984 pour voir apparaitre la première chaine de TV privée (et payante), Canal+. Alors qu’aux USA, la TV était essentiellement privée et avec de nombreux networks. Au Royaume Uni, la première chaine privée, concurrente de la BBC, est arrivée en 1955 (ITV). Par contre, les premiers réseaux de TV privés allemands sont arrivés en 1984 comme chez nous (RTL et SAT1). Mais nous avons du attendre fin 1963 pour avoir une seconde chaine, et encore, à Paris !
Industriellement, la situation est encore moins glorieuse que pour la radio. Cependant, des groupes européens, surtout Allemand (Telefunken) ou Hollandais (Philips) ont bien pénétré ce marché. A l’époque. Nous avons aussi eu nos standards, meilleurs technologiquement, mais peu diffusés industriellement : le 819 lignes de Barthélémy, trop consommateur de bande passante hertzienne, et le SECAM, diffusé uniquement dans les pays de l’Est.
On pourra évidemment juger que la télévision contribue surtout à l’abrutissement des masses, sans compter la pollution publicitaire qui affecte les chaines privées américaines. Mais le phénomène semble récurrent : avec le recul, la France a été en retard dans l’adoption des nouvelles technologies bien avant l’avènement du numérique. Il y a un “pattern” comme on dit.
Pour ne pas être en reste, l’article suivant complète celui-ci en traitant du pire des exemples : le téléphone, et d’un exemple où la France s’en sort plutôt bien, avec le haut débit dans le grand public. Ensuite, nous identifions des “patterns” expliquant ces différents retards, puis quelques pistes pour éviter qu’ils se reproduisent dans les grandes ruptures technologiques à venir.
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(cc) Olivier Ezratty - http://www.oezratty.net