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Culture d’entreprise et innovation 1/6

Post de Olivier Ezratty du 17 juin 2010 - Tags : Apple,Google,Innovation,Loisirs numériques,Management,Microsoft | 11 Comments

Dans un précédent post, j’assimilais Apple à une autocratie dont les pratiques managériales pencheraient parfois vers le pire tandis que celles de Microsoft seraient bien plus honorables. Avec un résultat inverse sur la capacité d’innovation, Apple étant la référence du marché de ce point de vue et Microsoft plutôt assez décevant, tout du moins dans le marché grand public. C’est probablement quelque peu exagéré, aussi me faudrait-il préciser un peu les choses.

A l’heure où la valorisation boursière d’Apple dépasse celle de Microsoft, les comparaisons et analogies vont en effet bon train sur le positionnement et la stratégie de ces deux entreprises. Les secteurs d’activité, les produits et l’histoire de ces deux sociétés expliquent un grand nombre de leurs différences.

La créativité et la prise de risque sont fréquemment cités comme étant d’autres facteurs clés. C’est en fait une alchimie bien plus complexe. L’innovation requiert une discipline, une rigueur et une capacité de focalisation et une qualité d’exécution qui ne fonctionnent bien qu’au prix de méthodes de leadership et de management assez directives. Les organisations humaines, leur histoire et leur fonctionnement déterminent la capacité d’innovation des entreprises.

Je me propose donc ici de trouver les liens de cause à effets entre le fonctionnement des organisations humaines, la stratégie et la capacité d’innovation d’Apple, Microsoft et en ajoutant Google à la comparaison lorsque nécessaire. En rappelant que chaque entreprise peut apprendre des autres sans les singer pour autant.

Le tout sera couvert sous six angles de vue différents et complémentaires, un par post :

  • La personnalité des dirigeants, et comment par mimétisme elle impacte le mode de fonctionne de ces entreprises.
  • La mission de l’entreprise et la codification de ses valeurs et quel est notamment le rapport entre la théorie et la pratique.
  • La philosophie produit vs channel, et comment elle impacte les profils de collaborateurs que l’on trouve dans ces entreprises.
  • Le long terme et la recherche, qui distingue nettement Microsoft des autres, mais sans que cela leur soit si bénéfique que cela.
  • Les politiques d’acquisitions qui permettent notamment d’évaluer la perméabilité des entreprises à des cultures externes.
  • Les méthodes de recrutement, avec leurs penchants vers la créativité ou les capacités analytiques.

Passé oblige, je m’étendrais un peu plus longtemps sur le cas de Microsoft qui a beaucoup à apprendre des deux autres pour améliorer sa capacité d’innovation.

Petites précisions sémantiques : les inventions interviennent en amont des innovations. Ce sont des procédés nouveaux qui font avancer l’état de l’art, souvent de nature technique. De nombreuses inventions restent dans les labos, sans avoir trouvé d’application. Après des transformations importantes et une généalogique parfois compliquée, les autres se retrouvent dans des produits ou services concrets. On parle alors d’innovation lorsqu’ils rencontrent le succès auprès des consommateurs sous forme de produits. L’innovation sous entend aussi une forme de succès économique, et au passage requiert un minimum de marketing.

L’impact de la personnalité des dirigeants

Le culture d’une entreprise est un peu son “ADN humaine”. Comment son corps social fonctionne-t-il ? Quelles sont les règles écrites ou non écrites associées ? Comment les équipes sont-elles recrutées, développées, promues, virées ?

Cela commence souvent avec le style de leadership à la tête de l’entreprise, surtout si celui-ci est très visible au sein de l’entreprise et dans les médias et lorsque les fondateurs sont encore à la tête de leur entreprise. Ce qui est le cas des trois entreprises que nous étudions ici. Lorsque les dirigeants ont été recrutés à l’extérieur et que leur passage est court, leur impact sur la culture d’entreprise est souvent plus modéré.

L’origine du CEO compte beaucoup dans cette culture selon qu’il est vendeur, marketeur, financier ou issu d’une culture produit. Et aussi sa capacité à se faire entendre et à attirer les autres dans son sillon.

C’est souvent une forte personnalité, avec les travers qui vont avec. Il peut avoir quelque chose à se prouver pour des raisons qui remontent à l’enfance (cf Larry Ellison et Steve Jobs, tous deux enfants adoptés). Il souhaite aussi généralement “changer le monde”. Lorsqu’il est fondateur de sa société, le CEO devient facilement un autocrate, ce qui est le cas de Steve Jobs. Ce comportement est amplifié par l’expérience en hauts et bas de Jobs, forte d’apprentissages, viré (1985) puis revenu comme sauveur (1997) après avoir fondé NeXT et dirigé Pixar.

Steve Jobs and Bill Gates

Après, la personnalité du CEO perfuse dans l’ensemble de l’organisation. Et se mettent en place des processus de management, plus ou moins codifiés, le plus souvent à postériori. Ces processus évoluent avec la taille des entreprises, et en général, pas pour le meilleur. Chez Apple comme chez Microsoft, les plus anciens des collaborateurs sont ainsi nostalgiques des décennies passées où ils avaient plus de facilités, de capacité d’initiative, d’autonomie et de prise de risque. Le phénomène ne semble pas encore marquer Google qui il est vrai est une société plus jeune que les deux autres avec seulement une douzaine d’années d’existence contre 35 et 33 pour Microsoft et Apple.

Microsot Apple Google key data

Chez Apple, il n’y a qu’un seul CTO et c’est le CEO, Steve Jobs. Il intègre toutes les dimensions des produits. C’est lui qui pilote la boutique. Il assume un rôle que jouait Bill Gates lorsqu’il était CEO avant 2000, mais ce dernier était moins complet que Steve Jobs : peu versé dans le matériel, dans le design et l’ergonomie et manquant d’affinité pour les utilisateur.

Steve Jobs a aussi un système de valeur propre qui le met à part. Sa quête de la perfection. Et aussi, ses valeurs morales. Valeurs qui lui faisaient refuser de conclure une grosse vente au Pentagone lorsqu’il dirigeait Next et régissent aujourd’hui la publication d’applications dans l’AppStore.

Son exigence est connue pour être extrême. Les personnes qui le déçoivent, du moindre technicien jusqu’au top manager, peuvent être virées sans ménagement pour le moindre manquement. Cela créé certainement un niveau de peur non négligeable, mais une culture qui ne tolère pas l’à peu près.

La grande question est de savoir comment une entreprise évolue après le départ de son fondateur. Le successeur d’un autocrate réussit rarement aussi bien que son prédécesseur. C’est la grande interrogation alimentée par la maladie de Steve Jobs et par la difficulté à créer des leaders au sein de sa société.

Chez Microsoft en est déjà à la seconde génération de CEO, Steve Ballmer ayant remplacé Bill Gates à ce poste en 2000. On peut quasiment considérer qu’il fait partie des cofondateurs de Microsoft, étant arrivé dans la société certes en 1980 cinq ans après sa création, mais comme trentième employé, et le premier n’étant pas un développeur. Steve Ballmer est très attaché à Microsoft – plus même que Bill Gates. Il est doté d’un grand charisme et d’une excellente empathie. Mais ce n’est pas un homme produit. Derrière son comportement plutôt original, c’est sommes toutes un CEO classique de la “Corporate America” : un MBA en pièces détachées (BA de Harvard et drop-out de Stanford) et un homme qui maitrise plus les chiffres et les ventes que la stratégie de l’offre. L’excellence analytique de Ballmer perfuse dans tout Microsoft : on y maitrise les données comme le tableur Excel et les tableaux de bord quantitatifs (scorecards) sont le lot quotidien de tout manager. C’est le quantitatif devant le qualitatif.

Steve Ballmer et Bernard Vergnes 2009 (2)

Steve Ballmer (ci-dessus avec Bernard Vergnes en 2009, ce dernier ayant cofondé Microsoft France et Microsoft Europe) est certes complété par plusieurs senior executives qui se partagent le rôle de CTO : Ray Ozzie, Craig Mundie, Eric Rudder, James Allard (dont le départ de Microsoft a été annoncé fin mai 2010). Mais la plupart ont un tropisme “informatique d’entreprise” et peu d’empathie pour les consommateurs. Et ils sont trop nombreux, ce qui dilue toute potentialité de leadership de l’un d’entre eux. A part James Allard avec la XBOX, et qui vient d’annoncer son départ, aucun n’a un palmarès de création de produit dans le grand public.

Eric Schmidt Larry Page and Sergei Brin from Google

Des trois sociétés que nous examinons ici, Google présente le profil de dirigeants le plus équilibré : un CEO “business” mais avec un passé de R&D (chez Sun, puis CEO de Novell) et les deux fondateurs, eux-mêmes sortis tout droit d’un labo de Stanford.

Les trois sont tous posés et sereins, presque “normaux”. La stabilité de ce triumvirat depuis presque une dizaine d’année évite les syndromes de l’autocratie. Cela doit avoir un impact fort sur la culture au sein de Google où il semble qu’il fait bon vivre.

L’influence de Larry Page et Sergei Brin reste forte chez Google. Cela créé une culture interne qui ne doit pas être très éloignée de celle de Microsoft : une reconnaissance de la valeur de l’excellence technique, la recherche de techniciens smarts, la valorisation de l’initiative et de la prise de risques. On la retrouve avec le fameux 20% de temps libre alloués aux collaborateurs pour tous les projets innovants. La focalisation ? Elle n’est pas bien meilleure que chez Microsoft mais l’impact est moindre car les investissements sont plus raisonnables et Google mutualise une grande part de son infrastructure pour faire tourner et tester ces projets. Sans compter le modèle de monétisation qui est commun à un grand nombre de ses services.

Voilà pour la première partie de cette série. La suivante portera donc sur la mission de l’entreprise et la codification de ses valeurs.

Tous les billets de cette série :

Culture d’entreprise et innovation 1/6 : les dirigeants
Culture d’entreprise et innovation 2/6 : la mission et la codification des valeurs
Culture d’entreprise et innovation 3/6 : les produits et le channel
Culture d’entreprise et innovation 4/6 : le long terme et la recherche
Culture d’entreprise et innovation 5/6 : le management, les ressources humaines, le recrutement, la géographie de la R&D
Culture d’entreprise et innovation 6/6 : les acquisitions, le bilan économique, conclusions

RRR

 
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