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Hystérie économique

Post de Olivier Ezratty du 15 mars 2009 - Tags : Communication,France,Innovation,Politique | 30 Comments

La France est devenue hystérique et perd tout bon sens économique. Sa classe politique avec. Ce n’est pas nouveau, mais à force de remettre en cause la financiarisation de l’économie, la récession a amené l’opinion à mettre dans le même sac toutes les tares de l’économie de marché et son fonctionnement normal. Résultat : on jette l’eau, le bébé et le bain de l’économie à la casse. Pas facile de raison garder en pareille occasion !

L’exemple de Total

Le récent rafut autour de Total en est une belle illustration. Ses “profits et ses licenciements scandaleux” remplissent nos journaux et font parler politiques de gauche, de droite, et les syndicats. Seul François Fillon a eu le relatif courage d’aller à contre-sens de l’opinion et de calmer les ardeurs vengeresses contre la première entreprise de France en chiffre d’affaire. Ardeurs générant des glissements sémantiques tels que la confusion des genres entre réductions d’effectifs et licenciements. Sans compter l’usage abusif de la “spéculation” là où il n’a pas lieu d’être.

Vous en connaissez beaucoup des entreprises de matières premières dont les profits baissent (surtout en valeur absolue) tandis que les cours desdites matières premières augmentent ? Et que dire d’une entreprise qui déciderait délibérément de continuer à produire au même rythme des matières dont la demande baisse à l’échelle locale comme mondiale ? Ca existait bien en RDA et en Union Soviétique. Mais est-ce raisonnable aujourd’hui ? Bref, que dire d’une entreprise qui n’adapterait pas son outil de production à l’évolution du marché alors que ces décisions d’adaptation prennent du temps à être mises en oeuvre ? En gros, les uns et les autres recommandent à Total de ne pas s’adapter à son environnement changeant. Et d’autres demandent des prélèvements dans les profits “exceptionnels” de Total.

Comme je l’avais fait en juin 2008, j’aimerai bien remettre un peu les pendules économiques à l’heure au sujet de Total (sachant que je n’ai aucun intérêt dans cette entreprise).

De quoi parle-t-on au juste ? Regardons d’abord les chiffres à tête reposée. Malgré l’augmentation (puis la baisse) du prix du pétrole, le résultat net du groupe Total  a en fait baissé sur 2008 par rapport à 2007. A la fois en valeur absolue et en pourcentage du chiffre d’affaire. Avec une marge nette passée de 8,6% à 6,1% de son chiffre d’affaire. Les 13,9 milliards de “profits” annoncés sont en fait le résultat d’ajustements de comptes qui ne sont pas liés à l’activité récurrente. On a bien évidement plus entendu parler des 14 milliards que des 6% qui n’ont rien d’extraordinaire !

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Six pour cents de marge ! Tout ce boucan pour une telle marge ? C’est une marge des plus moyennes dans le CAC 40 même pendant la crise ! Elle impressionne en valeur absolue du fait du CA de Total. Certains imaginent que les profits on augmenté au même rythme que le prix du pétrole sur la première partie de 2008. Au final, le chiffre d’affaire a augmenté de 13%, impacté par le dernier trimestre 2008, à la baisse de 10% par rapport à 2007.

Les dividendes de Total font aussi scandale. Sur 2008, ils sont de 2,28€ par action, à peu près le tiers du résultat net. Sachant que chaque action vaut actuellement 37,8€, cela fait un rendement annuel de 6%. C’est pas mal par rapport à des placements standards (assurance vie, livret A, etc). Mais ce taux assez élevé est lié à la dévaluation actuelle des valeurs boursières, y compris pour les sociétés qui se portent bien. La plupart des détenteurs de l’action Total l’ont acquise à un cours plus élevé. Lorsque l’action était à plus de 50€ en juin 2008, son rendement de dividende était alors d’environ 4%, soit le rendement pépère d’une assurance vie. Assurances vies de retraités qui sont d’ailleurs alimentées par ce genre de dividendes. Et ces dividendes sont tout sauf “spéculatifs” car pour en profiter, il faut avoir détenu longuement les actions. Les actionnaires de Total, français comme étrangers (40% de l’actionnariat) ne bénéficient donc pas d’une rente anormalement élevée avec ces dividendes. On ne peut pas à la fois mettre au ban de la finance les investissements spéculatifs qui ont généré la crise financière actuelle et ce genre d’investissement assez pépère !

On critique aussi Total pour son erreur de communication sur la restructuration industrielle que le groupe vient d’annoncer. Elle concerne quelques centaines de personnes et se traduit par une création nette d’emplois. Les politiques semblent n’avoir même pas lu le communiqué de presse de Total qui annonce sa petite restructuration. Après l’avoir lu, on voit bien qu’il y a une adaptation justifiée de l’outil industriel de Total (dont au passage la profitabilité de la branche Chimie semble en chute). Il faudrait être un vrai spécialiste de cette industrie pour en comprendre les tenants et les aboutissants. On voit que Total fait attention à ne pas licencier de salariés et à réduire graduellement les effectifs par départs (plus ou moins) naturels en retraites.

Que devrait faire Total ? Quelques pistes…

  • Recréer autant d’emplois qu’il en supprime et aux mêmes endroits et proposer des conditions de départs avantageuses à ses salariés concernés.
  • Expliquer comment les salariés profitent de la bonne rentabilité du groupe. Cela mérite un examen approfondi, au regard des pratiques dans les autres groupes français.
  • Aller probablement encore plus loin dans les investissements dans les énergies renouvelables. Ségolène Royal a une fois encore demandé à ce que les profits de Total soient taxés pour financer les énergies renouvelables alors même que Total annonçait un tel investissement dans le solaire photovoltaïque. Certes, modéré en valeur (70m€ et 100 emplois), il est du même ordre de grandeur que les 46,5m€ injectés par le CEA et EDF Energies Nouvelles (complété d’aides publiques…) dans un projet équivalent, PV Alliance, qui est situé en Isère à Bourgoin Jallieu. Ces deux projets sont encore marginaux au regard de l’enjeu et des investissements équivalents en Allemagne et en Chine.

Mais les ajustements nécessaires ne justifient pas le boucan de cette semaine ! Ni les propositions de quasi-soviétisation de son activité issues du Parti Socialiste qui décidément n’a pas encore fait son aggiornamento économique et surfe avec un peu trop de facilité sur le mécontentement actuel. Sans compter Laurent Vauquiez qui en réagissant sur l’émotion n’a fait qu’attiser le feu (cf les commentaires de cet article de Rue89, c’est éloquent).

Ce qui arrive à ceux qui ne s’adaptent pas

Tout ceci illustre un phénomène bien ancré en France : la difficulté d’adapter le tissu industriel aux enjeux du moment. C’est ce débat qui devrait avoir lieu. Car des adaptations industrielles sont toujours nécessaires. On doit alors parler de désinvestissements et d’investissements, de reconversion de personnels, de formation, d’insertion des jeunes, et de préparation du futur. Oui, Total a certainement des progrès à faire de ce point de vue là à la fois dans le fond et dans sa communication. Mais serait-il audible dans un tel climat passionné ?

N’oublions pas qu’une grande partie des emplois perdus sont le résultat d’un manque d’adaptation et d’innovations. Ils sont évidemment amplifiés par la baisse de la consommation liée à la récession. Mais aussi à des erreurs stratégiques dont le management des entreprises concernées est responsable.

Trois exemples récents montrent à quel point le retard à l’allumage pénalise l’emploi et ce qui se passe lorsqu’une entreprise tarde à s’adapter au lieu de préempter les changements de marché :

  • Les 3Suisses et la Camif qui ont annoncé des vagues de licenciements (respectivement 750 et 509 annoncés en décembre et novembre 2008). Alors que des sociétés de VPC comme RueDuCommerce, PriceMinister et VentePrivée se portent à merveille. Un exemple de destruction-création de valeur Schumpetérienne où les 3Suisses et la Camif ne se sont pas assez rapidement adaptés à la nouvelle donne Internet du marché. Avec des marques vieillottes, des catalogues et des offres qui n’ont pas assez évolué en fonction des changements de modes de consommation.
  • Sony France qui ferme une usine de production de … bandes magnétiques dans le Sud-ouest. Il s’agit là d’une entreprise japonaise. Mais n’était-il pas prévisible qu’il faudrait un jour mettre en veilleuse cette production de bandes VHS alors que cela fait des années que leur consommation a chuté au profit des DVD et autres supports numériques ? Par quoi remplacer une telle usine chez Sony ? Pas par une usine de mémoire car l’investissement est énorme et pas forcément justifié à cet endroit là. Sony a été visiblement imprévoyant et pas très citoyen dans son approche emploi de la révolution du numérique.

Il y a d’autres exemples étrangers bien connus, comme Kodak et Polaroid dans la photo qui ont tardé à s’adapter au numérique. Polaroid vient de lancer une imprimante photo, la PoGo, qui est innovante, mais avec des consommables chers et une qualité d’impression très moyenne sur de tous petits formats ne me semble pas destinée à un grand succès. 

Je ne m’étendrai pas par contre sur la crise qui affecte l’industrie automobile et ses équipementiers (cf les licenciements chez le constructeur de pneus Continental). Il est difficile d’y détecter une crise passagère ou une remise en cause durable de ce secteur d’activité. C’est probablement les deux à la fois… Et là, le principe de Schumpeter va fonctionner à plein ! Et ça va saigner !

RRR

 
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