Opinions Libres - Le Blog d'Olivier Ezratty

Rencontre avec Bernard Liautaud

Post de Olivier Ezratty du 1 juillet 2006 - Tags : France,Logiciels | 9 Comments

Je suis allé rencontrer Bernard Liautaud, Chairman de Business Objects, centralien d’une promo avant moi. C’était dans son bureau du siège de Business Objects à Levallois-Perret et le 22 mai 2006. Mon objectif était d’en faire une interview destinée à la revue « Centraliens » des anciens élèves de l’Ecole Centrale Paris à l’occasion d’un dossier dont j’assurais la coordination sur les « Opportunités de l’industrie informatique en France ». Ce numéro vient tout juste d’être envoyé aux abonnés, aussi je me permet de relayer cette interview pour ceux qui ne seraient pas abonnés, ce qui est le cas de la plupart d’entre vous si vous n’êtes pas centraliens.

Bernard Liautaud est le centralien entrepreneur qui a généré la réussite la plus exemplaire dans l’industrie informatique. Son éclairage était donc plus que nécessaire dans ce numéro. Bernard est un de ces hommes d’affaire globe-trotter qui passe son temps dans les avions. Il a en fait trois bureaux : un à San José en Californie, un autre à Londres où il habite, et un à Levallois où il passe régulièrement. Bernard est aussi quelqu’un qui a su garder la tête froide. Il analyse très objectivement la vie de son entreprise, ses hauts et ses bas. Il a aussi quelques opinions bien tranchées sur les manières de dynamiser l’industrie du logiciel en Europe. Donc, allons-y…

Business Objects est une très belle histoire et une réussite éclatante pour l’industrie du logiciel français. Etait-ce écrit dans le marbre à sa création ? Quelle était ton ambition au départ avec Denis Payre ?

Avec Denis Payre, nous voulions devenir un éditeur de logiciels leader international sur son marché, de $50m de chiffre d’affaire et coté en bourse. Le tout en moins de cinq ans. Nous avons exécuté ce plan comme prévu ! Le développement s’est ensuite accéléré après ces cinq premières années.

Quelles ont été les décisions clés au moment de sa création qui ont permis à l’éditeur de devenir le succès que l’on connaît ?

Au démarrage, nous avons d’emblée créé la société en reprenant les modèles entrepreneuriaux de la Silicon Valley.
Nous avons tout d’abord longuement préparé notre business plan : six mois de travail ont été nécessaires. Ensuite, nous avons rapidement levé des fonds (en trois phases avec $1m en 1991, $2m en 1992 et $2m en 1993). Le tout avec des investisseurs français (Partech, Innovacom), européens (Atlas Venture)et américains (des venture capitalistes indépendants). Le business plan était construit pour permettre une introduction en bourse après quelques années d’activité.

Nous avons alors engagé un développement international rapide avec la création de bureaux de vente au Royaume Unis et aux USA, focalisés sur la vente opérationnelle. Et avec des « top guns » des sociétés de bases de données (Oracle, Informix, …), un commercial et un technico-commercial pour commencer.

La croissance a été au rendez-vous avec $1,5m en 18 mois au démarrage (août 1990), puis $5,5m l’année 2, $14m l’année 3 et $30m l’année 4.

Le produit avait été acheté à un développeur indépendant, Jean-Michel Cambot, qui avait présenté son produit à Oracle et qui n’était pas intéressé. C’est ce qui nous a donné l’idée de créer Business Objects. Avec une innovation consistant à permettre l’accès aux bases de données relationnelles de façon extrêmement simple et puissante. Il y avait peu de concurrents à l’époque. Ils sont apparus peu après. Et notre présence aux USA nous a permis de les détecter rapidement et de rester concurrentiels.

Cela a aboutit alors à notre introduction en bourse, parfaitement exécutée en en septembre 1994. La société était évaluée avant son introduction à $125m et à la fin de la première journée, elle valait $220m. Nous étions le premier éditeur de logiciel européen au Nasdaq ! Nous avions renforcé notre équipe avec un CFO américain basé à Paris. Sept bons trimestres consécutifs de résultats nous ont amené à $1B de valorisation boursière.

Qui t’a le plus aidé dans ce développement?

La complémentarité entre Denis Payre et moi-même était critique. Denis apportait l’énergie et le sens commercial. De mon côté, c’était plus l’aspect produit et management. Ce binôme, fort utile pour les entreprises de high-tech, a duré six ans.

J’ai été bien aidé au départ par mon beau-père, Arnold Silverman, un ancien du board d’Oracle, qui nous a conseillé sur la manière d’accéder aux investisseurs aux USA. J’avais sinon de bon VCs, autant français qu’américains.

Nous avons ensuite fait de bonnes embauches. La levée a permis de recruter de bons profils très tôt. L’argent a été transformé en intelligence !

Quelles ont été les difficultés rencontrées par la société, comment les a-t-elle surmontées ?

Comme beaucoup d’entreprises de high-tech, nous avons eu à affronter une crise majeure, au bout de 5-6 ans d’existence.

Nous sortions la version 4.0 de notre logiciel phare avec un saut technologique important tant au niveau fonctionnel, que dans l’architecture interne (code reconstruit entièrement) et aussi de la plate-forme supportée, les nouveaux systèmes 32 bits de Microsoft (Windows 95 et NT). Le produit proposait la fusion de l’analyse multidimensionnelle et du reporting.
La demande client était là. Mais il y avait deux écueils: un, le produit a été mis sur le marché alors qu’il n’était pas stable, et deux, nous avions sous-estimé la lenteur de migration des postes de travail de nos clients vers le 32 bits. Nous avons alors réalisé une croissance de 40% « au lieu » des 100% prévus et raté nos objectifs financiers. Par ailleurs, une erreur de prise en compte d’une affaire en Allemagne nous avait amené à faire une réévaluation de notre chiffre d’affaire. L’action alors est passée de $50 à $5 en six mois! Nous avions perdu la confiance de Wall Street.

En 1997, nous avons énergiquement décidé de redresser la barque. J’ai procédé à trois transformations clés: la recomposition des processus de développement, des changements au sein des équipes et le déplacement à l’ouest du centre de gravité de la société.

Pour le développement, je me suis fais conseiller par Michael Cusumano, un consultant très connu dans la Silicon Valley et auteur de « Microsoft Secrets » (et plus tard, de « Competing on Internet time, lessons from Netscape and its battle with Microsoft»). Nous avons notamment démarré le projet « Internet » pour proposer nos outils de business intelligence en mode Intranet et Extranet à nos clients. Le projet a été mené par une équipe à part, sans interdépendances avec le reste de la R&D.

Nous avons aussi déménagé le siège de la société à San José en Californie et embauché un nouveau CFO. Notre patron du marketing, déjà un américain, est reparti aux USA. Et j’ai suivi toute l’équipe là-bas. L’objectif clé était de recréer la crédibilité de la société aux USA.

Ces transformations ont porté leurs fruits en 1998/1999 avec une action passée de $5 à $300 – il est vrai, aussi portée par la bulle Internet, un produit stabilisé et la migration du marché vers le 32 bits.

Les leçons apprises pendant cette crise: éviter les ruptures technologiques brutales en pleine ascension et ne pas sortir un produit qui n’est pas prêt !

Comment Business Objects est-il devenu leader mondial dans son domaine ?

Entre 2000 et 2003, la société s’est consolidée et a murit. Nous avons fait quelques petites acquisitions et sommes devenus un acteur établi. Notre offre s’est élargie. Le chiffre d’affaire est passé de $200m à $450m (2002) avec une marge nette de 10%.

J’ai alors fait le constat que nos grands clients voulaient réduire le nombre de leurs fournisseurs. Avec la consolidation du marché qui en résulterait, il fallait être un grand acteur pour survivre. Nous avons alors fait le pari risqué de la croissance externe.

L’opportunité s’est présentée avec l’acquisition de la société canadienne Crystal Decisions, basée à Vancouver, juste avant son introduction en bourse annoncée. Cette acquisition nous a amené à recomposer la société. Avec notre plus gros site – de 1200 personnes – désormais au Canada. Et nous sommes effectivement devenu le numéro un mondial du business intelligence et réussissant au passage tous nos objectifs financiers. Fin 2005, nous étions 4418 salariés dont 915 en R&D.

Business Object pourrait-il maintenant devenir le Google des données structurées ?

On y travaille !

Quelle est la stratégie de localisation de la R&D?

Nous avons une R&D très distribuée avec à peu près un tiers en France (350p), 450p à Vancouver, 300p en Inde (sous-traitée) et d’autres plus petits centres en aux Etats-Unis, en Chine et en UK. Le centre en Chine est indispensable pour bien s’implanter dans le pays.

Il n’y a pas eu de délocalisation, mais plutôt des créations ou acquisitions à l’étranger. Ces différents groupes de R&D ont du apprendre à travailler ensemble. Il n’a par exemple pas été facile de faire travailler les canadiens avec les indiens.
Ce brassage d’idée est très utile: il aide à la remise en question, permet une approche globale et transnationale et apporte une diversité de talents complémentaires. C’est un environnement plus stimulant pour l’ensemble des collaborateurs.

Business Objects a récemment racheté Medience, une startup française. Pourquoi une seule acquisition française et si tard ? Ou au contraire, il y aurait-il une embellie pour les startups françaises avec coup sur coup une acquisition par Business Objects, Dassault Systèmes (Virtools), Oracle (Temposoft) et Microsoft (Motion Bridge)?

On avait étudié deux acquisitions potentielles aux USA dans un domaine bien précis. Puis nous avons découvert Médience qui avait une meilleure technologie. C’est donc une affaire de circonstances et aussi d’excellence technologique pour la société acquise.

Pourquoi abandonner le rôle de CEO pour celui de Chairman ? Quel est ton rôle maintenant ?

En septembre 2005, cela faisait exactement 15 ans que j’avais démarré Business Objects. L’intégration de Crystal était achevée. Nous avions passé la barre des $1B de chiffre d’affaires.

J’ai toujours pensé qu’il faudrait à un moment donné faire évoluer le leadership de l’entreprise vers un modèle tel que celui-ci et avec notamment la séparation entre le rôle du Chairman et le rôle du CEO. La plupart des grandes entreprises de technologie ont effectué cette transition (Microsoft, Dell, Sun, et d’autres encore). La réalisation des objectifs cités plus hauts et la bonne santé de l’entreprise ont créé le timing et les conditions appropriées pour effectuer cette transition.

Je souhaitais également revenir habiter avec ma famille en Europe. Alors que le management opérationnel de l’entreprise devait rester aux USA. Maintenant, le CEO de la société est un américain, John Schwartz. Et je suis Chairman avec un rôle très actif dans la définition de la stratégie de la société.

Qu’est-ce qui a changé entre 1990 et 2006 pour se lancer dans le logiciel en France?

Il y a toujours un potentiel énorme. Surtout lié à l’excellence de la recherche et aux nombreux talents d’ingéniérie en France. Il y a aussi beaucoup de liquidités chez les VCs. Les fonds sont maintenant de taille importante. Il y a de l’argent à investir. Il manque parfois juste les projets et les entrepreneurs.

Par contre, quand nous avons introduit Business Objects en bourse en 1994, nous pensions être suivis par d’autres acteurs européens. Et cela n’a pas été le cas. J’ai été déçu de voir qu’il n’y a eu finalement que peu d’émules. Il y a encore aujourd’hui peu de grands éditeurs européens : Dassault Systèmes, ILOG, Sage, SAP. Sur les 300 premiers éditeurs mondiaux, il n’y a qu’environ 40 européens !

Je recommande à ce sujet la lecture du livre blanc « Demise of the european software industry » d’Adam Hale, sorti en mars 2005 chez Russel Reynolds, un cabinet de recrutement. Il fait un diagnostic de cette réalité et propose quelques recettes pour dynamiser l’industrie européenne du logiciel.

Comment se lancer aux USA quand on édite du logiciel ? Faut-il absolument commencer par là en sautant la case « Europe » dans le logiciel ?

Il ne faut pas sauter la case Europe, mais il faut aller aux Etats-Unis très tôt. Ne pas attendre d’avoir réussi sur le marché local. C’est critique pour se confronter rapidement à la concurrence et à un grand marché homogène.
Le marché intérieur français (des entreprises) est-il aussi difficile qu’on le perçoit ? En quoi l’expérience commerciale sur notre marché intérieur aide-t-elle ensuite à pénétrer d’autres marchés ?

En fait, le marché allemand est encore plus difficile que le marché français !

La France a une tradition informatique plus forte. Il y a quinze à vingt ans, les IBM, Apple, Microsoft et autres ont créé leur quartier général européen à Paris. Le Royaume Uni était sinistré. Maintenant, il en est peut-être autrement, et la France est concurrencée par ses voisins européens.

Quelles sont les forces et faiblesses des français dans l’industrie du logiciel?

En France, on sait créer de la technologie. Avec une R&D de qualité, de la sophistication et la capacité à résoudre des problèmes compliqués.

On sait créer des entreprises. Mais on ne sait pas toujours les développer. Il n’y a pas assez de talents côté business au-delà de la vente. Dans l’informatique, il y a beaucoup de managers commerciaux des filiales d’entreprises américaines. Mais pas assez de business men qui maitrisent toute la chaîne de la création du logiciel.

Il faudrait par ailleurs reproduire certains des facteurs de succès que l’on trouve aux USA, notamment en rapprochant les écoles d’ingénieur, de commerce et d’autres discipline (santé, droit, etc). Notre système d’enseignement supérieur et de recherche est trop cloisonné.

Quelles sont les opportunités dans le logiciel?

Il y a beaucoup de choses qui changent et qui apportent leur lot d’opportunités: les plateformes de services (« software as a service »), les évolutions de l’Internet avec le Web 2.0, l’open source et le renouveau de la dimension grand public. Il suffit de les saisir !

As-tu des conseils à donner aux jeunes entrepreneurs en logiciels en France?

Il leur faut lever de l’argent « intelligent ». Sans ressources financières, ils ne pourront atteindre leurs objectifs. Mais l’argent doit être fourni par des acteurs qui ont une expérience opérationnelle.

Il leur faut recruter des managers de premier plan. La création d’une équipe est essentielle dans le succès d’une start-up.

Il faut un business plan sérieux, ambitieux et avec de la substance. Et un bon business model qui est encore plus important que le produit. Le produit ne fait pas tout ! L’exemple de salesforce.com qui a bâti son succès sur une innovation de business model (software as a service) et non pas sur une innovation technologique est là pour le rappeler.

Il faut rapidement investir aux USA, mais se focaliser sur la vente et non pas simplement construire une infrastructure de coûts.

Au fait, tu avais fait quelle option à Centrale et quelles étaient tes activités extra-scolaires ?

L’option économie, et beaucoup de sports : foot, tennis, ski, planche à voile.

As-tu des activités hors de Business Objects, notamment pour aider l’entreprenariat en France ?

Je passe plus de temps à dialoguer avec la profession et avec les pouvoirs publics. Mais 100% de mon job, c’est toujours Business Objects !

RRR

 
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